LA GUERRE SACREE
Premier intervenant
Jean D'Eglise

Chasse au Démon



1) Déploiement

15 Janvier 1995
Utopia
Secteur Ouest Nord-Ouest
Zone 4 - No Man’s Land

Jean en était à son quatrième déploiement dans le No Man’s Land. Le deuxième avait même duré six mois. Il s’agissait de tenir un fort situé à une position stratégique. C’avait été la première fois que Jean voyait des Démons et il espérait chaque matin que l’expérience ne se renouvellerait pas dans la journée.
Après plusieurs mois passés à simuler des scénarios de défense et à repousser quelques vagues tentatives d’infiltration, les soldats angéliques avaient essuyé l’attaque d’une armée complète. Plus d’une dizaine de Démons étaient présents. Ca avait été la débandade totale. Le commandant avait tout de suite compris qu’il était inutile d’espérer tenir et Jean D’Eglise louait sincèrement le haut commandement pour avoir attribué ce poste à cet homme. Beaucoup d’autres auraient bêtement essayé de résister, ce qui n’aurait probablement même pas suffi à tuer un Démon.
Malgré tout, le repli avait été sanglant et l’armée angélique avait subi de nombreuses pertes.
Le premier déploiement avait été une opération de récupération d’une caisse de matériel volée à l’armée par des pillards démoniaques. Il y avait eu quelques échanges de coups de feu et Jean en avait tremblé tout le restant de la journée, mais, en y repensant, le danger avait été très peu élevé. Les démoniaques étaient seulement deux et ils n’avaient pas eu le temps d’utiliser l’équipement volé. Seul un angélique avait été blessé et il était maintenant largement guéri.
La troisième fois n’avait été qu’une banale patrouille et l’équipe n’avait rien rencontré de pire qu’un rat crevé.

Ce coup-ci, il avait d’abord semblé que la mission était bidon. Une patrouille avait disparu corps et biens pendant la journée et le haut commandement exigeait qu’on récupère l’équipement afin de s’assurer qu’il ne tombe pas aux mains des démoniaques. Inutile de préciser que neuf fois sur dix, ce genre d’opérations ne retrouvait rien. Parfois même, elle fournissait davantage de matériel aux démoniaques.
Mais statistiquement, ces missions étaient encore moins risquées qu’une patrouille. Sauf qu’aujourd’hui, il y avait déjà un mort dans l’équipe, ce qui ne laissait plus que quatre hommes.
Rassurés par l’apparente absence d’ennemis, l’équipe s’était éparpillée pour chercher les cadavres de l’équipe précédente. Jean avait entendu des coups de feu et quand il était arrivé sur place en compagnie des trois autres, le cinquième était mort. Les blessures montraient qu’on avait tiré sur lui avec du matériel standard de l’armée angélique.
La mauvaise nouvelle, c’est que l’ennemi était équipé. La bonne, c’est qu’il ne pouvait pas s’agir d’un Démon. Les armes employées par les angéliques avaient une gâchette spécialement conçue pour n’être utilisée que par des humains, ou à la limite, par des Anges. Le bouton de tir était au fond d’un orifice dans lequel il fallait enfoncer le doigt. Une pince comme celle des Démons ne pouvait pas l’atteindre.

L’endroit était typique du No Man’s Land. Des ruines urbaines à perte de vue, des tas de gravats, des bâtiments éventrés, quelques tuyaux et poutrelles métalliques tombés d’on ne savait où et qui gênaient constamment la progression, et surtout, des centaines de cachettes potentielles, rendues encore plus efficaces par l’absence d’éclairage.
Aussitôt, le chef d’équipe intima l’ordre de couper les lampes intégrées aux armes.
- L’endroit est complètement encombré, personne ne pourrait tirer ici d’au-delà de dix mètres. Alors on fouille les environs à l’aveuglette sans s’éloigner. Notre gars est forcément très proche. S’il essaye de bouger, nous l’entendrons. Allez !
Jean partit du coté qui lui était assigné, tâtonnant devant lui avec le canon de son arme. Pour ce qu’il en savait, les démoniaques pouvaient être une dizaine. Tout son corps lui criait de foutre le camp d’ici et de retourner vers la sécurité de la base à Utopia, mais comme d’habitude, il ignora cet appel et poursuivit la mission. Jamais il n’avait paniqué au cours de sa carrière. La panique était traitresse. S’y livrer revenait bien souvent à accepter la mort. C’était en suivant le protocole qu’on avait le plus de chances de survivre. Et quand bien même le protocole vous obligeait à courir droit vers la mort, il y avait une raison. Le règlement n’était pas écrit pour la simple raison d’embêter les gens. Quelqu’un avait écrit ce règlement. D’autre personnes l’avaient lu et corrigé. Quand un point semblait contre-productif, il était rectifié.
Voilà pourquoi il fallait toujours obéir. Le fait de savoir qu’on appartenait à un groupe construit et bien organisé, que quelqu’un au-dessus prenait les décisions difficiles pour vous, voilà pourquoi Jean D’Eglise remerciait le ciel chaque jour de son existence pour l’avoir fait naître à Utopia, du bon coté des frontières, chez les Anges.

Il ne fallut pas longtemps avant que l’un des soldats ne rallume sa lampe et appelle le reste de l’équipe. Jean accourut et vit que son frère d’arme tenait en joue une femme en habit militaire qui s’était tenue derrière une pile de gravats. Elle semblait terrifiée, serrant son arme contre sa poitrine, mais le soldat garda son arme braquée sur elle.
Connaissant par cœur les réactions à prendre dans une telle situation, Jean se plaça dos aux autres, surveillant le reste de l’endroit au cas où le tueur se montrerait. Un autre soldat fit de même, permettant au chef d’équipe d’interroger la femme. Malgré sa curiosité, Jean ne se retourna pas pour assister à la conversation et resta concentré sur les environs. Il écouta néanmoins d’une oreille distraite.
- Soldat, quel est votre numéro ?
La femme répondit d’une voix tremblotante :
- Je suis désolée, j’ai cru que c’était un démoniaque qui revenait me chercher. J’ai eu peur, je pensais que vous voudriez vous venger.
- Soldat, quel est votre numéro ?
- Mon équipe est tombée dans une embuscade. Il y avait un Démon, c’était horrible. Je sais que le règlement voulait que je rentre faire mon rapport, mais j’étais terrifiée. Mettez-vous à ma place.
- Soldat, quel est votre numéro ? Si vous ne répondez pas, vous serez faite prisonnière et considérée comme une démoniaque jusqu’à nouvel ordre !
Accessoirement, le nouvel ordre était quasiment toujours « Tuez-moi ça ». La femme devait le savoir car elle entra dans un état de panique absolue. Elle se mit à faire des grands gestes en criant :
- Mais vous n’avez rien écouté de ce que je viens de dire ! Il y avait un Démon et…
Le bruit d’un coup étouffé retentit soudain, suivi d’une rafale de balles. Du coin de l’œil, Jean vit son chef d’équipe tomber à la renverse. Il se tourna aussitôt vers la prisonnière et eut à peine le temps de l’apercevoir plongeant derrière un mur et commençant un sprint. Le soldat qui la tenait en joue partit à sa poursuite.
Jean laissa l’entrainement dicter sa conduite. Laissant son compagnon s’assurer de la condition du chef, il ralluma sa lampe et suivit la fuyarde, portant le nombre de poursuivants à deux.

Du peu qu’il avait pu voir, Jean comprit que la femme avait dû profiter de ses amples mouvements pour donner un coup dans le canon qui la menaçait, puis pour tirer une rafale en direction de la menace la plus proche, en l’occurrence, le chef de l’équipe. Le soldat ne se faisait que peu de souci pour lui. Apparemment, la combinaison avait pris le gros du coup. Il serait un peu sonné, mais devrait s’en tirer sans blessure grave. De toute façon, l’objectif principal était maintenant de rattraper cette femme, qui qu’elle fût.
Terrifiée ou pas, elle avait vraisemblablement pris le temps de reconnaître le coin, parce qu’elle courait maintenant dans la pénombre en évitant hardiment les obstacles malgré l’obscurité.


2) Poursuite

15 Janvier 1995
Utopia
Secteur Ouest Nord-Ouest
Zone 4 - No Man’s Land

Fusil à la main, Jean D’Eglise courrait de toutes ses forces dans le dédale du No Man’s Land. Devant lui, son collègue faisait de même. Celui-ci était maintenant très proche de la fuyarde, mais sa connaissance du terrain lui donnait un avantage certain.
La poursuite ne dura pas longtemps. La femme disparut derrière un mur et le soldat la suivit. Aussitôt après, Jean entendit la détonation d’une arme et il vit son compagnon tomber à la renverse. Inutile de s’attarder : il s’était pris la balle en pleine tête.
Plutôt que de se jeter dans le même traquenard, Jean bondit de coté et éteignit sa lampe. Bien lui en prit, car la tueuse alluma la sienne et balaya les environs. Elle ne savait pas combien de personnes l’avaient prise en chasse. Elle ne vit pas le soldat caché derrière une porte arrachée et poussa un bref soupir de soulagement. Jean la vit se pencher sur le cadavre pour récupérer l’arme. Elle passa un fusil sur son dos et garda l’autre dans ses mains.
Cette femme avait brisé le règlement. Sa punition serait la mort et elle le savait. Plutôt que d’accepter son juste châtiment, elle semblait prête à rejoindre le territoire démoniaque. Pourquoi ramasser un deuxième fusil sinon ? Les Démons manquaient complètement de matériel. Ils ne créaient rien, se contentant de récupérer ce qu’ils pouvaient chez les Anges. La femme soldat leur apporterait deux fusils, espérant se faire bien voir. C’était stupide. Au moins le retour chez les angéliques lui garantissait une mort rapide. Mais les Démons joueraient avec elle, prenant plaisir à la faire souffrir. Ainsi étaient tous les serviteurs du Chaos. Jamais ils ne feraient confiance à une ancienne angélique.

