LA GUERRE SACREE
Introduction

Emon et Dange


1) Avant-propos

Il existe deux mondes très proches du notre et que tout oppose. Nul homme n’y est jamais allé. Par commodité, nous les appelons Enfer et Paradis. Dans l’un vivent les Démons, dans l’autre vivent les Anges.
Depuis toujours, les habitants de ces mondes se sont fait la guerre. La simple idée que l’autre monde puisse exister les empêchait de vivre normalement. La nature de cette haine est idéologique.
Pour l’unique raison de vouloir imposer l’Ordre ou le Chaos, deux mondes pourtant parfaitement séparés ont réussi à ouvrir des brèches menant de l’un à l’autre et à se mener une guerre éternelle. Et ce n’est pas pour rien que j’emploie le mot "éternelle". Comme les Anges et les Démons ont fini par le découvrir, un équilibre absolu règne entre ces deux univers.
Pour chaque Ange qui meure, un Démon meurt. Si un camp gagne un nouveau membre, l’autre en gagne un aussi. A chaque excursion d’Anges en Enfer, un groupe de Démons égal en nombre s’infiltre au Paradis au même moment, avec exactement les mêmes conséquences. Les deux camps se battirent aveuglément pendant des éons sans jamais se rendre compte d’un tel équilibre. On ignore ce qui leur a mis la puce à l’oreille. Toujours est-il que les deux cotés s’en sont rendu compte en même temps et ont aussitôt cherché une méthode pour contourner cette loi physique.
Les recherches ont mené à la même conclusion chez les Anges comme chez les Démons. Si leurs mondes étaient en équilibre, il fallait transporter le combat dans un troisième monde, un monde où l’un ou l’autre pourrait prendre l’avantage. Et il se trouvait que ce monde, à égale distance de l’Enfer et du Paradis, était le nôtre.

2) Quelque part en France

La ferme était fort loin du centre du village(1). Dans le fief de tout autre seigneur, une telle localisation eût été extrêmement dangereuse. Mais le seigneur D’Anot était très efficace quand il s’agissait de protéger ses terres de la présence de bandits.
Malgré tout, Marie n’était jamais rassurée quand elle devait chercher de l’eau au puits. Surtout au retour, la charge du seau l’empêchant de fuir. La jeune fille avait douze ans depuis peu et commençait à attirer les regards des garçons. Ca n’était pas franchement déplaisant, mais tous n’étaient pas agréables à l’œil et certains avaient facilement recours à la violence. Le seigneur D’Anot n’appréciait pas qu’on s’en prenne aux cibles désarmées, mais ses soldats n’étaient pas toujours des tendres, bien au contraire. Et étouffer le viol d’une simple fille de serf n’était pas difficile. A vrai dire, Marie soupçonnait presque ses parents de l’envoyer seule au puits dans l’unique but qu’elle se fasse agresser et que les gardes viennent livrer quelque compensation à la ferme pour éviter tout scandale. Les temps n’étaient pas durs, mais on ne crachait jamais sur une remise sur la gabelle.
Aujourd’hui, nul soldat n’était en vue. Par contre, Marie aperçut vite le fils du forgeron et un autre gamin du nom de Vaquet qui discutaient sous un arbre. Quand ils l’aperçurent, Vaquet s’approcha d’elle en souriant :
- Besoin d’aide pour porter ton seau ?
Franchement, ça aurait été de la part du fils du forgeron, Marie aurait accepté. Elle aurait même accepté beaucoup plus. Mais Vaquet avait une sale gueule, les dents de travers et il puait la bouse. Une invitation à porter le seau ne pouvant signifier qu’une chose, la jeune fille répondit simplement :
- Non merci. Une fermière a besoin de travailler ses muscles.
Le garçon ne sembla pas comprendre le message. Il s’avança et prit l'anse.
- Tu as encore tout le temps avant de devenir un sac à muscle comme ta mère. Allez, laisse-moi t’aider.
Marie essaya de tirer le seau, mais Vaquet tenait bon. Elle jeta un coup d’œil plein d’espoir vers le fils du forgeron, mais celui-ci regardait ailleurs, l’air complètement désintéressé. Ca, c’était vexant.
Les tentatives de Vaquet devenaient de plus en plus irritantes. Marie comprit que si elle voulait rentrer chez elle avec le seau toujours rempli, elle allait encore devoir prendre un temps fou pour le convaincre de la lâcher. Non pas que ce fut si humiliant que ça, mais elle voyait venir le jour où ça ne satisferait plus le pourceau.
C’est alors que l’air sembla onduler entre les deux jeunes gens. Ils s’en rendirent compte tous les deux et s’interrompirent. Avant qu’ils ne puissent comprendre ce qui se passait, Vaquet piqua du nez et tomba face contre terre. Surprise, la gamine recula d’un bond.
L’apprenti forgeron sembla soudain beaucoup plus intéressé par la situation. Les yeux écarquillés, il demanda :
- Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Marie bégaya vaguement. Puis une deuxième ondulation eut lieu et le gamin tomba à genou. Il sembla lutter contre une force supérieure et, finalement, s’effondra à son tour.
Maintenant complètement effrayée, la jeune fille s’apprêta à lâcher son seau et à fuir, mais une voix féminine se fit entendre :
- Ces garnements te cherchaient querelle ?
Marie s’immobilisa complètement. La voix était belle, claire comme du cristal, mais en même temps, elle faisait peur. Etait-ce un de ces elfes qui jouent des tours aux gens ?
Se retournant, la fermière aperçut la plus belle femme qu’elle ait jamais vue. Elle était vêtue de blanc et le coucher de soleil soulignait sa silhouette parfaite. Quand elle s’avança, Marie constata que l’inconnue était blonde aux yeux bleus, un trait physique extrêmement rare dans la région. La femme devait avoir dix-neuf ou vingt ans seulement, mais il irradiait d’elle une force et un charisme qui laissaient sans voix.
Malgré tout, Marie parvint à articuler :
- C’est vous qui avez fait ça ? Ils sont morts ?
La femme sembla trouver la question amusante car elle laissa échapper un petit rire cristallin.
- Ne t’en fais pas. Ce n’est qu’un sort de sommeil. Ils se réveilleront d’ici une heure ou deux.
- Un sort ?
Se pouvait-il qu’une femme aussi belle puisse être une sorcière ?
- Vous êtes une noble ?
Ses vêtements et sa tenue assurée le laissaient croire, en tout cas. Malgré tout, l’inconnue haussa juste un sourcil :
- Une noble ? Je ne sais pas. Qu’est-ce que c’est ?
Marie se demanda si on ne se moquait pas d’elle. Devant son manque de réponse, la femme reprit :
- Qu’importe. Je cherche de quoi me loger. Je n’ai pas besoin qu’on me donne à manger, je cherche juste un toit.
- Euh… Oui, vous pouvez venir chez moi. Il y a de la place, mais je ne pense pas que nous ayons de quoi faire une paillasse supplémentaire.
- Aucun problème. Allons-y, je ne voudrais pas rester dehors trop longtemps.
Les deux femmes s’apprêtèrent à se remettre en marche quand Marie s’arrêta :
- Les garçons ! On ne peut pas les laisser là ! Il y a des loups, la nuit.
La belle inconnue eut l’air surpris :
- Tu veux les sauver alors qu’ils t’embêtaient ?
La fille se sentit gênée :
- Ben, c’était pas bien méchant. Et puis, si je les laisse à leur mort, le Seigneur Dieu ne me pardonnera jamais.
Une lueur de compréhension s’alluma chez la femme en blanc.
- Oui, bien sûr. Attends un moment.
Elle se tourna vers les garçons toujours endormis et Marie l’entendit prononcer à mi-voix le mot « Protection » à deux reprises. Les corps brillèrent d’un curieux aura bleuté un court instant, puis tout revint à la normale.
- Voilà. Ainsi, de simples animaux ne pourront pas leur infliger de trop sévères dégâts. Et s’ils sont attaqués, ils se réveilleront. Tu n’as pas à craindre pour eux.
- Merci Madame.
- Tu peux m’appeler Catherine.