Quand la fuyarde fut suffisamment loin, Jean sortit de sa cachette et entreprit de la suivre. Il lui fallait à tout prix la rapporter vivante au QG pour l'interroger et pour empêcher ces armes de tomber entre les mains des démoniaques. Le soldat évita d’allumer sa lampe et suivit sa proie à tâtons. Par chance, la femme était plus sûre d’elle et laissait sa propre lampe allumée.
La traque dura fort longtemps. Le No Man’s Land était large de plusieurs kilomètres et il était maintenant évident que la femme cherchait à rejoindre le territoire démoniaque. Jean devait la neutraliser avant. Non seulement l’endroit devenait de plus en plus dangereux, mais en plus, les armes étaient programmées pour exploser si elles étaient emmenées trop loin du QG. De cette façon, aucun démoniaque ne pouvait ramener d’arme en territoire Démon, mais rien ne l’empêchait d’en utiliser dans le No Man’s Land.
Si la fuyarde explosait avec ses armes, ça n’était pas plus mal, mais tous les soldats angéliques, et une bonne partie des démoniaques maintenant, étaient au courant de cet antivol. Soit elle allait essayer d’entrer en contact avec des démoniaques suffisamment proches, soit elle allait cacher les armes à la limite du champ d’action de l’antivol.
Forcément, dans l’obscurité, Jean finit par trébucher sur l’un des nombreux débris et s’étala au sol. Aussitôt, la femme se retourna et braqua sa lampe droit sur lui. Il roula instinctivement hors d’atteinte de ses balles, mais l’attaque ne vint pas. A la place, il entendit sa proie se remettre au pas de course. Jurant, le soldat se remit sur pied et sprinta à sa suite. Après plus d’une heure de marche, il commençait à fatiguer, mais il devait en être de même pour la fuyarde. Celle-ci passa à coté des restes d’un bâtiment quelconque et entra à l’intérieur par l’ouverture d’une porte depuis longtemps disparue.
Le soldat se jeta à ses trousses et se souvint au dernier moment de ce qui était arrivé à son compagnon quand il avait poursuivi cette femme derrière un mur. Par réflexe, il se pencha en avant en franchissant la porte. La balle qui lui était destinée passa donc juste au-dessus de sa tête. Profitant de son élan, Jean se précipita sur la traitresse toute étonnée d’avoir raté sa cible. Mais elle avait de bons réflexes et elle eut tout juste le temps de se préparer à l’impact.
Néanmoins, le soldat lui envoya un coup de tête en plein estomac et les deux humains roulèrent au sol. En relevant la tête, Jean aperçut une crosse qui lui arrivait droit dessus. Obéissant à son entrainement, l’homme se détendit et accompagna le coup afin d’en limiter les effets. Pour autant, ça fit bien mal quand même. Complètement sonné, il tâcha de se relever et vit la femme qui repartait en courant. Jean plongea pour lui attraper la cheville, mais il la rata de peu.
Soupirant, il se hissa à nouveau sur pieds et reprit la course. Il sentit aussitôt qu’il n’irait pas loin. Sa respiration était difficile et le dernier coup qu’il avait pris l’avait bien retourné. Il voyait à moitié flou. Néanmoins, l’autre n’avait pas l’air d'aller tellement mieux. Elle se tenait le ventre d’une main, gardant l’autre pour tenir son arme. Jean repéra alors qu’elle avait perdu un fusil en tombant à terre. Il faudrait venir le récupérer au retour.
En désespoir de cause, la femme tendit le fusil derrière elle et tira au jugé. Jean s’abrita la tête avec ses bras, mais aucune balle ne l’atteignit. Rageuse, la fuyarde décida alors de lui jeter le fusil à la tête. Idée stupide. Le soldat rattrapa le fusil au vol et continua sa course sans ralentir.
Jean s’apprêtait à passer le fusil reçu sur son dos, quand une pensée lui traversa l’esprit. La fuyarde avait fait montre de beaucoup de ruse jusqu’ici et jeter son arme semblait fort stupide de sa part. Sans y réfléchir d’avantage, Jean lâcha ses deux armes. Après coup, il comprit qu’il avait eu raison. La traque durait depuis trop longtemps, ils devaient être à la limite de la distance avant l’explosion des armes.
Décidément, cette fuyarde ressemblait de moins en moins à un soldat en fuite paniqué. Dans l’excitation, Jean D’Eglise avait complètement oublié de faire attention à la distance parcourue. A vrai dire, il s’était dit que la femme exploserait avant lui. Mais elle, malgré la peur, n’avait absolument pas oublié.

Finalement, elle abandonna et se retourna. Complètement épuisé lui aussi, Jean s’arrêta et lui fit face. Les opposants restèrent un instant face à face, récupérant leur souffle. Le soldat put enfin détailler correctement celle qu’il poursuivait. Elle était brune aux cheveux mi-longs, trop longs pour un soldat, et avait la mâchoire carrée. Ses yeux brillaient de détermination et n’étaient absolument pas ceux d’un traître poursuivi, plutôt ceux d’un tueur entrainé. Comme le laissait penser son endurance, elle était encore jeune, la vingtaine bien passée. Et surtout, son uniforme était troué à la hanche, un trou encore rouge de sang. Ces combinaisons étaient censées résister aux balles, mais en aspergeant allégrement la cible, on finissait toujours par trouver un point faible. Et cette femme ne se comportait absolument pas comme quelqu’un qui aurait une balle dans la bidoche. Cet uniforme n’était pas le sien.
C’était donc une démoniaque. Jean n’avait plus aucune raison de la ramener vivante au QG. Concernant les alliés des Démons, les ordres étaient clairs : tirez à vue. Une fois de plus, l’angélique dut reconnaître l’intelligence de son adversaire. Elle avait soigneusement attendu qu’il n’ait plus d’arme à feu avant de lui révéler qu’elle était démoniaque. Il allait falloir régler ça au couteau, et nul doute qu’elle savait se battre. Ca s’annonçait serré.
C’est alors que Jean ressentit une curieuse impression. Il crut d’abord que les battements de son cœur lui résonnaient dans tout le corps. Mais non. Quelque chose battait régulièrement, mais il le ressentait avant tout dans les jambes. Un souvenir lui revint alors en tête. Le jour où il avait fini son entrainement et été devenu officiellement un soldat, un Ange était descendu de la Ville Haute pour faire une revue des troupes. C’était une vision qui marquait. Une telle impression de puissance se dégageait de la créature. Il n’y avait pas que sa vue qui inspirait le respect. Il y avait quelque chose dans l’air. Sur le moment, Jean D’Eglise n’avait su mettre le doigt dessus, mais après coup il avait compris. On sentait le sol trembler à chacun des pas de l’Ange. On ressentait jusqu’au plus profond de ses entrailles le moindre déplacement de cette glorieuse créature.
C’était la même chose qui arrivait aujourd’hui. Sauf qu’aucun Ange ne s’aventurerait aussi loin dans le No Man’s Land…


3) Le Démon

15 Janvier 1995
Utopia
Secteur Ouest
Zone 9 – Officiellement reconnue sous contrôle Démon

Jean ne perdit pas de temps. Il était encore complètement essoufflé, mais son adversaire était dans le même état. Plongeant sur la démoniaque, il dégaina le couteau réglementairement rangé en bas du dos et visa la gorge.
La femme s’attendait à ce qu’il attaque à tout instant, mais la fatigue avait émoussé ses réflexes. Elle comprit tout de suite qu’elle n’aurait pas le temps de dégainer son propre couteau. Aussi para-t-elle la lame avec son avant-bras, orientant soigneusement sa paume de façon à ce que la lame ne puisse entailler une artère trop importante. Le réflexe était plutôt bon, mais parfaitement inutile avec une combinaison de soldat angélique. Cette femme était habituée à se battre sans matériel.
Alors qu’elle tombait à la renverse sous la puissance de l’assaut, Jean se dit que l’équipement était une raison supplémentaire de vouloir être un angélique. Apparemment, la démoniaque n’avait pas fait attention à la présence du Démon, mais maintenant qu’elle était sur le dos, elle sentait les tremblements causés par ses déplacements. Jean la vit prendre son inspiration pour appeler à l’aide. Sans réfléchir, il lui plaqua sa main gauche sur la bouche. Sans surprise, la femme en profita pour refermer la mâchoire et mordit de toutes ses forces.
Jean dut serrer les dents à en devenir blanc afin de ne pas hurler. Il aperçut alors une brèche dans la défense adverse. La femme lui tenait le poignet gauche à deux mains, oubliant le couteau que l’angélique tenait toujours dans la main droite. Un rapide mouvement suffit pour que la démoniaque soit égorgée.
Le soldat se releva aussi vite que possible, tenant sa main gauche contre son ventre. Il s’éloigna en faisant attention à ne pas laisser tomber de gouttes de sang sur le sol et se laissa tomber derrière un éboulis. Derrière lui, il entendit la femme qui agonisait en gargouillant faiblement. Même si de l’aide arrivait, plus personne ne pourrait rien pour elle.
Jean ouvrit sa combinaison et en sortit le pack porté sur le ventre. Les soldats angéliques possédaient un kit de survie extrêmement simple : un petit rouleau de bandage, du désinfectant en spray et quelques pilules antidouleur. Alors que Jean s’enroulait la main gauche dans du bandage, il s’aperçut qu’une lumière approchante dissipait l’obscurité. Retenant son souffle, il entendit les pas sourds du Démon qui approchait le cadavre de la démoniaque. N’osant jeter un coup d’œil, Jean resta plaqué contre les éboulis, espérant qu’il était bien le seul à entendre le vacarme des battements de son cœur. Un claquement sec retentit. Jean se souvenait bien de ce son : le claquement d’une pince brutalement refermée. Les Démons semblaient apprécier ce bruit, parce qu’il avait souvenir que ces monstres claquaient souvent des pinces, rien que pour l’effet psychologique que ça provoquait chez les humains.
L’angélique resta un long moment immobile. Il ne voyait rien, mais il sentait la masse qui se tenait à coté du cadavre. Quelques bruits montraient que le Démon devait examiner le cadavre.
Quoi qu’il ait trouvé, le monstre sembla se lasser, car il finit par ricaner et commença à s’éloigner. C’est alors qu’un cri résonna :
- Azraella !
Puis plusieurs bruits de course s’approchèrent. Au son, il s’agissait d’humains, probablement trois. La voix grave et caverneuse du Démon se fit entendre :
- Vous connaissez cette angélique ?
Une voix masculine lui répondit sur un ton colérique :
- Elle n’était pas angélique ! Azraella a participé avec nous à une attaque contre une patrouille de soldats d’Utopia hier. Elle a décidé de rester en arrière et de se déguiser en angélique pour piéger la patrouille suivante. Si elle est blessée, c’est que quelqu'un l’a suivie.
Le soldat fut choqué par la familiarité que le démoniaque employait avec son supérieur. Il avait beau savoir que les rangs n’avaient pas cours dans ces environs, le fait de l’entendre en live était particulièrement choquant.
Le Démon se fit à nouveau entendre :
- Je suis arrvé alors qu'elle venait d'être égorgée. Le tueur n'a pas pu aller bien loin. Dégagez, je vais incinérer la zone.
Jean entendit les humains repartir en courant et le Démon s’éloigner d’un pas pesant. Il n’attendit pas longtemps avant de prendre la fuite. Il savait très bien ce que ce monstre voulait dire par « incinérer ». C’était du littéral.

Après une course acharnée, Jean sentit tout ses poils se hérisser. Apparemment, le Démon avait opté pour plus subtil que les flammes. Ce qui ne changeait rien pour quiconque se trouvait dans la zone d’effet.
Et effectivement, le tonnerre gronda alors que le No Man’s Land devenait soudainement aussi éclairé qu'en plein jour. Une véritable tempête électrique se déchaina. Le soldat angélique était parvenu cinq ou six mètres hors du rayon d’action du sort, mais il entendit un hurlement à travers le réseau d’éclairs. Probablement un démoniaque ou un neutre qui dormait dans le coin et qui avait été surpris par l’attaque. C’était tout aussi bien, les démoniaques croiraient s’être débarrassés de lui et ne se lanceraient pas à sa poursuite.
Jean continua sur sa lancée. Tant qu’il n’aurait pas récupéré les trois fusils abandonnés, il n’avait pas le droit de s’arrêter.

*****

Après de nombreuses heures de marche, Jean D’Eglise parvint enfin à la frontière de la Ville Basse. Le poids des fusils était devenu intolérable, sa mâchoire le brulait et sa main gauche devait être en train de s’infecter comme pas possible. En route, il avait dû s’arrêter une bonne demi-heure pour échapper à une patrouille de démoniaques armés de pieux et de tubes métalliques. En d’autres circonstances, il aurait dû les attaquer, mais dans son état, ça aurait revenu à leur donner trois fusils. De plus, Jean avait localisé un Démon en bordure du No Man’s Land. C’était une information qui pouvait se révéler importante pour le haut commandement.
D’Eglise n’était pas un spécialiste de l’orientation. Le retour avait été particulièrement aléatoire. La lueur de l’aube était apparue depuis maintenant une bonne heure et en atteignant la frontière officielle, il comprit qu’il avait fortement dérivé vers le sud.
En apercevant des soldats angéliques courir vers lui, il comprit qu’il avait fait ce qu’on attendait de lui, et se laissa tomber au sol où il s’endormit aussitôt. Nul doute qu’on le réveillerait bien assez vite.


4) Ginuo

16 Janvier 1995
Utopia
Ville Basse
QG Ouest de l’armée angélique

Certains se disaient stressés quand ils étaient convoqués dans le bureau du commandant Paradis. Ce n’était certainement pas le cas de Jean D’Eglise. Quelqu’un qui vivait selon le règlement sans la moindre dérogation n’avait aucune raison d’éprouver la moindre crainte. Encore un avantage de vénérer l’Ordre. Il ne pouvait y avoir de mauvaise surprise. Chacun faisait ce qu’il avait à faire et le faisait bien. Le système serait parfait si les Démons et leurs fidèles ne venaient le troubler par pure envie de tout faire foirer.
Offrez ce qu’il y a de mieux à des humains et il y aura toujours dans le tas des rebelles qui refuseront le cadeau qu’on leur fait et qui tenteront de pourrir la vie des autres. Jean ne pouvait comprendre une telle façon de penser. Parfois, il comprenait les Anges qui voulaient éradiquer l’humanité. Mais des hommes tels que lui étaient la preuve que l’humanité était aussi capable de se plier aux ordres.
Le commandant Paradis en était une autre preuve. Cette femme avait combattu de nombreuses fois dans le No Man’s Land et aidé à abattre au moins trois Démons. Jamais elle n’avait fait le moindre écart de comportement et cela lui avait valu son poste actuel. Elle ne risquait plus sa vie, mais décidait de celles de ses subordonnés. La responsabilité devait être écrasante et seul un être exceptionnel pouvait se la voir confier.
Le commandant avait ses lunettes sur le nez alors qu’elle relisait le rapport de D’Eglise en diagonal.
- Vous dites ne pas avoir vu le Démon, mais il est difficile de se tromper dans ce genre de situation. Avez-vous le moindre indice pouvant montrer que vous auriez eu une hallucination ou autre ?
Droit comme un i, le soldat répondit :
- Quand les démoniaques se sont adressés à lui, ils étaient incroyablement familiers. Je doute qu’ils s’adresseraient ainsi à un Démon. Ajouté au fait que j’étais épuisé et que j’avais reçu un coup à la mâchoire, il se peut que j’aie imaginé la scène. Cependant, mes souvenirs de ce moment sont particulièrement clairs.
- Les démoniaques s’adressent aux Démons d’égal à égal. Vous n’auriez pas pu l’inventer. C’était donc bien un Démon. Une idée de ce qu’il faisait là ?
- Aucune, madame.
Paradis réfléchit un instant en regardant le rapport, puis demanda :
- Vous n’avez aucune indication sur son niveau ?
- Rien à part le sort qu’il a utilisé.
- Oui, effectivement, vous l’avez signalé. Etes-vous absolument sûr qu’il s’agissait bien de la foudre 2 ?
- Il vaudrait mieux, commandant, car sinon, c’était la foudre 3. C’était sans aucun doute possible un sort de zone.
- Alors c’était la foudre 2. Outre le fait que ce serait du gâchis d’utiliser la foudre 3 contre un humain, cela fait vingt ans que nous n’avons plus rencontré de Démon d’un niveau suffisamment élevé pour la lancer. Qu’est-ce qu’un Démon de ce niveau faisait aussi près de la frontière ?
La question ne s’adressait pas vraiment à Jean. Le commandant savait qu’il ne pouvait y répondre. Après quelques instants passés à tapoter son bureau avec un crayon, Paradis reprit :
- Dans tous les cas, c’est une occasion à ne pas manquer. Je vais envoyer un commando s’en charger. Vous pensez pouvoir retrouver le chemin ?
L’estomac du soldat se noua à l’idée de tomber à nouveau sur le Démon, mais il n’hésita pas une seconde avant de répondre :
- Je le crois, oui, mais ça risque de prendre un petit moment.
- Sans importance. Je vais vous envoyer accompagner le commando Ginuo. Vous leur servirez de guide.
La pulsation cardiaque de Jean s’accéléra.
- Le… Le commando Ginuo ?

Il convient ici d’ouvrir une parenthèse. Le commando Ginuo était connu dans toute l’armée angélique. Ces types étaient spécialisés dans l’extermination efficace et rapide de Démons. Ils n’étaient pas déployés souvent, mais quand c’était le cas, ça faisait mal. Jean n’aurait pu rêver meilleurs accompagnateurs. C’était la chance de sa vie de se faire un nom.
Le commando était composé de trois femmes et deux hommes, un nombre ridiculement faible pour la chasse au Démon, mais l’équipement et l’entraînement du groupe compensaient largement cet état de fait, d’autant plus qu’un petit groupe avait autrement plus de chances de s’infiltrer discrètement en terrain ennemi.
On racontait que la doyenne du groupe avait dû le quitter pour cause de maternité. Les lois angéliques interdisant à une mère de réintégrer l’armée, il y avait donc une place vacante. Jean se demanda s’il ne pourrait pas s’illustrer lors de la mission et ainsi entrer dans le prestigieux commando.

Il déchanta vite quand on le présenta au célèbre groupe. Plutôt que de faire des présentations officielles dans un bureau étroit, un soldat quelconque amena D’Eglise devant le chef du commando Ginuo, le petit-fils du fondateur de l’équipe originale, Christophe Biblique, alors qu’il s’apprêtait à aller au mess. L’homme était très sympathique, les cheveux et les yeux châtains, musclé comme devait l’être tout soldat, au look beau gosse et d’une humeur bavarde.
Alors que Jean et lui faisaient la queue pour se faire servir le plat du jour, Christophe fit honneur à sa réputation et se lança dans une longue discussion à sens unique :
- Alors comme ça, tu as traversé tout le No Man’s Land jusqu’aux territoires Démons ? Pas mal du tout. Je dois t’avouer que même moi, je ne me suis jamais enfoncé là-dedans sans être accompagné. Bon, une fois sur place, il est fréquent qu’on se divise. C’est quand même plus pratique quand on cherche à repérer une cible, mais la traversé, c’est trop risqué. Soit on s’habille en soldats angéliques et on se fait tirer dessus par les démoniaques, soit on s’habille autrement et on se fait tirer dessus par les copains. Je vais te dire : en théorie, les patrouilles sont censées éviter le chemin qu’on parcourt, mais dans les faits, on croise toujours des gars qui n’ont pas tout compris ou qui se sont écartés de leur trajet parce qu’ils avaient entendu du bruit. Rien de bien méchant, sauf quand ça commence à canarder. On a des comportements de routine à employer dans ces cas-là, mais on évite de les utiliser, parce que si des démoniaques comprennent le truc, ils n’auront plus qu’à nous imiter. Tiens, salut Michel…
Le Michel en question était le cuisinier. Le teint très mat, les cheveux noirs, courts et frisés, l’homme répondit d’un ton jovial que Jean ne lui connaissait pas.
- Ouh, salut Christophe. Alors, tu dragues les petits jeunes ? Remarque je te comprends, cette mâchoire carrée et ce regard de dur laissent présager un comportement des plus intéressants…
Le chef du commando éclata de rire.
- Ne prends pas ton cas pour une généralité, Michel. On parle juste de la prochaine mission. Et si tu me le fais fuir avant qu’on parte, je te promets que tu auras des soucis avec tes supérieurs.
Le cuistot se contenta de secouer la tête en remplissant les assiettes. Néanmoins, il lança un clin d’œil à Jean juste après que Christophe ait commencé à s’éloigner avec son plateau.
D’Eglise se retrouva un peu perturbé. Non pas parce qu’on venait de lui faire de l’œil, mais plutôt parce qu’il passait tous les midis ici et qu’il n’avait jamais vu le cuisinier se comporter ainsi. L’heure du repas autorisait la détente, mais les angéliques restaient souvent très stricts, même au repos. Pourtant, Christophe irradiait une certaine joie de vivre fort peu angélique. Il ne brisait aucun règlement, mais le comportement était quand même dérangeant. Peut-être avait-il été élevé pour se fondre facilement dans une foule de démoniaques.
Bah, tant qu’il n’outrepassait pas ses droits, quelle importance ?