3) Catherine

A l’époque, on avait un comportement bien défini avec les étrangers. Au mieux, on les évitait, au pire, on leur tapait dessus. Mais à la vue de Catherine, les parents de Marie décidèrent que l’héberger ne serait pas une mauvaise chose. On voyait vite qu’il ne s’agissait pas d’une vilaine. Probablement une noble inconsciente. Néanmoins, il était toujours conseillé de garder de bonnes relations avec des nobles.
La fermière proposa un peu de potage à la demoiselle, mais celle-ci refusa poliment. Elle s’assit quand même à la table familiale pour écouter la conversation. Ses réactions surprirent beaucoup. Déjà, quand la mère de famille alla suspendre à un clou le bébé dans ses langes, chose extrêmement habituelle par laquelle étaient passés tous les enfants encore en vie, Catherine se leva et prit l’enfant dans ses bras. Devant les regards inquiets, elle ajouta :
- Il dormira beaucoup mieux ainsi. En le suspendant, vous prenez le risque qu’il s’étouffe, vous savez ?
- Mais vous n’allez pas le garder dans vos bras toute la nuit !
- Et pourquoi pas ?
Personne n’insista, pensant que l’étrangère finirait par se lasser.

Au petit matin, elle était assise au même endroit, veillant toujours sur le bébé. Les parents se retrouvèrent derrière la chaumière pour en discuter :
- C’est pas normal. Je me suis levé au milieu de la nuit pour me soulager, et je suis sûre qu’elle ne dormait pas. Elle ne m’inspire pas du tout.
- Tu crois que c’est une sorcière ?
- Je ne sais pas, mais je pense que nous devrions en parler aux hommes du seigneur, pour être sûrs.
- Bonne idée. J’enverrai Johan quand il aura fini de travailler.

Une fois tout le monde prêt à aller travailler, le père se tourna vers Catherine :
- Nous devons partir à la corvée. Qu’est-ce que vous comptez faire ?
- La corvée ? Qu’est-ce donc ?
- Ben… C’est le travail pour le seigneur, tout le monde sait ça !
La jeune femme sembla sincèrement étonnée :
- Quel seigneur ? Et pourquoi travailler pour lui ?
- Mais... C’est comme ça. Nous lui appartenons, alors nous lui devons la corvée. C’est la règle.
Il se passa alors quelque chose qui surprit toute la famille. Le beau visage de l’étrangère se tordit de colère.
- Quoi ? Vous obéissez à quelqu’un ?
En prononçant le verbe obéir, on aurait cru qu’elle cherchait à se faire vomir.
- Ce seigneur, c’est un homme ?
Intimidé par le regard de la femme, le mari répondit :
- Ben oui…
- Mais c’est parfaitement anormal ! Ne voulez-vous pas être libres ?
- Mais, c’est que notre seigneur est fort bon. Et il a été choisi par le Roi.
- C’est qui ça, le Roi ? Encore un être humain normal qui impose sa volonté et des lois ?
Là, ça allait un peu loin.
- Attention à ce que vous dites sur le Roi. C’est Dieu qui lui a donné ce poste.
- Je m’en contrefiche ! Aucun humain ne devrait rien imposer à quiconque ! Vous vous devez d’être libres ! Ainsi va l’ordre des choses !
- Ecoutez, ça suffit ! Avec des paroles comme ça, vous risqueriez de tous nous faire tuer !
- Et c’est par peur de mourir que vous vous taisez ? C’est inadmissible, anormal, abominable !
Et sur ces mots, Catherine se rassit brutalement, le visage crispé par la colère. Après un court silence gêné, le fermier reprit :
- Ecoutez, vous pouvez rester là si vous voulez, mais nous on part travailler. On rentre dans la soirée.
Il ne reçut aucune réponse.

4) Promenade au village

Plus tard dans la journée, Johan revint accompagné de cinq soldats. Dès qu’il avait mentionné la dame vêtue de blanc, le capitaine de la garnison avait fait un bond et envoyé les cinq gardes présents avec lui. Le jeune fermier n’avait pas la moindre idée de ce que cette femme avait pu faire pour mériter tant d’attention, mais il était évident que le seigneur la cherchait avidement.
Néanmoins, ils trouvèrent la ferme déserte. La mystérieuse Catherine était partie. Les soldats quittèrent Johan pour fouiller les alentours, mais pas avant de lui avoir fait promettre qu’il les avertirait de nouveau s’il croisait la sorcière.

Catherine n’était pourtant pas si loin. Elle se trouvait sur la grand place du village, devant la chapelle. Elle avait demandé à Marie de l’y conduire. La jeune fille avait volontiers accepté, sachant quels tours son ainée gardait dans sa manche.
- Quand ont lieu les offices ?
- Ben, le Dimanche, deux heures après le lever du Soleil. Parfois, le seigneur vient y assister aussi.
La femme en blanc eut un rictus de mépris à l’évocation du seigneur.
- Parce qu’en plus, il ne vient pas toutes les semaines ?
- Oh, c’est un homme très pieux ! Mais il a une chapelle dans son château. C’est déjà fort bon de sa part que de venir au village de temps en temps. Il n’y a pas beaucoup de seigneurs qui font ça.
- Qu’importe. C’est quand, Dimanche ?
- Euh... Dans trois jours…
- Beaucoup de monde y assiste ?
- Oh oui ! Tout le village, et les habitants de tous les hameaux du fief ! Il y a aussi quelques vilains parfois. On les accepte juste pour la messe.
Catherine devint pensive. Dans trois jours…
Un appel la tira de sa rêverie :
- Eh, vous là !
Un homme d’arme s’approcha en courant.
- Vous ressemblez à celle qu’on recherche ! Suivez-moi sans faire d’histoire !
La jeune femme se tourna lentement et parla d’un ton condescendant :
- Et pour quelle raison le ferais-je ?
- Si vous refusez d’obtempérer, je n’hésiterai pas une seconde à recourir à la violence.
Derrière l’homme d’armes, Marie fit signe à son amie d’accepter, mais celle-ci l’ignora superbement.
- Je suis libre de mes choix, tout comme devraient l’être tous les hommes.
Puis elle ajouta :
- Sommeil.

- Ecoute, je ne suis pas sûre que c’était une bonne idée d’utiliser de la magie sur la grand place. Tout le monde t’a vue.
- Et alors ?
- Mais, on risquerait de te prendre pour une sorcière !
- C’est quoi, une sorcière ?
- Une personne maléfique qui sert le Malin. En échange de son âme, elle a reçu des pouvoirs malsains. Tu… Tu n’as pas vendu ton âme au moins ?
- Nullement. L’idée que les personnes servant le bien peuvent aussi se voir accorder des pouvoirs ne t’a jamais effleuré l’esprit ?
Marie se sentit profondément rassérénée.
- J’en étais sûre ! Tu es une personne bien ! J’aurais dû m’en douter quand tu t’es approchée de la chapelle. Une sorcière aurait été repoussée. C’est Dieu qui t’envoie, c’est ça ?
- Dieu ? Peut-être, oui. Les voies de Dieu sont impénétrables, comme vous dites.
- Mais alors, pourquoi es-tu là ?
Le visage de Catherine s’assombrit.
- Je sais de source sûre qu’une autre personne telle que moi, mais immensément maléfique, est apparue dans ce fief au même moment que moi. Il a l’intention de profiter de la prochaine messe pour ouvrir un portail vers son monde. Si cela arrive, cette Terre sera envahie et rien ni personne ne pourra plus vous sauver du joug de ses maîtres.
C’était un peu beaucoup pour Marie. Une fois qu’elle eut à peu près assimilé ces paroles, elle demanda :
- Et tu es là pour l’arrêter ?
- Entre autre… Qui sont ces gens sur la route ?
En effet, tout en parlant sur le trajet de la ferme, les deux jeunes femmes étaient arrivées en vue de deux soldats en armes qui se dirigeaient vers le village. Marie se figea.
- Ce sont des hommes du seigneur ! S’ils te voient, ils vont chercher à t’arrêter.
Catherine ne se dégonfla pas.
- Ils obéissent à un tiers et imposent sa volonté à d’autres ? Les tuer les libérerait de leur condition d’esclave, mais tuer me répugne. Marie, tiens ma main s’il te plaît.
La jeune fille s’exécuta et entendit son ainée marmonner :
- Invisibilité.
Aussitôt, Marie crut se retrouver seule. Puis en cherchant des yeux, elle se rendit compte qu’elle ne se voyait même plus. Heureusement qu’elle tenait bien la main de son amie, sans quoi elle aurait bien paniqué.
Catherine la tira à l’écart et l’exhorta au silence. Les deux soldats arrivèrent à l’endroit où elles avaient disparu.
- Tu as bu avant de venir, non ?
- Tu sais que je ne bois pas en service. Non, il y avait deux personnes ici, même si je ne les ai pas bien vues.
- Et elles auraient disparu ?
- Le seigneur nous a avertis que la sorcière possède de nombreux pouvoirs. L’un de nous ferait mieux d’aller demander de l’aide. On ne sait pas ce qu’elle peut faire.
- Si ça ne venait pas de toi, je croirais que mon équipier essaye de trouver un moyen de se libérer plus tôt. Très bien, va chercher des renforts si ça te semble essentiel.
- Disons que je trouve ça préférable…
Le soldat partit immédiatement vers le village. Il était encore en vue lorsque Marie se rendit compte qu’elle était redevenue visible. L’autre homme d’armes regardait son collègue s’éloigner et lui tournait le dos. Catherine mit ce temps à profit pour s’emparer d’une grosse branche tombée en travers du chemin et en asséner un coup bien senti sur le malheureux garde.
Par chance, l’autre ne semblait pas avoir entendu. Alors que Catherine revenait vers sa jeune protégée, cette dernière demanda :
- Pourquoi ne pas l’avoir endormi ?
Un sourire aux lèvres, l’autre répondit :
- C’est ce que j’ai fait, non ?
- Oui, mais…
- Pourquoi ne pas utiliser la magie ? Je suis encore très jeune. Le sort d’invisibilité est très dur à jeter pour un débutant. Et en le lançant sur deux personnes, j’en réduis l’efficacité. Avec le sort de sommeil que j’ai lancé tout à l’heure, il ne me reste plus assez d’énergie. Le pouvoir va revenir avec le temps.
- Mais je pensais… Enfin, un envoyé de Dieu qui emploie la violence…
- Il n’y a parfois pas d’autres méthodes. Ces hommes me cherchent. Ca veut dire que mon ennemi est entré en contact avec le seigneur local. Je ne peux pas me permettre d’être prise. Il va falloir que je reste cachée d’ici à Dimanche.
- Tu peux toujours rester à la ferme. Ce serait un honneur. Et quand j’aurai expliqué la situation à ma famille, je suis sûre qu’ils comprendront. Nous sommes de bons chrétiens, nous ne vous trahirons pas !
Nouveau sourire :
- Je n’en doute pas. De toute façon, il faut que je leur explique. Dimanche, tout se jouera sur la foi des habitants. Si je ne peux pas leur expliquer, ils se feront piéger par l’autre.