Christophe amena Jean à une table à laquelle un homme et deux femmes étaient déjà en train de manger. En posant son plateau, il s’écria :
- Tout le monde, je vous présente Jean ! Dites bonjour à Jean !
Cœur de réponse :
- Bonjour Jean !
- Jean sera notre guide pour la prochaine mission.
Puis, se tournant vers son invité, il entreprit de lui présenter les autres membres du commando. Il commença parune femme d’âge mûr, particulièrement baraquée, mais pas laide pour autant, qui lui renvoya un grand sourire en guise de bienvenue.
- Voici Sophie, autrefois spécialiste des armes lourdes. Elle l’est toujours, mais nous avons rarement besoin d’armes difficiles à porter. Par contre, avec une masse, elle est capable d’infliger des dégâts colossaux à des Démons.
Sophie continua de sourire et Jean se demanda si elle se battait vraiment au contact contre des Démons ou si on se foutait de sa gueule parce qu’il était le petit nouveau. Il n’eut pas le temps de se poser longtemps la question car Christophe enchaîna :
- Evite de la draguer. Ce n’est pas que ça lui déplait, mais Justine est terriblement jalouse.
Comme pour souligner cette affirmation, la femme assise à coté de Sophie lâcha ses couverts et s’accrocha possessivement au bras de sa voisine. En la regardant, Jean se demanda qui aurait l’idée saugrenue de draguer Sophie, alors qu’un aussi joli brun de fille se trouvait à coté. Les cheveux roux-blond et les joues recouvertes de tâches de rousseur, Justine avait un minois d’ange et une silhouette fort peu militaire. Elle semblait d’ailleurs bien jeune et sa coiffure négligée détonait avec la rigueur qui avait normalement lieu en territoire Ange.
Christophe fit la présentation :
- Tu l’as compris, Justine, c’est elle. La plus jeune du groupe est notre expert en électronique et informatique. Le No Man’ Land regorge encore de bâtiments alimentés en électricité et les démoniaques utilisent parfois des groupes électrogènes pour alimenter leurs complexes. Il nous arrive aussi de créer nous-mêmes des installations et nous sommes alors bien contents d’avoir Justine avec nous. Elle est aussi experte en techniques d’interrogations.
Jean hocha la tête pour montrer qu’il comprenait. Interrogation était un terme imagé pour désigner la torture. Ca n’avait rien de choquant à Utopia. Quiconque refusait l’Ordre n’avait plus aucun droit. C’était du donnant-donnant. Soit on servait l’état et l’état vous protégeait, soit vous vous passiez de lui, et l’état ne vous devait absolument plus rien. Au contraire puisque vous deveniez alors un démoniaque, un serviteur des Démons.
Christophe ajouta alors :
- En parlant d’interrogations, maintenant que Marie est partie, Justine devra aussi assumer le rôle de la prostituée.
A ces mots, la jeune fille fit une moue boudeuse.
- C’est bon, c’est pas la peine de me le rappeler…
Etonné, Jean demanda :
- La prostituée ?
Christophe répondit :
- Ah oui, tu ne sais pas. Dans les commandos, il y a deux rôles très importants qui sont le gigolo et la prostituée.
Avec un grand sourire, il ajouta :
- C’est moi qui fait le gigolo ! Avant, c’était Marie la prostituée, mais comme elle est partie en retraite pour cause de maternité, il faut bien que quelqu’un d’autre prenne le rôle.
- Et ils servent à quoi ?
- Alors, je suppose qu’il est inutile de te le rappeler, mais les démoniaques sont loin d’être aussi stricts que nous.
- C’est un euphémisme…
- En effet. Toujours est-il que la torture n’est pas forcément la meilleure façon de leur soutirer des informations. Un joli sourire fait souvent beaucoup mieux l’affaire.
- Comment ça ?
- Oui, c’est dur à comprendre pour un angélique pur souche, mais les démoniaques éprouvent un besoin pressant de raconter tous leurs secrets aux personnes qui leur sont proches. C’est incroyable la quantité d’informations juteuses qu’on peut récolter après une prestation efficace.
- Mais c’est grotesque… Pourquoi après avoir couché ?
- Après ou pendant. C’est un moment où les êtres humains se sentent bien, en confiance. Tu sais, ce sont des démoniaques, ils ne marchent pas tout-à-fait comme nous. Bon, et pendant qu’on parle de cul, j’oublie de te présenter Jacques.
La dernière personne à table fit alors un signe distrait de la main et un sourire aimable. L’homme ne présentait pas de caractéristiques particulières autres que de porter la barbe.
Ce qui était parfaitement irrégulier. Et toute irrégularité était synonyme de peine de mort.
A ceci près qu’on était ici dans une base militaire et que Jacques ne serait jamais arrivé jusqu’ici sans une autorisation spéciale. Devant le regard perplexe de Jean, le commando ne put s’empêcher de pouffer. Christophe continua donc sa présentation :
- Avant toute chose, oui, Jacques porte la barbe. Il faut savoir que les démoniaques ne se rasent jamais. Personnellement, je cesse de me raser trois jours avant de partir en mission et tu devras faire de même, je te rappellerai d'ailleurs tout ce que tu dois faire après le repas. Mais un homme avec une barbe bien fournie dans le groupe est beaucoup plus efficace pour effacer toute trace de soupçon. Accessoirement, Jacques est notre spécialiste en armement, explosifs et installation de pièges.
- Oui, et j’espère que tu finiras mieux que le dernier guide…
Jean sentit ses intestins se nouer, et le grand éclat de rire de Christophe n’arrangea pas les choses. Une fois calmé, le chef du commando envoya une grande claque dans le dos de Jean :
- Ne t’en fais pas, notre dernier guide n’a pas si mal tourné que ça. Enfin presque… Tu l’as en face de toi en train de se marrer.
- Jacques ?
Le sourire de l’autre lui apprit qu’il ne s’était pas trompé.
- Mais alors, ça fait longtemps que vous n’avez pas eu besoin d’un guide…
- Pas tant que ça. C’est vrai qu’il est assez rare qu’on utilise un guide. On connaît bien le No Man’s Land et presque encore plus le territoire Démon. Mais ça fait un ou deux mois depuis qu’on a rencontré Jacques. Il s’est bien débrouillé, alors on l’a gardé pour remplacer Marie.
- Mais… Vous n’êtes que quatre…
- Ah, tu ne sais pas ? C’est Michel le cinquième.
- Michel ?
Jean réfléchit un moment à tous les Michel qu’il connaissait. Puis, il demanda :
- Le cuisinier ?
- Lui-même !
- Mais, c’est un cuisinier…
- Et alors ? Le commando n’est pas souvent en mission. Entre deux, on a tous nos petits boulots. Et Michel est cuistot au QG de l’Ouest !
Jacques demanda alors :
- Hé ! On lui montre notre présentation ?
Justine se mit à sautiller sur son banc.
- Oh oui ! Oh oui !
Toujours aussi souriant, Christophe se tourna vers les cuisines et cria de façon fort peu discrète :
- Eh, Michel, ramène tes fesses ! On va montrer la présentation au guide !
Réponse tout aussi discrète :
- Pas maintenant, mon sucre d’orge ! Je termine de servir les plats !
Jean ne savait plus où se mettre. En fait, l’attention générale n’était pas vraiment tournée vers lui précisément, mais ce fut l’impression qu’il eut.


5) La présentation

Jean passa son repas en se sentant parfaitement étranger à ce groupe. En toute honnêteté, il trouvait que le commando faisait fort peu angélique. Pourtant, on n’en entendait que du bien. Le commando Ginuo était fort réputé et c’était un honneur extrême que de pouvoir servir à son coté. Mais le repas fut assez difficile.
Alors que Christophe et Jacques tentaient de lancer un débat pour savoir qui était le plus beau des deux, Sophie riait aux éclats pendant que les deux hommes s’entendaient étaler toutes leurs tares physiques de la part de Justine. Jean n’échappa à ce triste destin que parce que Christophe lança un regard subtil à Justine pour lui signifier que leur guide n’apprécierait peut-être pas.
Néanmoins, Christophe passa un bras autour des épaules de Jean et lui dit :
- Alors, on ne t’entend pas beaucoup ! Tu as sûrement plein de questions à nous poser. Je sais que beaucoup de soldats angéliques ont toujours rêvé de servir à mes cotés. Surtout les femmes, bien entendu…
La plus jeune du groupe se contenta de lever les yeux au plafond et de pousser un profond soupir. Jean profita de l’occasion qui lui était donnée :
- A vrai dire, il y a quelque chose qui m’étonne.
- Ah ! Quoi donc ?
- Ne le prenez pas mal, mais vous ne ressemblez pas vraiment à des angéliques…
Sophie intervint aussitôt de sa voix grave pour empêcher quelqu’un d’autre de répondre de façon agressive.
- Encore heureux ! Sinon, on ne ferait pas long feu en territoire Démon.
- Oui, je le comprends bien. Ce n’était pas une critique. Mais du coup, je m’interroge sur vos motivations. Souhaitez-vous vraiment voir l’Ordre triompher ?
Un petit silence se fit à la table. Curieusement, personne n’avait l’air vexé. L’ombre d’un sourire planait même sur les lèvres de Christophe. Ce fut lui qui répondit en premier :
- Eh bien, tu vois, chacun d’entre nous a ses propres motivations et je ne vais pas forcer mes gars à te les dévoiler. S’ils le souhaitent, ils te le diront. Sache juste que pour ma part, j’ai été élevé en territoire Démon par un angélique convaincu. J’ai donc assisté de près aux dérives du Chaos et mon père s’en est assuré. Alors je n’ai pas forcément des manières d’angélique quand je suis avec mon équipe, mais ne t’en fais pas, j’admire bien l’Ordre par-dessus tout. Et j’ai une confiance absolue envers mon groupe. Une confiance que chaque membre a dû gagner par ses actions. Si c’est notre côté désordonné qui t’inquiète, rassure-toi. Nous avons besoin d’entretenir cette apparence démoniaque.
Jean D’Eglise hocha la tête pour signifier qu’il avait compris. Devant son manque de parole, Jacques ajouta :
- Tu sais, j’étais moi-même un soldat il y a encore très peu, tout comme l’a été Sophie. La discipline de l’Ordre, on connaît. Mais comme le dit Christophe, si on prend trop l’habitude de se tenir au garde-à-vous, on n’arrive plus à s’en débarrasser pendant les missions.
Nouveau hochement de tête silencieux.
- Bon, bah puisque tu ne sembles pas très loquace, tu m’excuseras si je recentre la conversation sur un sujet qui me tient à cœur.
Un grand sourire éclaira son visage barbu.
- Vous avez entendu parler de la nouvelle arme laser ?
Sophie se redressa aussitôt, dégageant son bras de l’étreinte de Justine.
- Oui ! Le Générateur Calorique Portable 1.0 ! J’ai lu que la Ville Haute avait fait tester le premier prototype au QG du Nord.
Jacques ne se départit pas de son sourire :
- J’y étais…
- Non ?
- Si ! Je peux te dire que c’est au moins aussi bien que ce que tu espérais. C’est d’une précision absolue. Ca perce une plaque de cinq centimètres d’épaisseur de titane en une demi-seconde. Pas vraiment comme du beurre, mais presque. Et à dix centimètres du rayon, on ne sent aucune augmentation de température.
- Ouais, mais bon, c’est pour les Anges…
- Tel que c’est actuellement, c’est évident. Le générateur à lui seul pèse plus de cent kilos. Mais ne t’en fais pas : d’ici quelques années, ils auront mis au point un modèle utilisable par des humains.
La voix de Michel se fit alors entendre.
- Ne laisse pas tes jolis muscles se faner d’ici là, ma jolie Sophie.
Jean se retourna pour voir arriver le cuisinier, son tablier toujours en place. Christophe lui demanda alors :
- C’est bon ? T’as fini ta popote ? C’est pas trop tôt. Allez viens, on va montrer notre présentation au guide.
Le commando se leva de table, plus ou moins facilement selon les individus, puis se plaça en file face à Jean. Ce dernier n’eut pas le temps de comprendre que déjà Sophie hurlait une parole incompréhensible et prenait une pose virile autant que grotesque. Jacques enchaîna aussitôt, prenant la même pose, mais en inversé, comme si un miroir s’était trouvé entre les deux.
Un nouveau cri bizarre fut poussé par Justine, qui plaça le genou gauche à terre et leva les bras au ciel. Sans attendre, Michel hurla un truc bizarre et posa le genou droit par terre, bras également levés.
Alors que Jean pensait que le summum du grotesque était atteint, Christophe vint se placer au centre de la formation, tourna le dos au soldat confus, puis, tout en poussant un cri qui pouvait vaguement être perçu comme « Ginuo !», se pencha pour montrer sa tête entre se jambes. Tout ça dans un sérieux atrocement mortel.
D’Eglise ne comprit pas ce qu’il lui arrivait. Il resta immobile, ne sachant que dire ou faire. Il avait vaguement conscience du calme angoissant qui régnait à présent dans le réfectoire. Peut-être était-ce parce que tout le monde était parti depuis longtemps. Peut-être que personne d’autre n’avait assisté à ça.
La curiosité le poussa à tourner la tête. Les autres soldats n’étaient pas partis. Mais tout le monde était dans le même état que lui.
Reprenant une pose correcte, le chef du commando déclara :
- Alors ? Ca a de la gueule, hein ?
Silence.
- Comme toujours, tout le monde est trop impressionné par notre technique pour réagir. Bon, on fait quoi pour les sortir de cet état végétatif ?
Justine hurla alors :
- Vas-y, Christophe ! Paye ton cul !


6) Préparations

17 Janvier 1995
Utopia
Ville Basse
QG Ouest de l’armée angélique, terrain d’entrainement.

Jean n’était pas à l’aise. Ses vêtements étaient un peu trop grands, ils étaient très différents de l’uniforme réglementaire et trop colorés, et son menton le grattait horriblement à cause des poils qu’on lui avait demandé de laisser pousser.
Néanmoins, ses ordres étaient de suivre le commando Ginuo et il était absolument hors de question de ne serait-ce que songer à désobéir. La mission devait avoir lieu dans seulement deux jours, histoire de s’assurer que le Démon n’ait pas pu aller bien loin. C’était beaucoup trop peu pour maîtriser tout l’équipement d’un commando. Aussi Chritophe se limita-t-il à lui enseigner le maniement du DTC-17m, une version fortement améliorée du célèbre DTC-17 qui équipait tous les soldats angéliques et appelé amoureusement Dété au sein des troupes.
La version commando ressemblait à s’y méprendre à son modèle de base et utilisait d’ailleurs les mêmes munitions pour une puissance, portée et précision tout à fait identiques. La différence se trouvait d’abord dans la sécurité d’utilisation. Les DTCm n’explosaient pas s’ils s’éloignaient trop de la base. Par contre si une personne n’ayant pas la bonne empreinte digitale essayait de faire feu avec, la balle partait vers l’arrière, ce qui engendrait généralement des conséquences néfastes pour l’utilisateur.
Accessoirement, ce système obligeait chaque membre du commando à avoir son arme personnelle et à savoir la reconnaître au premier coup d’œil, d’où les petites fleurs peintes sur le canon de l’arme de Sophie et l’aigle sur la culasse de celle de Christophe. Autre avantage de ces détails fantaisistes : ça ne faisait pas du tout angélique.