5) Anael

Le gamin n’avait pas l’air à l’aise. C’était probablement la première fois qu’il était admis dans la haute cour. Mais quand on l’amena dans les quartiers d’Anael, il sembla sur le point de s’évanouir.
Il fallait dire qu'Anael dégageait quelque chose de très fort. Malgré son apparence de jeune homme, il avait dans le regard une étincelle qui intimidait les gens. Et c’était tout à son avantage.
- On m’a dit que tu avais des informations pour ton seigneur ?
Le gamin, un dénommé Vaquet, disait avoir suivi l’étrangère vêtue de blanc et savait où elle se cachait. Malgré une peur évidente, il parvint à bafouiller :
- Mais… Vous n’êtes pas le seigneur.
- En effet. Et ta dévotion à ton maître est admirable. Néanmoins, c’est moi qui dirige ce fief maintenant. Le seigneur m’a donné toute sa confiance.
Vaquet pris l’air éberlué, ce qui, sur son visage de paysans mal dégrossi, ne jurait pas vraiment. Il avait juste l’air encore plus bête qu’en entrant dans la pièce.
- Il n’y a pas eu d’avis public. C’est impossible.
Anael soupira.
- Fort bien, si tu veux des preuves… Que quelqu’un aille me mander D’Anot…
Un homme d’armes répondit :
- Oui, mon seigneur.
Puis il partit en courant. Le temps qu’il revienne avec son maître, Anael eut tout le déplaisir de pouvoir détailler le paysan. Celui-ci se sentit comme un poisson qu’on ouvrirait en deux pour lui contempler les entrailles. L’homme qui le dévisageait était absolument effrayant. Roux, les cheveux en bataille, les yeux marrons d’une intensité de braise, on aurait dit… Vaquet n’avait pas assez d’imagination pour savoir à quoi Anael ressemblait, mais c’était sûrement une horrible créature. Il y avait quelque chose dans sa façon de se tenir qui trahissait une confiance absolue. Tout le monde se méfie plus ou moins des autres, mais pas celui-là. Cet homme savait qu’il ne risquait rien. Ce n’était nullement de la confiance envers autrui, juste la certitude que quoi qu’on puisse tenter contre lui, ça ne serait jamais assez. Et effectivement, les gardes du seigneur avaient l’air terrifiés.
Le pire chez Anael était son regard. C’était le regard de quelqu’un qui observe, amusé, une mouche à laquelle il s’apprête à arracher les ailes. Le petit sourire assuré ne faisait que renforcer l’impression.
Après plusieurs minutes pendant lesquelles Vaquet se crut sur un grill, le seigneur D’Anot arriva. Le noble n’avait pas l’air bien. Il était pâle et son visage montrait une grande lassitude. Il ne jeta qu'un bref regard au paysan avant de demander :
- Qu’y a-t-il, monsieur ?
- Vos hommes m’ont ramené ce garçon qui dit avoir des informations. Mais il ne veut pas me croire quand je lui dis que je vous remplace. Dites-le lui vous-même, histoire qu’il n’ait plus de raison de douter.
Le seigneur regarda le gueux, soupira, puis lui annonça :
- Oui, il a raison. C’est lui qui dirige maintenant.
Vaquet n’en revenait pas. Le sourire d’Anael s’était élargi.
- Mais enfin, c’est impossible ! Le Roi ne va pas laisser faire ça !
- C’est le Roi lui-même qui l’a assigné ici. La missive portait son sceau.
Le jeune homme roux souriait maintenant de toutes ses dents.
- Bon, vous allez me dire où vous avez vu la sorcière, maintenant ?
Vaquet savait qu’il n’était pas très intelligent, mais il était évident qu’il se passait quelque chose d’anormal. Ce type avait quelque chose de louche.
- Mais, pourquoi vous la recherchez, au fait ?
Le sourire du jeune homme se crispa un peu :
- Tu n’as aucune raison de le savoir et tu n’as certainement pas à me poser la question ! Quand on te donne un ordre, obéis !
Le garçon de ferme était un serf, mais il était aussi particulièrement buté et il n’appréciait pas qu’on lui parle sur ce ton. En plus, il avait vu la « sorcière » aller chez Marie. Il aimait cette gamine, même s’il était maladroit avec elle, et si quelqu’un comme Anael découvrait qu’elle abritait sa pire ennemie, les choses risquaient de très mal tourner. De toute façon, il était impensable que Marie aide une sorcière. Rassemblant son courage, Vaquet répondit :
- Bah, je me suis trompé. C’était sûrement pas elle que j’ai vue.
Aussitôt, il regretta ses paroles. La salle était devenue mortellement silencieuse et Anael ne souriait plus.
- Ca suffit. Ce bouseux m’a fait perdre trop de temps.
Le seigneur D’Anot tenta alors de s’interposer :
- Monsieur ! Ce paysan n’a pas fait attention. Laissez-le moi un instant et je vous le ferai parler.
- Inutile. Un tel affront ne peut être ignoré. Gardes ! Embarquez-moi ce paltoquet et amenez-le dans la basse-cour ! En cette saison, il n’y aura pas grand monde, mais quelques témoins me suffisent amplement.
Vaquet fut fermement empoigné par deux gars musclés et trainé jusque dans la cour dans laquelle il ne se trouvait effectivement que quelques rares individus. Il s’agissait principalement de servants du château. Drapé dans sa cape, Anael arriva peu de temps après. Au Soleil, le paysan fut à nouveau frappé par la jeunesse du tyran. Comment un homme aussi jeune - une vingtaine d’années tout au plus – pouvait-il se retrouver à une telle position ?
Celui-ci se contenta de demander aux hommes d’armes de lâcher leur prisonnier puis haussa la voix pour être sûr que tous puissent l’entendre :
- Ce paysan ici présent a décidé d’apporter son aide à une sorcière, ce qui fait de lui un suppôt un Satan ! Il sera puni comme l’exige son crime !
Le sourire revint sur ses lèvres et il se tourna vers D’Anot :
- Comment vous y prenez-vous dans le coin ? Vous les purifiez par le feu, n’est-ce pas ?
Puis ramenant son attention sur Vaquet, il ajouta :
- Qui suis-je pour bousculer les traditions locales ? Feu 1.
A peine ce dernier mot était-il prononcé que le paysan s’enflammait comme une torche. Tous les gardes reculèrent. D’Anot lui-même ne put détourner le regard de ce jeune paysan qui s’était laissé tomber au sol et qui hurlait en se roulant, espérant éteindre le feu.
Tous les témoins étaient horrifiés. Tous, sauf un.
Anael regardait en souriant. Le seigneur l’entendit marmonner :
- Ainsi périront ceux qui refuseront de se plier à mes ordres.
Le feu se refléta dans ses yeux marrons pendant encore un long moment.

6) Un glaçon et un enterrement

Le Samedi, on n’avait toujours pas trouvé la sorcière et personne n’était venu apporter le moindre renseignement au château. Anael décida donc d’accompagner le héraut au village.
Une fois sur la grand place, le crieur fit son office :
- Oyez, oyez ! La sorcière recherchée par le seigneur et maître de ces terres est toujours en liberté. Pour rappel, la catin de Satan est une jeune femme aux yeux bleus et à la chevelure couleur or. Ne vous laissez pas tromper par ses grands airs ! Ceux qui la protègent seront considérés comme amis du Malin et traités comme tel !
Pendant le discours, Anael scanna le visage des passants. Un homme qui devait approcher la quarantaine s’intéressa un instant au héraut, puis reprit son chemin. Interrompant le discours, Anael héla l’homme :
- Hé, vous ! Savez-vous quelque chose ?
Le paysan s’arrêta et se retourna, effrayé. A voir ses yeux, le jeune rouquin comprit que l’histoire de la mort de Vaquet s’était répandue. Une bonne chose. Ainsi, les villageois savaient ce qui les attendait s’ils faisaient des cachoteries. En tout cas, celui-là semblait parfaitement au courant.
Balbutiant, le roturier tenta vainement d’avoir l’air innocent :
- Hein ? Euh, non. Bien sûr que non. Sinon, je serais allé en parler aux gardes, c’est sûr.
L’expression sur le visage d’Anael fit planer en lui l’ombre d’une crainte. Avait-il été convaincant ? Dans le doute, l’homme entreprit de s’éloigner vivement. Ce comportement ne fit qu’accroître les soupçons de son interlocuteur.
Le jeune prit un air fortement mécontent et pointa un doigt vers sa victime.
- Glace 1.
Le paysan s’immobilisa immédiatement et, sous les yeux de tous les gueux rassemblés, sa peau vira au bleu et se couvrit de givre. La bouche ouverte sur un cri parfaitement silencieux, l’homme s’effondra à terre. Anael tourna son regard vers les autres personnes présentes. Tout le monde était terrifié. Il s’approcha du corps au sol et lui prit le pouls. Il ne put retenir un juron en constatant que l’homme était bien mort.
- Fait chier. C’était censé le ralentir, pas le tuer. Les êtres humains sont-ils tous aussi fragiles ?
Comprenant que c’était à lui que la question s’adressait, le héraut entreprit de trouver une réponse satisfaisante.
- Cet homme était plutôt robuste. Je dirais que les autres êtres humains sont plutôt plus fragiles.
Anael releva les yeux vers les badauds et son regard se fit haineux.
- Quand je pense qu’il est parmi ces gens des menteurs qui nous cachent la vérité… Je voudrais raser ce village. Je voudrais détruire cette humanité si désobéissante ! Mais au moins jusqu’à la messe de demain, j’ai besoin d’eux.
Comprenant que ces démonstrations publiques risquaient plus de lui faire perdre le soutien des villageois que de le renforcer, Anael frappa rageusement le cadavre et retourna vers le château.

Peu de temps après, deux hommes d’arme envoyés sur place trainaient le corps du paysan. Une partie du givre avait fondu, mais l’homme était encore dur comme de la pierre, et son contact était tellement froid que les gardes se brulèrent.
Alors que le vieux fossoyeur creusait pour ouvrir la fosse commune, les deux soldats se placèrent à l’écart pour discuter.
- Je sais qu’on a juré fidélité à D’Anot et que le seigneur nous a demandé d’obéir au gamin, mais franchement, ce n’était pas pour transporter des cadavres gelés par la magie du démon que j’ai décidé d’entrer dans les rangs.
- Comme si t’avais eu le choix…
- Ouais, mais tu vois très bien ce que je veux dire. Quand bien même cette bonne femme serait une sorcière, ça ne vaut pas le coup d’incinérer ou de geler tous les habitants du fief. Un soir, ce type sera de mauvaise humeur, et là rien ne l’empêchera de me mettre en feu simplement parce que je passais par là. Cet homme est le Diable incarné.
- Si vraiment il était un démon, le Roi ne lui aurait pas confié le fief. Et quand bien même, que voudrais-tu faire contre lui ? L’attaquer ?
- Non merci, je tiens à ma carrière.
Le fossoyeur arrêta de creuser et se tourna vers eux :
- Dites, si vous voulez, je connais quelqu’un qui peut arrêter le Démon.
Les deux hommes s’immobilisèrent. Ils ne s’étaient pas rendu compte que le préposé aux tombes pouvait les entendre.
- La Catherine. Je l’ai rencontrée. Que je sois damné si c’est une sorcière.
- Tu sais où la trouver ?
Le vieil homme ricana.
- Comme presque tout le monde au village. Mais si c’est pour que vous le rapportiez au jeune homme du château, ne comptez pas sur moi.
- Tu nous en a trop dit, vieillard. Je crois que nous allons faire ceux qui n’ont rien entendu et partir d’ici.
Alors que les soldats s’apprêtaient à quitter le cimetière, le croque-mort les rappela.
- Si vous avez l’occasion de parler au seigneur D’Anot, je pense que si c’est lui qui vient me voir, je pourrai peut-être lui présenter la « sorcière ». Je ne doute pas qu’il sera très intéressé par ce qu’elle pourra lui dire.

7) Mise au point

- Et le sorcier l’a tué rien qu’en le pointant du doigt ! Tout ça parce qu’il avait refusé de lui répondre !
Catherine trembla de rage en écoutant ce témoignage. De très nombreux villageois avaient vu Anael utiliser ses pouvoirs et les rares qui ne le prenaient pas encore pour un être maléfique venaient de changer d’avis. La jeune femme aurait dû apprécier de voir son ennemi commettre des erreurs, mais un homme bien venait de périr, et c’était un homme de foi en moins pour la messe de Dimanche.
Plusieurs fidèles étaient réunis autour de Catherine. A sa demande, Marie avait rassemblé les habitants les plus fidèles aux paroles de Dieu et les avait emmenés devant celle que tous considéraient comme un ange. Ses pouvoirs ne pouvaient être niés et chacune de ses actions était juste. En seulement deux jours, la quasi-totalité des habitants du fief étaient passés écouter ses paroles et voir ses miracles. D'Anot lui-même l'avait rencontrée un peu plus tôt et avait promis de l'aider.
Ce matin encore, Catherine avait sauvé un nourrisson de la maladie. Si elle avait utilisé des herbes étranges, elle aurait aussitôt été suspectée d’être une sorcière. Mais au lieu de ça, elle avait juste apposé ses mains sur l’enfant et murmuré : « Guérison. » La fièvre avait aussitôt disparu, laissant le bébé affaibli, mais sain.
Depuis son arrivée au village, et en plus du bébé, la femme de blanc vêtue avait soigné deux blessures mineures et aidé une vieille femme à trouver le sommeil, à chaque fois d’un seul mot. Elle prônait la liberté, disant que chaque individu devait pouvoir choisir la moindre de ses actions. Ces idées faisaient peur, mais si Catherine était bien une envoyée de Dieu, qui donc pouvait s’opposer à sa parole ?
Ce qui motivait le plus ces simples paysans était surtout la peur d’Anael. Il était évident que ses pouvoirs étaient maléfiques et personne ne savait pourquoi il tenait le fief en otage. Mais tous suspectaient que l’individu ne pouvait songer qu'à mal.