L’autre particularité du DTC-17m était la possibilité de le transformer en fusil sniper ou en lance-grenade rien qu’en ajoutant des modules très rapidement installés. Le tout offert avec un silencieux en option.
Pendant que Jean s’entrainait à utiliser le mode sniper, Christophe lui expliquait les réflexes à avoir :
- La plupart du temps, on utilise ce fusil comme n’importe quel autre Dété. Le lance-grenade, tu n’en auras pas besoin, alors oublie. Comme tu as une bonne vue et que tu n’es pas habitué au contact avec un Démon, on te placera très probablement à longue distance et tu auras tout le temps de te préparer. Alors inutile de perdre ton temps à apprendre comment installer le module sniper en moins d’une demi-seconde. Par contre, apprends à l’enlever rapidement. On ne sait jamais quand on peut être surpris par un ennemi. Le silencieux, tu oublies complètement. Non seulement, on ne devrait pas avoir besoin d’une discrétion absolue sur cette mission, mais en plus, toute balle qui rate sa cible fait un boucan du tonnerre. Ca ne sert à rien si on n’a pas une maîtrise totale de l’arme.
Pendant quelques minutes, Christophe observa Jean s’entrainer à tirer sur des cibles.
- Bon, comme tu vois, ça n’est pas très difficile quand on peut s’allonger. Alors je voudrais que tu passes à genou. Selon l’endroit qu’on trouvera pour l’embuscade, tu n’auras peut-être pas toute la place que tu veux. Et si tu es placé en hauteur, il se peut qu’il y ait du vent. On fera la simulation en condition de vent et de pluie demain.
Jean savait pertinemment qu’il n’aurait pas besoin du quart de ce qu’on lui apprenait aujourd’hui, mais on ne pouvait jamais prévoir dans quel guêpier on allait tomber. Personne n’était jamais assez préparé.

Ce nouvel entraînement ne devant pas remplacer la formation de base de tout soldat, Jean alla ensuite s’entrainer au couteau avec Michel en intérieur. Il remarqua alors que, bien que Justine s’entraînât aussi au couteau, Sophie préférait frapper un énorme sac de cuir rembourré avec ce qui ressemblait fort à un bloc de béton au bout d’un manche de fer. Chacun de ses coups envoyait des vibrations dans tout le bâtiment.
Suivant le regard de Jean, Michel se permit un sourire et expliqua :
- Sophie est notre finisseuse. Un gros coup de masse sur un Démon, c’est probablement ce qu’il y a de plus efficace. Le problème, c’est que le coup a intérêt à être d’une puissance colossale, parce que si le Démon y survit, c’est elle qui y passe.
- J’ai du mal à croire que même un Démon puisse survivre à ça, surtout s’il a été « ouvert » préalablement.
- N’importe quel Démon survit à ça, même un niveau 1. Il faut qu’il ait été affaibli avant, sinon il encaisse sans broncher. Si tu as déjà vu des Démons, tu sais que les balles s’écrasent dessus sans même les ralentir.
Jean frissonna à ce souvenir.
- En effet. Mais pourquoi utiliser une masse aussi lourde ? Enfin elle m’a l’air très lourde. Est-ce qu’un sabre ou quelque chose de plus aérodynamique ne serait pas plus pratique ?
Michel se montra étrangement sérieux pour répondre.
- Plus pratique, c’est sûr. Plus efficace, très loin de là ! Tu vois, ce que je vais te dire n’est pas souvent révélé aux troupes, parce que ce qui marche sur un Démon marche aussi bien sur un Ange. Inutile de t’inquiéter, ce n’est pas un secret, c’est juste qu’on évite de trop en parler. Mais Anges comme Démons sont des masses aussi dures que du béton. Plus dures, même. Rien ne peut les transpercer. La seule chose qui leur inflige des dégâts, à part les températures très élevées ou très basses, c’est la force du coup que tu leur portes. Plus la masse et l’énergie cinétique du projectile sont grandes, plus le Démon souffrira. Une arme tranchante aura l’avantage de se déplacer plus vite, mais l’impact sera quand même moindre qu’avec une masse.
Les yeux fixés sur Sophie qui continuait son entraînement, Jean répondit simplement :
- Impressionnant.
- Autant que tu le saches maintenant. Il n’y a aucun moyen de faire la différence entre un Démon à deux doigts de mourir et un Démon frais et dispos. Les deux sont aussi forts et vigoureux. Et soudainement, une pichenette peut mettre fin au combat.
- Oui, j’en avais entendu parler. Mais vous devez connaître à peu près combien de coups il faut leur asséner avant qu’ils tombent, non ?
- Oui et non. Pour ça, il faut connaître leur niveau. Tout ce qu’on sait sur le Démon que tu as vu, c’est qu’il a lancé une foudre 2, ce qui nous indique qu’il est au moins de niveau 15. Comme le Démon de plus haut niveau recensé aujourd’hui est d’un niveau estimé à 27, ça nous laisse encore une énorme marge. Le haut commandement estime qu’il doit être entre 16 et 20. Et je suis assez d’accord avec eux. Si ton mec avait été de niveau 20, il aurait pu lancer un feu 2 et, généralement, les gros tas aiment utiliser leurs sorts les plus puissants.
- Ah. Tant mieux, donc…
Michel poussa un soupir.
- Pas vraiment. Un Démon de niveau 15 est déjà un très gros morceau pour un simple commando. D’habitude, on se charge des niveaux inférieurs à 10. S’il avait été sûr que ton mec est un très gros, le haut commandement aurait demandé une intervention des Phalanges.
- Ah…
Les nouvelles n’étaient pas fameuses, mais Jean décida de garder confiance dans le commando Ginuo. On ne les enverrait pas s’ils n’étaient pas à la hauteur.
- Allez, cesse de penser à ça ! De toute façon, ce n’est pas toi qui seras en première ligne. Reste plutôt concentré sur mes mouvements. Qu’est-ce que tu fais si j’attaque ici ?
- Comme d’habitude, Michel. Je te rappelle que l’entraînement n’est pas censé te donner des excuses pour me tripoter…


7) Expédition

19 Janvier 1995
Utopia
Secteur Ouest
Zone 1 – No Man’s Land

Et de cinq ! se dit Jean en franchissant la frontière.
Sauf que cette fois-ci, il ne partait pas en reconnaissance ou en patrouille. On l’envoyait chasser du Démon, du vrai ! Enfin... On l’envoyait surtout guider ceux qui allaient tuer le Démon, mais il avait bien compris que face une bête de cet acabit, personne ne cracherait sur une paire de mains supplémentaire.
C’était à peu près le rêve de chaque homme qui rentrait dans l’armée angélique. Partir chasser le Démon. Sauf qu’après en avoir aperçu un d’un peu trop près, il ne restait plus beaucoup de volontaires pour partir à la chasse. En effet, Michel avait expliqué à Jean tout ce qu’il savait sur la façon de combattre les Démons.
Ces grosse brutes ne pouvaient être ni assommées, ni entravées. Si on ligotait un Démon, il cassait ses liens, s’infligeant des dégâts proportionnels à la résistance du matériau utilisé pour le contenir. Apparemment, le simple fait de marcher leur infligeait des dégâts, mais l’impact des pas était si faible que ça ne faisait que ralentir la régénération naturelle de ces êtres. Les premiers Anges et Démons à venir en ce monde avaient été surpris par la gravité et beaucoup avaient négligé le temps supplémentaire dont ils avaient besoin pour se régénérer. Cette erreur avait coûté la vie à nombre d’entre eux.
Egalement, et Jean avait été surpris de le savoir, Démons et Anges ne montaient de niveau qu’en tuant un adversaire. Comme la dernière perte chez les Anges remontait à huit ans, on pouvait être sûr qu’aucun Démon n’avait monté de ne serait-ce qu’un niveau depuis lors. Par contre, comme le nombre d’Ange était devenu assez faible, ceux-ci évitaient les confrontations directes et stagnaient à leurs niveaux actuels, qui étaient quand même fort respectables. Le plus puissant d’entre eux était de niveau 41. Le cœur de Jean s’emplit de fierté en y pensant. Grace à Utopia et à sa technologie supérieure, les Anges prendraient un jour le dessus.

En entrant dans la zone 2, Christophe vérifia sa boussole et affirma :
- Nous avons dévié de deux cents mètres vers le Sud. Jean, tu es sûr de toi ?
- Absolument. Tout ne m’est pas familier, mais je reconnais bien certains bâtiments. Là, par exemple, je me souviens sans aucun doute être passé sous ce pylône écroulé. J’étais épuisé et mal équipé, il est donc assez normal que j’aie dévié. Mais je ne pourrai vous guider que si je suis le chemin en sens inverse.
- Bon, ça me va.
Jean était sûr qu’il finirait par se tromper au bout d’un moment et que le groupe devrait revenir sur ses pas, mais Christophe comprendrait. Par contre, la marche dans cet accoutrement était très pénible.
Cela faisait trois jours que Jean D’Eglise devait porter ces hardes mal dégrossies. Ca ne fournissait aucune protection, c’était mal commode et ça commençait à sentir le bouc. Mais il fallait probablement en passer par là pour avoir l’air d’un démoniaque. Par chance, le Dété était familier et l’aidait à se raccrocher à quelque chose de connu.
Au début, Michel vint marcher à coté de lui et engagea la discussion. Comme ça ne portait pas sur grand-chose d’intéressant, Jean en profita pour recentrer le débat :
- Au fait, j’ignore toujours ta spécialité au sein du groupe. J’ai vu que ne te débrouillais pas mal au couteau. Tu te spécialises dans le combat rapproché ?
Le cuistot eut un petit rire.
- C’est vrai que je suis plus à l’aise avec une arme blanche qu’avec une arme à feu. Mais ce n’est pas pour ça qu’on m’a recruté. Tu sais que je suis le membre le plus ancien du commando actuel ? J’ai servi pendant les derniers jours du vieux Joseph.
- Qui ça ?
- Joseph Biblique, le père de Christophe, et l'ancien chef du commando. Un sacré numéro.
- Il est à la retraite ?
- Je ne connais pas beaucoup de commandos qui arrivent à la retraite. Marie est une exception. Sa fille la remplacera peut-être un jour… Mais pour te répondre, non, Joseph n’est pas à la retraite. Il s’est pris une balle en pleine tête lors d’une traversée du No Man’s Land. C’est con, quand on est habitué à combattre des Démons ou à démanteler des organisations démoniaques, de se faire tuer comme ça. Mais on a beau être une élite, toutes les balles sont dangereuses, même celles tirées par des débutants. Ah, mais voilà la fameuse patrouille dont on nous a parlé.