Devant toutes les personnes réunies autour d'elle, Catherine se décida à expliquer ce qu’elle attendait.
- Comme vous le savez, je suis là pour contrer les projets du monstre qui se fait appeler Anael. Une fois ceci fait, je repartirai.
Un murmure d’incrédulité suivit ces propos.
- Peut-être resterai-je, je ne sais pas encore comment les choses évolueront. Toujours est-il qu’Anael cherche à ouvrir un passage vers son monde d’origine, afin que d’autres être tels que lui puissent déferler sur ces campagnes. Lui et ses semblables veulent diriger tout le monde. Ils n’auront de cesse de lutter tant que le dernier être humain n’aura pas accepté d’être leur esclave.
Catherine attendit un moment pour permettre à chacun de digérer ses propos. L’imagination paysanne n’étant pas très développée, cela prit un certain temps et les individus présents semblèrent un peu à la ramasse, mais on voyait bien à leur visage qu’ils comprenaient qu’un truc pas bien se préparait. C'était l'essentiel.
- Je pourrais tenter de l’affronter directement, mais ses pouvoirs sont plus efficaces que les miens pour le combat. Et il a l’armée du seigneur à ses ordres. Voilà pourquoi j’aurai besoin de vous.
La stupeur se répandit chez les villageois présents.
- De nous ?
- Vous voulez qu’on se batte ?
L’oratrice calma son auditoire en leur faisant signe de ne pas s’énerver.
- Ce ne sera pas nécessaire. J’ai juste besoin de votre foi. Voilà pourquoi nous agirons Dimanche, à la messe.

8) Vous n'y allez plus, je vous force à y retourner.

Le lendemain, tous les habitants du fief étaient à la messe. De nombreux hommes d’armes avaient vérifié l’identité des villageois, mais Anael savait que ça ne changerait pas grand-chose. Cette pourriture anarchiste avait le pouvoir de devenir invisible et nul doute qu’elle ne s’en priverait pas.
Chacun de leur coté, Anges et Démons avaient surveillé ce monde, pourtant si différent du leur. Pour ouvrir une porte entre leurs réalités, il fallait qu’un grand nombre d’humains le souhaitent ardemment. Le nombre importait moins que la foi qui devait se dégager de l’assemblée. Et ce village avait été désigné comme étant le plus sûr pour rencontrer toutes les conditions. Il y avait des communautés religieuses plus nombreuses, parfois plus croyantes, mais le principe du catholicisme se rapprochait le plus de ce dont les êtres supérieurs avaient besoin.
L’étude ayant été effectuée en Enfer et au Paradis, il était évident que l’autre camp choisirait la même cible. Le rôle d’Anael était donc double. Il devait bien sûr forcer les villageois à ouvrir le portail, mais il devait également empêcher Catherine de faire de même. Il avait dû faire un gros détour par Paris pour obtenir l’aval du Roi, mais une fois ceci fait, il avait pu se rendre jusqu’ici à cheval, lui donnant une légère avance sur sa collègue. Malheureusement, une semaine ne s’était pas écoulée que cette emmerdeuse donnait signe de vie.
Le moment était donc venu de tenter d’ouvrir le portail et Catherine ne se manifestait toujours pas. C’était ennuyeux, car il serait totalement vulnérable pendant la cérémonie. Mais une fois celle-ci entamée, l’autre envoyé céleste ne pourrait plus rien faire pour l’arrêter.
Le début de la messe approchait et toujours pas le moindre signe d'une tentative d’attaque.

L’office se passa sans le moindre encombre. Les gardes ne signalèrent rien d’anormal et Anael sentit de plus en plus la transpiration lui dégouliner le long du dos alors qu’approchait l’eucharistie. Catherine avait forcément prévu quelque chose. Tout au long de la cérémonie, il surveilla les fidèles, caché dans la sacristie et jetant des regards sur l’assemblée, s’assurant qu’ils n’étaient pas en train de se concentrer pour aider son ennemie. C’était dur à voir, ils avaient tous l’air si concentrés sur leur prière. Mais si un portail avait commencé à s’ouvrir, Anael l’aurait tout de suite senti.
Finalement, le prêtre présenta l’hostie et tous s’inclinèrent. Le moment était venu. C’était l’instant où la foi des adorateurs était la plus forte. Anael vit le curé se tourner vers lui et lui faire un signe de tête. Inspirant profondément, le rouquin sortit de la sacristie et avança vers l’autel.
Dans l’église, les fidèles prirent un air surpris. C’était bon signe, Catherine n’avait pas dû les prévenir. Le prêtre prit alors la parole :
- Avant de recevoir le corps et le sang du Christ, j’aimerais vous inviter à une autre prière. Le seigneur Anael ici présent a besoin de votre foi. Sa présence n’est pas fortuite. Avec lui, luttons contre les forces du Mal et prions de tout notre cœur de chrétien pour que ses vœux soient exaucés.
Le discours était très bien. Il en dévoilait juste assez pour que les fidèles envoient leur foi comme il le fallait, mais n’en révélait pas trop non plus. Pourtant, l’assemblée sembla mal à l’aise. Anael sentit son taux de stress quadrupler, mais le prêtre leva les bras et tous s’apaisèrent. Les fidèles fermèrent alors les yeux pour prier.
Sentant que leurs prières devaient se diriger vers lui, Anael ferma les yeux également.
Puis il les rouvrit aussitôt.
Il parcourut l’ensemble de la nef des yeux, mais toujours pas trace de Catherine. Légèrement rassuré, il rabaissa ses paupières. Il n’avait besoin que d’une seconde pour débuter l’ouverture du portail.

9) Comment corriger une erreur par une autre

Soudain, Anael le sentit. Un portail s’ouvrait.
De nouveau, il ouvrit les yeux. Face à lui, les fidèles restaient plongés dans leur prière. Tout avait l’air normal. Et pourtant…
Pourtant, ce n’était pas le bon portail qui s’ouvrait. Anael se retourna brusquement, et il la vit. Toujours vêtue de blanc, les yeux clos et les mains jointes, Catherine se tenait à peine trois mètres derrière lui, bien en vue. Et c’était à elle que ces paysans venaient d’adresser leur prière. De rage, l’être supérieur empoigna un cierge et asséna un coup puissant à la jeune femme, lui arrachant un cri.
Aussitôt, les fidèles sortirent de leur torpeur et plusieurs d’entre eux s’exclamèrent en voyant le jeune homme frapper celle qu’ils considéraient comme un envoyé de Dieu. Anael frappa à nouveau et du sang coula sur la robe blanche. Catherine essaya de se rattraper à l’autel et entraîna la nappe dans sa chute. Le prêtre tenta de s’interposer :
- Par pitié ! Nous sommes dans un lieu sacré, ne venez pas y verser le sang ! Quoi que cette enfant ait pu faire, elle a le droit d’asile.
- Hors de mon chemin, maraud !
Anael dégagea l’homme d’église d’un coup de coude en travers du visage et se dressa devant la frêle silhouette de sa victime. Celle-ci était mal en point. Le rituel l’avait affaiblie et les deux coups de cierge n’avaient pas vraiment aidé à la remettre d’aplomb. Pourtant, elle s’autorisa un sourire. Le portail avait commencé à s’ouvrir et il était impossible de l’arrêter à présent. L’homme roux en trembla de rage. Avant qu’il ait le temps de frapper, la jeune femme murmura :
- Protection.
Une fine aura bleue luisit brièvement autour d’elle. Puis le cierge s’abattit à nouveau.
- Tu as raison de te protéger. Ca fera durer le plaisir !
Devant l’assemblé des fidèles, Anael fit pleuvoir une violente série de coups sur la malheureuse. N’y tenant plus, un homme assis au premier rang se précipita sur l’être cruel. Celui-ci dut l’entendre approcher, car il se retourna brièvement le temps de dire :
- Feu 1.
L’homme s’embrasa aussitôt et se jeta en arrière. La foule s’éloigna en hurlant.
Repoussant le prêtre qui tentait de se relever, Anael passa devant l’autel, le cierge sanglant à la main et des flammes dans les yeux :
- Mais qu’est-ce que vous avez fait ?
Devant lui, les villageois reculèrent, laissant le cadavre de l’homme téméraire terminer de se consumer. Derrière, la beauté de Catherine n’était plus qu’un souvenir. Il ne restait plus d’elle qu’un tas informe et sanguinolent.
Puis la colère disparut des yeux d’Anael. Il sembla récupérer ses esprits et répéta sa question calmement :
- Qu’est-ce que vous avez fait ?
Et là, le peuple prit vraiment peur. Le visage de la furie ne gardait plus aucune trace de colère, juste de la tristesse et du désespoir.
- Pourquoi l’avoir aidée ? Pourquoi refusez-vous d’obéir ? L’Ordre vous est-il si insupportable que vous lui préfériez le Chaos ?
Anael eut alors un petit rire particulièrement désagréable avant d’ajouter :
- Si c’est le cas, bravo. Vous allez être servis. Les armées des Démons devraient déferler dans moins d’une heure.
Changement d’attitude dans la foule. Plusieurs onomatopées exprimant la surprise et l’incompréhension se firent entendre.
- Pourquoi avez-vous l’air surpris ? Vous venez d’aider une Emon.
Silence. Puis le seigneur des terres osa faire un pas en avant.
- Une Emon ? Que voulez-vous dire ?
- Ah, c’est vrai que vous ne connaissez pas. Une Emon est le résultat de la fusion entre un Ange et un Démon en Enfer. La créature en résultant est un être humain de sexe féminin, aux traits et aux pouvoirs d’Ange, mais entièrement dévoué aux Démons.
Stupeur. La petite Marie prit la parole :
- C’est impossible ! Catherine était gentille ! Elle était l’incarnation même du bien.
Anael contempla la jeune fille un instant, le regard vide. Puis, comme s’il venait seulement d’entendre la question, ses sourcil se froncèrent, à la fois d’incrédulité et de colère.
- Comment pouvez-vous dire ça ? Une Emon est l’incarnation du Chaos, rien d’autre ! Rien dans ses paroles ne vous a fait tiquer ? Sûrement elle a dénigré l’autorité. Sûrement elle vous a incités à prendre votre liberté. Seul un Démon pourrait ourdir une rébellion contre le pouvoir en place. Pourquoi, à votre avis, ais-je demandé l’aval du Roi avant de venir ici ? Alors que la situation était extrêmement urgente, j’ai respecté à la lettre les codes de votre société ! Mais dès le début, personne n’a voulu obéir ! Vous êtes une espèce qui refuse l’Ordre ! Et maintenant, vous allez voir ce qu’est le véritable Chaos !
Lâchant son cierge, le jeune homme retourna vers la sacristie les bras ballants. Le seigneur l’appela alors :
- Un instant ! Qui êtes-vous alors ?
Il n’y avait plus aucune énergie dans la voix d’Anael lorsqu’il répondit.
- Un Dange. Fruit de la fusion d’un Ange et d’un Démon au Paradis. Je suis un être humain de sexe masculin, aux traits et aux pouvoirs de Démon, mais entièrement dévoué aux Anges et à l’Ordre. Mais là, je dois dire que vous m’en avez un peu dégouté. Vous méritez ce qu’il va vous arriver.
Le seigneur ne baissa pas les bras :
- Catherine nous avait dit que vous souhaitiez également ouvrir un portail. Est-ce qu’il est trop tard pour ça ?
Le Dange s’immobilisa. Puis il se redressa, une curieuse lueur au fond du regard.
- Est-ce que vous le désirez vraiment ?
La foule hocha la tête dans un bel unisson. Seule Marie fixait le sol sans savoir quoi dire.
- Vous êtes conscients qu’un tel rituel ne peut marcher que si votre foi est suffisamment grande ? Seriez-vous capables de mettre autant de foi en moi qu’en l’Emon ?
Au regard des fidèles, Anael comprit qu’il venait de se produire un magnifique retournement de veste général. Le seigneur ajouta :
- Quand bien même certains ne le voudraient pas, je peux le leur ordonner. Ils obéiront.
Certains villageois rirent à cette remarque et Anael comprit que tout espoir n’était pas encore perdu.