En effet, le groupe tomba sur une patrouille angélique, mais celle-ci avait été prévenue de leur arrivée. Les soldats détaillèrent longuement chaque membre du commando afin de s’assurer de ne pas leur tirer dessus s’ils les croisaient de nouveau au retour.
Christophe fit signe à Jean de reprendre la route.
- Allez, je ne veux pas trainer ici. Evitons qu’un groupe de démoniaques ne nous repère en train de taper la discute avec des angéliques en tenue.
Alors que le petit groupe reprenait sa marche, Jean reprit la conversation où elle s’était arrêtée.
- C’est dommage pour le vieux Joseph. J’imagine que ça devait être quelqu’un de bien.
- Pour sûr ! Mais je dois t’avouer qu’avec Christophe, on a plutôt gagné au change. Le vieux Joseph était très strict et, malgré son ouverture d’esprit, il détonait un peu chez les démoniaques. On n’a pas ce problème-là avec son fils.
- Je vois. Mais tu ne m’as toujours pas dit quelle était ta spécialité.
Michel éclata de rire.
- Ah oui, c’est vrai ! Alors, attention, c’est pas de la spécialité de merde. Je suis… Le cuistot du groupe !
Jean commençait à s’habituer à ce qu’on se foute gentiment de sa gueule, aussi se contenta-t-il de sourire.
- Oui, j’imagine que puisqu’ils ont un cuisinier avec eux, ils ne vont pas se priver de lui refiler la corvée de cuisine. Mais plus sérieusement ?
- Eh bien, très sérieusement, c’est pour ça que j’ai été recruté. Avant d’être assigné au QG de l’Ouest, j’ai d’abord servi dans les fortins avancés et il n’était pas rare qu’on manque d’approvisionnement. Alors je devais me servir de ce qu’on trouve dans le No Man’s Land. Après deux ou trois diarrhées carabinées, on finit par apprendre ce qui est mangeable et ce qui ne l’est pas. On ne dirait pas comme ça, mais le No Man’s Land regorge de plantes et de petites bêtes très intéressantes. C’est tout un écosystème. Seule la guerre incessante empêche les animaux plus gros de se développer, mais avec un bon rat, on nourrit déjà bien son homme.
- Un rat ? Tu cuisines du rat ? Non, c’est encore une connerie.
- Et non ! Le rat est fort charnu et, cuisiné correctement, il ne présente plus aucun danger. Après, je t’accorde que ça se mange très bien cuit. Mais ne fais pas cette tête, il n’y a pas que ça de comestible ici. Bon, par contre, je doute que tu veuilles des détails sur le reste.
Quand bien même Jean en aurait-il voulu qu’il n’eût pu en demander. Trois mètres derrière, la voix de Justine retentit de façon un peu trop aigüe :
- Michel ! T’en as pas marre de draguer le guide ? Laisse-le se concentrer, j’ai pas envie de tourner trois heures parce qu’on a raté la troisième à gauche !
- Mais, jamais vous en avez marre de me pourrir tous mes coups ? Et d’abord, si tu veux pas que je lui tienne compagnie, vas-y ! Viens lui taper la discute. Je suis sûr que Sophie a besoin d’air.
La réaction de Sophie étant un rire très mal dissimulé, Justine fit la gueule et vint se placer à coté de Jean. La discussion n’eut pas lieu pour autant.

Plusieurs demi-tours et recherches plus tard, l’humeur de la belle ne semblait pas s’être améliorée, ce qui amusait beaucoup les autres membres du commando, mais pas trop Jean. Celui-ci jetait parfois un petit coup d’œil vers la jeune femme. Il y avait quelque chose chez elle qui le dérangeait. Malgré son apparence négligée et sa petite taille, elle était fort jolie, mais l’expression qu’elle arborait en permanence avait le même effet qu’une grosse pancarte marquée « N’y pense même pas ! ». Sa façon de se tenir et son air rebelle avaient tout du démoniaque reconverti. Et c’était ça qui effrayait Jean.

Dans la zone 6, le groupe croisa trois démoniaques. Jean D’Eglise se demandait toujours qu’est-ce qu’ils faisaient à se promener ainsi dans le No Man’s Land. Ils auraient cherché la merde qu’ils ne s’y seraient pas mieux pris. Mais à bien y réfléchir, c’était probablement ce qu’ils cherchaient.
Les deux hommes étaient dans un vieux bar en ruine et sortirent pour les regarder passer. Leurs regards s’attardèrent sur les armes. Jean fit mine de rien, mais quelques membres du groupe exhibèrent fièrement leur fusil comme une prise de guerre, ce qu’il fallait justement leur faire croire.
Le guide du groupe assista alors à un étrange spectacle. Justine se dérida complètement, brandit son fusil au dessus de sa tête et en tira une rafale vers le ciel en poussant un cri de joie. Amusés, les démoniaques sourirent et retournèrent dans leur ruine sans se préoccuper d’avantage de ce qu'il se passait dehors.
Voyant ça, Jean se rendit compte qu’il avait retenu sa respiration et il recommença à respirer normalement. Justine s’en rendit compte et prit un ton moqueur :
- Desserre les fesses, l’angélique. Ces types n’ont aucune raison de nous agresser.
- Peut-être, mais les démoniaques sont imprévisibles. Qui sait ce qui peut bien leur passer par la tête ?
- Ils sont plus prévisibles que tu ne le penses. Et surtout, ils ont l’instinct de survie. A deux, ils ne vont pas attaquer six collègues armés. De toute façon, si les démoniaques passaient leur temps à s’attaquer entre eux, cette guerre serait finie depuis belle lurette.
Jean décida de profiter de cette faille dans la défense de la jeune fille pour demander :
- Au fait, comment as-tu rejoint le commando Ginuo ?
Justine se renfrogna.
- Comme les autres. J’ai rempli le formulaire.
Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage.
- Tu as compris ma question. Pourquoi Christophe a-t-il voulu de toi précisément ?
- Puisque tu tiens tant à le savoir, on s’est connu quand il vivait en zone Démon. Son père voulait qu’il apprenne tout ce qu’il y a à savoir sur l’ennemi, alors il y logeait carrément. Rien ne le différenciait d’un autre gamin démoniaque, sauf que derrière, son père lui faisait son éducation. Il l’a d’ailleurs assez vite ramené dans la Ville Basse. On s’est donc complètement perdu de vue. Remarque que je le connaissais à peine. J’ignorais même son nom.
Jean opina du chef. Justine était donc bien d’origine démoniaque.
- Je l’ai retrouvé deux ans plus tard. Ou plutôt, c’est son père qui m'a retrouvée. J’étais emprisonnée au QG du Nord et le vieux Joseph m’a reconnue. Il a jugé que ma haine du Chaos n’était pas feinte et m’a donné un entrainement pour rejoindre un jour les commandos angéliques. En faisant ça, il ne s’est pas fait que des amis, mais le haut commandement a approuvé et j’ai depuis prouvé sur le terrain qu’il avait eu raison de me faire confiance.
- Mais comment as-tu fini en prison chez les Anges ? Les angéliques n’ont pas pour habitude de faire des prisonniers.
- Tiens, tu dis « les angéliques » et pas « nous » ? C’est bien, tu fais des progrès. J’ai été capturée dans le No Man’s Land alors que j’étais devenue neutre, même si je sais que pour vous, ça ne fait aucune différence. J’ai dit aux angéliques que j’étais opposée au Chaos et que j’étais prête à tout pour aider l’Ordre. Dans le doute, ils m’ont ramenée avec eux, mais sans le vieux Joseph, personne ne m’aurait prise au sérieux.
- Mais…
- Laisse-moi deviner. Tu veux savoir ce qui m’a fait changer de bord ?
Hochement de tête.
- Tu vois, la raison pour laquelle tu te bats, c’est parce que dès ta naissance et avant même que tu puisses comprendre ce qu’on te disait, on t’a enfoncé dans le crâne l’idée que l’Ordre est bien, l’Ordre est beau, l’Ordre est grand et que c’est l’unique possibilité. Le Chaos étant son contraire, il est forcément abject, mauvais, maléfique et plein d’autres choses qu’on t’a également maintes fois répétées. En gros, tu n’as jamais eu le choix.
Ce n’était pas une question. Justine affirmait ça comme si c’était une vérité absolue, ce qui eut pour conséquence de passablement irriter Jean D’Eglise. Mais en y repensant, et bien que ce fut quand même un peu exagéré, elle n’avait pas tout à fait tort.
- Et j’imagine que toi, tu l’as eu.
- Oui et non. Tous les démoniaques ont le choix. La possibilité de rejoindre l’ennemi fait partie du Chaos. Sauf qu’aucun démoniaque ne considère ses choix. Ils se contentent tous de vivre leur vie sans se donner la peine de réfléchir. Mais moi, j’ai été forcée d’y réfléchir.
Justine marqua une pause. Quand elle reprit son regard était dur.
- Toi, tu te bats contre le Chaos parce que c’est ce qu’on t’a toujours dit de faire. Moi, je me bats contre le Chaos parce qu’il permet à n’importe qui, un beau jour, de rentrer chez une famille quelconque, d’assassiner tout le monde, puis de se garder la gamine de onze ans pour le dessert. Naturellement, rien ne l’oblige à l’achever une fois qu’il en a fini avec elle. Au contraire, ça permettra de revenir une autre fois.
Lourd silence. Jean eut une curieuse intuition. Il se retourna et ne fut pas étonné de voir que Christophe le fixait intensément. Apparemment, Justine ne s’était pas retrouvée à côté de lui par hasard.
Finalement, elle reprit :
- Alors, tu vois, je n’apprécie pas foncièrement l’Ordre. Mais au moins, il a le mérite d’empêcher ce genre de choses d’arriver et, surtout, il lutte contre le Chaos. Alors non, je ne me bats pas pour l’Ordre, je me bats contre le Chaos. Mais finalement, ça revient au même…
Jean n’ajouta rien et la discussion en resta là.


8) Mise en place

19 Janvier 1995
Utopia
Secteur Ouest
Zone 9 – Officiellement reconnue sous contrôle Démon

Les recherches pour retrouver le bâtiment où Jean avait croisé le Démon prirent plus de temps que prévu. Le commando passa de nombreuses fois à proximité, mais la lumière du jour ne donnait pas la même ambiance, si bien qu’on aurait dit un tout autre endroit.
Finalement, Jean sut qu’il ne se trompait pas quand il repéra l'éboulis derrière lequel il s’était caché.
- C’est exactement la même disposition. Aucun doute possible, c’est là. Mais je m’attendais à ce que les ruines aient subi des dégâts.
Christophe le rassura :
- La foudre 2 n’endommage pas les structures et ne laisse pas de traces, sauf sur les matériaux conducteurs ou à proximité. Ici, il n’y a que de la pierre.
En cherchant un peu, Jean constata qu’il restait des restes d’ossements carbonisés là où il avait tué celle qui se faisait appeler Azraella. Les démoniaques n’avaient pas touché à son corps. Après une rapide inspection des lieux, Christophe rassembla le groupe.
- Sans surprise, pas de traces du Démon. Je crois me souvenir qu’il y a une ville pas très loin à l’Ouest. Jacques et Justine, vous venez avec moi. Sophie et Michel, vous restez ici avec Jean et vous montez un campement. On ne devrait en avoir que pour deux ou trois heures, mais ne vous inquiétez pas si on y passe la nuit.
Le chef se tourna alors vers Jean.
- Si un Démon est passé dans le coin, il y aura forcément des gens en ville qui en auront entendu parler. Tu n’es pas encore assez à l’aise pour visiter une ville de démoniaques, alors tu restes ici. Rappelle-toi que les fusils classiques ne sont pas censés pouvoir arriver jusqu’ici, alors garde le tien bien planqué et ne le sors qu’en ultime recours.
Il n’ajouta pas qu’il fallait obéir à Sophie ou Michel si l’un d’eux lui donnait un ordre, mais c’était une évidence. Jean n’était qu’un guide.

Finalement, Christophe revint cinq heures plus tard, juste après la tombée de la nuit. En l’attendant, Michel était parti chercher quelques ingrédients pour le repas, malgré sa besace déjà bien remplie, et Sophie avait emmené Jean faire un repérage des environs. Il y avait plusieurs groupes de démoniaques qui campaient pas très loin, mais qui les ignorèrent totalement. Sophie le leur rendit bien et Jean s’efforça de faire de même. Il constata que ses deux compagnons se comportaient comme lui se comportait au QG, c’est-à-dire comme s’ils étaient parfaitement en sécurité. Peut-être Justine avait-elle raison quand elle avait dit que les démoniaques ne passaient pas leur temps à s’attaquer entre eux pour un oui ou un non.