Un peu plus tard, chacun était retourné s’assoir sur son banc. Le prêtre avait insisté pour donner la communion, clamant que la présence du corps du Christ chez les fidèles ne pourrait que renforcer leur foi.
Anael se tint devant l’autel et leva les bras :
- Maintenant. Priez tous du plus profond de votre âme pour la venue des Anges. Et pour l’Ordre !
Tous fermèrent les yeux et prièrent. Le Dange sentit que l’ouverture du portail vers le Paradis venait de se mettre en branle. Plus rien ne pouvait empêcher l’arrivée des Anges.
Dix secondes plus tard, le portail vers l’Enfer achevait de s’ouvrir et les Démons se déversaient sur le monde. Anael fut leur première victime.

10) Fin du document

La Guerre Sacrée.
C’est ainsi qu’on appelle la guerre maintenant plusieurs fois centenaire qui oppose les Anges et les Démons. Je ne connais pas un être humain qui ne haïsse cette guerre qui ne nous concerne nullement, mais qui a ravagé notre monde. L’espèce humaine est coincée entre deux espèces nettement supérieures. On dit que l’Homme est l’exact milieu entre un Ange et un Démon. Comment se fait-il alors que nous soyons si faibles par rapport à eux ?
Tout a commencé au 14ème siècle. Ces monstres ont débarqué chez nous pour mener leur propre guerre. Certains nous considèrent comme des animaux pris dans la tourmente, d’autres comme des outils. Leurs noms viennent de la religion pratiquée en France à l’époque. J’ignore exactement quels sont les détails de cette religion, mais il semblerait que la lutte entre le bien et le mal y était symbolisée par les serviteurs du dieu unique et bienveillant, les anges, et les suppôts d’un ange ayant mal tourné, les démons.
L’apparence physique de ces êtres surnaturels les a désignés aux yeux des humains comme ces créatures religieuses : les Anges, beaux, propres, organisés, et les Démons, monstrueux, hurlants et imprévisibles. Croyant lutter pour le bien, les hommes ont rejoint les rangs des Anges. Nul ne saura jamais s’ils ont eu raison ou pas. Toujours est-il que l’aide des humains a donné un avantage décisif aux Anges, comblant leurs lacunes physiques en leur apportant armes et protections. C’est la raison pour laquelle, bien qu’en nette infériorité numérique, ce sont eux qui dominent aujourd’hui.
Bien sûr, il n’a pas fallu longtemps avant que les hommes se rendent compte qu’ils ne se battaient pas pour le bien, mais pour une quelconque armée venue d’ailleurs, parfaitement insouciante de l’avenir de ce monde. Certains humains rejoignirent même les rangs des Démons. Les Anges durent lutter seuls un long moment et s’ils n’avaient pas changé de tactique, ils auraient été écrasés jusqu’au dernier. C’est pour cette raison qu’ils créèrent Utopia, un nom venu également des croyances anciennes. Cette ville était leur dernier bastion et ils y accueillirent tous les humains qui souhaitaient fuir les Démons, créant ainsi la plus titanesque mégalopole ayant jamais existée.
Les défenses d’Utopia tinrent bon et de nombreux Démons s’y cassèrent les dents.

Aujourd’hui(2), le monde est dévasté. Peut-être des humains ont-ils survécu ailleurs dans le monde, mais j’en doute. La pollution engendrée par Utopia provoque des dérèglements climatiques qui ravagent le reste de la planète. Nul n’a moyen de le vérifier, mais on dit qu’aucune plante ou vie animale ne subsisterait hors de la ville.
La population humaine mondiale est estimée à 54 millions d’habitants, c'est-à-dire la population de cette ville. Les rares privilégiés, descendants de ceux qui ont servi les Anges, vivent dans la Ville Haute. Le reste s’entasse dans la Ville Basse, s’endormant chaque nuit dans la peur de découvrir qu’au matin, les Démons auront percé les défenses et envahi ce quartier.
Le mur extérieur n'existe plus depuis longtemps. L'armée des Démons occupe les quartiers sur toute la périphérie. Puis vient le No Man's Land, un champ de ruines où ont lieu la plupart des combats. Et au centre se trouve la Ville Basse, séparée du No Man's Land par un simple cordon militaire.
L’ennemi n’est plus assez nombreux pour prendre Utopia. Et les rangs des Anges sont trop clairsemés pour tenter une sortie. La frontière entre les deux camps change constamment, dans un sens ou dans l’autre, depuis maintenant deux siècles, sans que personne ne puisse prédire qui aura un jour l’avantage.
Moi, je sais. La situation ne changera plus. Nous vivons actuellement l’état final de notre monde, celui qui durera jusqu’à la fin. Aucun camp ne gagnera, ce qui ne les empêchera pas de nous pourrir la vie jusqu’au dernier.

Les Anges recherchent l’Ordre. Tout doit être sous contrôle et chacun doit obéir. Les humains qui servent les Anges leur sont totalement soumis et la justice d’Utopia est particulièrement expéditive. Parmi ces créatures, nombreuses sont celles qui sont persuadées que jamais les êtres humains n’apprendront à rentrer dans les rangs et que l’unique façon d’atteindre l’Ordre passe par l’éradication de notre espèce. Mais tous ne sont pas d’accord. Et de toute façon, les Anges ont encore beaucoup trop besoin des humains pour se permettre de s’en débarrasser.
Les Démons recherchent le Chaos. Tout et tous doivent être libres. Aucun Démon n’a jamais asservi un humain. Mais autant les Anges semblent tous sortir du même moule, à savoir que leur comportement est toujours semblable, autant les Démons sont parfaitement imprévisibles. Certains prennent plaisir à tuer les humains, d’autres les aiment beaucoup et cherchent à les protéger. Leur unique règle est : « Ne suis aucune règle ! » S’ils suspectent quelqu’un d’obéir à un règlement, leur haine ancestrale reprend le dessus et l’individu se fait massacrer. De nombreux humains ont rejoint les rangs des Démons, mais le manque total d’organisation rend leurs attaques souvent inefficaces.
Mais mon but ici n’est pas de décrire ces créatures dans le détail.

Si j’ai écrit ces pages, c’est pour qu’on se souvienne de l’Histoire. Plus personne ne sait quoi que ce soit sur les événements ayant précédés la Guerre Sacrée. Je voudrais qu’on se rappelle au moins de son commencement. Peut-être un jour le dernier Ange et le dernier Démon s’entretueront-ils. Il faudra alors connaître le passé, afin de ne pas répéter les erreurs commises.


Le présent document a été découvert en 1995, dans les sous-sol d'un immeuble en ruine
dans le No Man's Land, par des soldats de l'armée des Anges.
L'auteur n'a pas été retrouvé.








1 : Le nom du village nous est inconnu. Nous savons juste qu’il se situait dans le royaume de France, non loin du Massif Central.
2 : Le document est daté de Janvier 1982. Aucune indication du jour exact.