Les nouvelles que ramena Christophe n’étaient pas très bonnes.
- Apparemment, trois Démons différents sont passés dans le coin dernièrement, ce qui fait un peu beaucoup aussi près du No Man’s Land, mais n'est pas forcément inquiétant. L’un d’eux est clairement un bas niveau et il vit en ville depuis un moment. On peut rayer celui-là de la liste.
Jean fut étonné par l’information.
- Attends. Un Démon vit avec des démoniaques ?
- C’est quelque chose de très fréquent. Ils apprécient la fréquentation des humains. La plupart préfèrent changer régulièrement d’endroit, mais certains se font des amis et prennent racine.
Devant l’air complètement ébahi de l’angélique, Justine poussa un soupir.
- Voilà ce que je ne peux pas supporter chez les angéliques. Ils sont tous éduqués selon les mêmes principes et ils ne peuvent pas concevoir que les choses soient différentes ailleurs. Et oui, surprise ! Les Démons ne sont pas tous des êtres violents et dévoreurs d’enfants.
Jacques conserva l’air sombre.
- Oui, enfin, c’est l’impression qu’on a d’eux quand on les croise sur un champ de bataille.
Christophe intervint avant que la conversation ne s’envenime :
- Qu’importe l’impression qu’on en a. On est venu pour en tuer un et c’est tout ce qui importe pour le moment. Je rappelle, des fois que ça aurait échappé à certains, que nous sommes tous du même bord ici. Quand bien même les Démons seraient des ours en peluche distribuant des fleurs, ils se battraient quand même pour promouvoir le Chaos.
Il marqua une pause pour s’assurer que les esprits se calmaient. C’était le cas.
- Bon. Sur les deux autres Démons : l’un d’entre eux a quitté la région il y a peu. Il faut espérer que ce n’est pas le nôtre. Au pire, nous essaierons de le traquer, mais s’il s’est enfoncé dans le territoire Démon, nous ne pourrons plus rien faire. Et enfin, le troisième est passé une seule fois en ville, a tué trois hommes et est parti s’installer quelque part dans le coin. Les personnes à qui nous avons parlé ne savaient pas précisément où il vivait, mais nous avons assez d’informations pour le localiser facilement. Sophie, tu nous as trouvé un endroit convenable pour une embuscade ?
- Vers le Sud, oui. Il faudra juste en virer les cinq péquenots qui le squattent.
- Les péquenots, on s’en fout. Le problème, c’est que le Démon est vers le Nord. Ca risque d’être difficile de l’amener aussi loin. Je propose de dormir pour l’instant. Dès demain, nous irons voir vers le Nord si on ne trouve pas meilleur endroit pour achever notre gus.

Effectivement, un meilleur endroit fut trouvé et personne ne le squattait. Michel alla repérer les alentours pour s’assurer que personne ne risquait d’intervenir pendant l’embuscade. Les autres en profitèrent pour mettre l’opération au point.
L’endroit était un grand bâtiment dont la fonction initiale échappait complètement à Jean. Néanmoins, l’endroit était large, des passerelles avec rambardes faisaient le tour de la pièce au premier étage et le plafond avait dû être haut à l’époque où il existait encore.
Jean avisa au loin une de ces vieilles citernes qu’on trouvait un peu partout dans le No Man’s Land. Il demanda à Christophe si cette tour pourrait faire un bon poste de sniper.
- De là, tu auras une bonne vue, c’est sûr. Mais je te conseille quand même de trouver autre chose. C’est trop évident pour un tireur d’élite. On a affaire à un très gros Démon. S’il est trop résistant, il se pourrait qu’on tarde à le tuer et qu’il décide de s’en prendre au connard qui lui tire dessus depuis le début du combat. Et dans ce cas-là, on ne pourra plus rien faire pour toi. Alors que si tu es un tant soit peu planqué, il ne gaspillera pas sa concentration à te chercher. A toi de voir si tu trouves mieux comme emplacement ou pas.
Finalement, Jean trouva un toit d’hypermarché qu’il eut beaucoup de mal à atteindre, mais qui se révéla bien plus intéressant, notamment parce qu’il avait toute la place pour s’allonger. Un pan de mur masquait une bonne partie de la zone d’embuscade, mais aucune fenêtre de tir n’était parfaite. Il redescendit pour avertir Christophe. Celui-ci transmit l’info aux autres pour être sûr qu’ils fassent de leur mieux pour attirer le Démon dans la zone découverte.

Avant de partir, Christophe s’assura que tout le monde était à son poste et savait ce qu’il avait à faire.
- Je vous rappelle que notre proie du jour est d’un niveau plus élevé que ce qu’on a jamais affronté, alors il y a risque qu’il utilise le Corps de Feu.
Devant l’air un peu crétin de Jean, Christophe se sentit le devoir d’expliquer :
- Le Corps de Feu est l’un des sorts que tous les Démons, même les plus faibles, savent utiliser. Leur corps devient enflammé. Ca empêche de pouvoir s’en approcher, mais ça leur inflige des dégâts. D’habitude, ils ne l’utilisent jamais contre des humains. Ca ne vaut pas vraiment le coup. Et quand ils comprennent qu’ils pourraient en avoir besoin, ils sont devenus trop faibles pour risquer de se foutre le feu.
Justine ajouta :
- Mais comme notre gars est beaucoup plus résistant que d’habitude, il pourrait décider de l’utiliser quand même.
- Et s’il utilise un sort de zone ?
- Ne parle pas de malheur…
Christophe ajouta :
- Le mieux à faire, c’est de le tuer avant que ça ne lui passe par la tête.
Puis, il partit chercher le Démon.

Le regardant s’éloigner, Jean demanda à Jacques :
- Comment va-t-il faire pour attirer la bête jusqu’ici ?
Ce fut Michel qui répondit :
- Il y a deux possibilités. La première, plus sûre, consiste à l’approcher en lui disant qu’il a repéré des angéliques à proximité et qu’il a besoin d’aide. La deuxième méthode est beaucoup plus risquée, mais elle a l’avantage d’affaiblir le Démon. Il s’agit de l’attaquer en lui infligeant en un coup le maximum de dégâts, puis de déguerpir le plus vite possible. Rares sont les Démons qui résistent à la provocation. Au pire, il suffit de recommencer deux ou trois fois. Comme c’est Christophe qui court le plus vite parmi nous, c’est toujours lui qui assume ce rôle. Et comme le Démon d’aujourd’hui est un très gros poisson, il va probablement recourir à la deuxième méthode.
- Mais c’est du suicide ! Le Démon n’a besoin que d’un mot pour lancer un sort.
- Pour les sorts directs, ces bestioles ont besoin d’une cible. Si on a suffisamment d’avance, elles n’arrivent pas à nous verrouiller. Et les Démons n’ont que des sorts directs tant qu’ils ne sont pas niveau 25.
Jean réfléchit un instant.
- Alors, la foudre 2 est un sort direct ?
- Exactement. Et il serait temps de se mettre en place. On ne sait pas quand Christophe va revenir avec son nouveau pote.
- Un truc me titille. Comment ce Démon a pu lancer foudre 2 sans me voir, il y a trois jours ?
Justine soupira d’agacement. Sophie répondit sur un ton aimable, mais pressant.
- Ils peuvent aussi viser des objets. En visant l’ensemble du bâtiment, les résidus statiques sont encore largement suffisants pour tuer un être humain. Maintenant, à ton poste !
Jean hocha la tête et retourna escalader son centre commercial. En montant la lunette de visée sur son DTC-17m, il ne put s’empêcher de repenser aux restes noircis de la démoniaque qu’il avait lui-même égorgée. Pour de simples résidus statiques, ça faisait quand même de sacrés dégâts.
Mais le commando Ginuo s’y connaissait. Il était inutile de douter d’eux. Néanmoins, Jean D’Eglise ne se souvenait pas leur avoir montré le cadavre. Un doute effleura son esprit.
Les autres avaient-ils bien compris que ces ossements carbonisés étaient le résultat d'une foudre 2 ?


9) L'embuscade

19 Janvier 1995
Utopia
Secteur Ouest
Zone 9 – Officiellement reconnue sous contrôle Démon

L’attente fut longue et particulièrement pénible. Il y a une chose encore pire que d’affronter un Démon, c’est d’attendre que le Démon arrive. En théorie, dans un cas tel que celui-ci, le sniper était encore celui qui avait le plus de chances de s’en sortir. Mais si les cinq autres se faisaient tuer, le monstre pourrait bien décider de prendre son temps pour le sixième…
Finalement, le Démon arriva et Jean se rendit compte qu’en fait, l’attente n’était pas si pénible que ça.

A travers la lunette de son fusil, le soldat vit d’abord Christophe sauter prestement le reste de mur qui délimitait l’entrepôt. Même à cette distance, il donnait l’impression d’avoir le Diable aux trousses, ce qui n’était pas loin d’être le cas. Puis un monstrueux hurlement retentit et Jean sentit les secousses provoquées par la course du Démon.
Christophe disparut de vue, mais Jean l’entendit pousser un cri, probablement pour attirer la bête. Le sniper pointa son fusil vers le mur éboulé, prêt à tirer dès que le Démon serait dans l’enceinte de l’entrepôt.

Pour Jacques, c’était une première. Quand il avait servi de guide au commando, il s’était contenté de monter un piège, et on lui avait demandé d’attendre loin de là que tout soit fini. Aujourd’hui, il avait encore monté un piège, plusieurs même, mais on lui avait demandé de rester et de se battre. Quand Christophe passa le muret, Jacques et tout le reste du groupe pointèrent leurs armes dans cette direction, s’attendant à voir surgir d’un moment à l’autre un gros tas de deux quintaux.
Le gros tas surgit effectivement, mais l’idée de faire un détour ne semblait pas lui avoir traversé l’esprit. Dans un bruit d’apocalypse, le Démon pénétra dans l’entrepôt en défonçant un mur qui n’était pas encore en ruine. Plusieurs caillasses grosses comme une pastèque, mais un peu plus lourdes, filèrent à travers l’espace. L’une d’entre elles siffla aux oreilles du barbu. A travers l’épaisse poussière soulevée par l’entrée en scène, il distingua une silhouette de deux mètres cinquante de haut plus ou moins humanoïde. Les réflexes parlèrent avant son jugement : il ouvrit le feu.

De là où il était, Jean D’Eglise ne pouvait voir le Démon, mais il était évident que celui-ci n’était pas entré là où on s’y attendait. Il essaya de rationaliser la situation en se disant que le Démon avait dû s’affaiblir en fonçant dans ce mur. Néanmoins, il était impossible de lui tirer dessus.
Jean aperçut quand même Jacques et Justine qui mitraillaient comme des porcs avec leur Dété. Au son, Michel était probablement aussi en train de tirer. Puis une énorme masse traversa son champ de vision. Jean n’eut pas le temps de presser la gâchette que la masse posait le pied sur un endroit un peu fragile et chutait dans un trou creusé à cet effet dans la matinée. Le trou n’était pas profond, mais quand on pèse le poids d’un Démon, on se fait mal quand même. Sans surprise, celui-ci ne sembla pas se blesser, mais n’apprécia pas pour autant. Jean aperçut une tête qui dépassait. Il ne réfléchit pas et pressa la détente. Aux hurlements de la bête, la balle avait touché.
C’était le moment le plus délicat. Maintenant, le Démon savait qu’il était tombé dans un guet-apens bien organisé et qu’il courait un risque. Il allait donc forcément passer aux choses sérieuses.
Jean attendit que le canon refroidisse et tira une deuxième balle.
De gigantesques pinces se posèrent sur les bords du trou et tâchèrent de se hisser en dehors. Plusieurs épais rochers préalablement accrochés à une poutrelle au dessus du trou tombèrent alors sur le Démon, l’affaiblissant d’avantage.
Pour autant, il aurait pu être fait de métal. La chute de pierres ne le ralentit même pas.
Jean tira une troisième fois.

De son coté, Christophe n’avait même pas attendu de reprendre son souffle avant d’arracher le mode lance-grenade de son Dété et de lancer un jet de balles continu sur le Démon. Durant sa fuite, il avait réussi à envoyer trois grenades vers le monstre, un excellent score. Une avait touché de façon sûre. Christophe ne s’était pas retourné pour vérifier si les deux autres avaient fait mouche.
Devant lui, la bête tentait de sortir du trou. Le chef du commando tira sur les pinces rouge sang sans même prendre la peine de viser correctement. De toute façon, un Démon n’avait ni point faible, ni point fort. Un coup dans le pied faisait autant de dégâts qu’un coup entre les deux yeux.
Soulevant les pierres qui le recouvraient, le monstre hissa sa masse hors du trou et se dressa de toute sa hauteur face à Christophe. Ce n’était pas la première fois que ce dernier voyait un Démon, mais on ne s’habituait jamais vraiment.
Le monstre était de forme humaine, comme n’importe quel Ange. Un humain de deux mètres cinquante tout en muscles, presque aussi large que haut. Celui-ci portait une longue barbe et de longs cheveux hirsutes, à la mode démoniaque. Comme les trois quarts des Démons, ses cheveux étaient roux. Une peau de bête lui était attachée à la taille, dans le seul but de s’adapter un temps soit peu aux coutumes humaines, vu que Démons et Anges étaient asexués.
Mais le détail amusant, le petit truc qui faisait qu’on savait immédiatement qu’on avait à faire à un Démon et pas à un Ange, c’était les pinces. Au lieu d’avoir des mains, les Démons avaient d’énormes pinces rouge vif, comme celles d’un tourteau. Quand on les voyait, on comprenait qu’il serait une très mauvaise idée d’y glisser la tête, ou même n’importe quelle autre partie de son anatomie. On avait raison de le penser.
Le monstre se tourna vers Christophe. Il avait compris qu’il s’était fait avoir et il n’aimait pas ça. Une colère intense se lisait dans ses yeux et sa queue de scorpion se dressa au dessus de sa tête.
Ah oui, j’avais oublié de parler de la queue. C’est une autre joyeuseté qui équipe ces petites bêtes, les rendant encore plus sympathiques. Certains prétendent que le dard est empoisonné, ce qui est tout à fait possible vu la ressemblance frappante avec celle d’un scorpion. Par contre, on s’en fout un peu de savoir si c’est vrai ou pas, vu que la peau des Anges est impénétrable et qu’un humain qui se fait frapper par cette chose n’a de toute façon aucune chance de s’en relever.
Enfin bref, Christophe comprit qu’il était dans la merde. Avec tout ce qu’il s’était pris, le Démon devait commencer à approcher dangereusement de sa limite et il avait tout intérêt à recourir à ses sorts. Des rafales de balles le frappaient de toute part, mais il avait sans aucun doute possible envie de s’occuper de Christophe en priorité.

C’est alors que Sophie arriva par derrière, de toute la vitesse que le poids de sa masse et les muscles de ses jambes lui permettaient et asséna un coup d’une puissance hallucinante dans la queue du monstre.
La queue n’oscilla même pas. Par contre, le choc fut si rude que Sophie tomba à la renverse et lâcha son marteau. Par réflexe, elle roula pour s’éloigner du Démon, et bien lui en prit parce que le dard se planta à quelques centimètres d’elle dans le sol.
Néanmoins, le Démon comprit que cet adversaire ne lui causerait plus d’ennuis dans l’immédiat. Il releva les yeux et tendit sa main vers la première silhouette munie d’un fusil mitrailleur qu’il trouva devant lui et s'écria :
- Foudre 1 !

Christophe vit avec horreur l’éclair partir de la pince du Démon en direction de Justine. Celle-ci poussa un hurlement et tomba à la renverse. Le Démon n’attendit pas une seconde et pointa sa pince vers Michel :
- Eclair…
Le « 1 » ne sortit jamais. En plein milieu de l’incantation, une balle de sniper frappa le monstre et celui-ci disparut. Comme ça, sans effets spéciaux, ni bruits de tonnerre. Christophe cessa aussitôt de tirer, de peur de toucher quelqu’un de l’autre coté.
Puis il tomba à terre pour reprendre son souffle.

Dès que le Démon disparut, Jean se releva et entreprit de descendre au niveau du sol. Après avoir failli se casser les os en ratant une prise, ce qui aurait quand même été drôlement con, il courut dans l’entrepôt pour voir qui s’était pris la foudre.
Il trouva Christophe à moitié mort dans son coin, et tous les autres qui entouraient une Justine étendue. Jean courut vers eux et, tout en sachant que sa question était d’une stupidité rare, demanda :
- Ca va ?
Il vit alors Justine se redresser difficilement, les cheveux complètement dressés sur la tête. Il n’arriva pas à étouffer son rire. La jeune fille le regarda avec l’air de quelqu’un qui n’a pas encore compris que son réveil venait de lui annoncer qu’il était temps de se lever. Puis elle déclara :
- C’est ça, marre-toi…
Jacques, Michel et Sophie furent contaminés par le fou rire et Sophie manqua même broyer Justine dans ses bras.
Jean finit par demander :
- Mais… Non pas que je critique la situation, mais on n’est pas censé mourir quand on se prend une foudre 1 ?
Michel lui répondit :
- En théorie, si. Mais tu viens d’assister à l’effet merveilleux des paratonnerres !
- Des quoi ? On peut utiliser des paratonnerres contre ces sorts ?
Michel hocha la tête.
- C’est le seul sort contre lequel on ait trouvé une réplique. Si on plante des paratonnerres à proximité des combattants, la majeure partie de la décharge passe dans le métal. Mais ça ne fonctionne que si on est très près. Et encore, comme tu le vois, la victime se fait quand même bien secouer.
- Mais, je n’en avais pas, moi !
- Ah, tiens, non, en effet…
Jacques se redressa et appela :
- Christophe ! Justine va bien !
L’interpellé, toujours allongé au sol, agita vaguement un bras pour faire comprendre qu’il avait assimilé l’information.
Jacques ajouta alors :
- Allez, on remballe tout vite fait et on dégage d’ici. Les bruits du combat pourraient attirer des démoniaques.


10) Retour au bercail

20 Janvier 1995
Utopia
Secteur Ouest
Zone 7 – No Man’s Land

Le chemin du retour fut plus facile qu’à l’aller. Il suffisait de retourner au QG de l’Ouest et n’importe qui dans le groupe en était capable. A l’avant, Christophe avait l’air morose. Jean alla lui parler :
- Qu’est-ce qu’il y a ? On a réussi à éviter les pertes, non ?
- Les pertes humaines, oui. La perte de temps, non.
- Pourquoi ça ? On a été bien assez rapides, je trouve.
- On n’a pas tué la bonne cible.
- Pardon ?
- Non. Le Démon qu’on a tué devait être de niveau 9 ou 10, peut-être 11, mais certainement pas niveau 15. Le Démon que tu as croisé devait être celui qui a quitté la région juste après ton passage.
Jean éprouva une très vive déception à cette pensée.
- Mais ne peut-on pas le traquer ?
- Peut-être qu’on pourrait, mais quand bien même on le retrouverait, ça ne servirait à rien. Nous n’avons plus assez de munitions et la mort d’un Démon dans les parages va faire sensation. Il n’était pas prudent de s’attarder. De toute façon, dis-toi que si le Démon que nous avons affronté avait été de niveau 15, nous serions tous morts à l’heure qu’il est. Au lieu de lancer la foudre 1, il aurait lancé la foudre 2 et les paratonnerres n’auraient jamais suffi à nous sauver. Peut-être même n’auraient-ils pas été efficaces contre la foudre 1 d’un Démon de niveau 15. J’ai moi-même proposé d’envoyer le commando contre ton Démon. Je me rends compte maintenant que c’était une bêtise absolue.
L’autre resta un instant silencieux. Puis il ajouta :
- Alors je n’ai pas tué un haut niveau…
Christophe redressa la tête.
- A six humains contre un niveau 9, c’est déjà exceptionnel. Ce truc est une armée à lui tout seul. D’ailleurs, rien ne dit que c’est toi qui l’a achevé.
- Hein ? Mais c’était juste quand j’ai tiré !
- Oui. Et quand Michel, Jacques et moi tirions aussi en continu. Tu aurais peut-être voulu qu’on filme et qu’on se le repasse au ralenti pour voir qui a tiré la balle fatidique ?
Encore plus déçu, Jean grommela un instant sans rien ajouter. Puis il finit par sortir de son mutisme :
- Au fait, maintenant que les paratonnerres sont testés, va-t-on en distribuer aux troupes régulières ?
- Ca fait longtemps qu’on les a testés. Et non, les troupes régulières n’y auront pas droit. Déjà parce qu’il faut les installer à l’avance, mais aussi pour être sûr que les Démons n’en entendent jamais parler.
Le soldat sentit monter sa colère.
- Alors, nous, on peut crever parce que les commandos veulent garder leurs atouts secrets, j’ai bien compris ?
- Exactement. Si un seul Démon survit à une bataille dans laquelle des paratonnerres ont été utilisés, plus jamais ils n’utiliseront le sort foudre 1, ni contre les soldats, ni contre les commandos. Et au final, on aura perdu un avantage qui pourrait sauver beaucoup de monde, tout ça pour quelques soldats lors d’une seule bataille. Ca n’en vaut pas le coup, crois-moi.
Jean sentit sa colère retomber. Après tout, si telle était la décision du haut commandement, c’est bien que les enjeux en avaient été longuement discutés auparavant. Aussi tentant qu’il pouvait être de se plaindre, les simples soldats n’avaient pas toutes les informations nécessaires pour juger.

*****

Le groupe ne rencontra pas la moindre patrouille angélique sur la route du retour. En arrivant à la frontière, ils comprirent pourquoi. Ou plutôt non, ils ne comprirent absolument pas, mais au moins, ils avaient un indice.
Une épaisse couche de givre recouvrait la zone frontalière sur plusieurs dizaines de mètres. En dessous, on trouvait pêle-mêle des soldats, des armes, des barricades, enfin bref, ce qui constituait autrefois la frontière. Plusieurs soldats étaient occupés à essayer de réinstaller un semblant d’ordre au cas où une attaque de démoniaques se produirait.
Obéissant au protocole, les membres du commando ravalèrent leurs questions et laissèrent les soldats travailler du mieux possible. Le QG de l’Ouest n’était pas loin derrière la frontière et ils n’eurent qu’à suivre la piste de désolation pour y arriver. De toute façon, la lueur rouge suffisait à indiquer le chemin.

Arrivé au QG, Jean fut réquisitionné pour aider à éteindre l’incendie pendant que le commando Ginuo était envoyé dans des installations temporaires pour faire leur débriefing. Jean ne les revit plus jamais, sauf Michel qui continua son travail de cuisinier.
Jean savait qu’il n’était pas censé demander ce qu’il s’était passé, mais un jour où il n’y avait pas grand monde au mess, Michel vint de lui-même s’attabler à coté de lui après son service.
- Alors, comment vont les choses pour toi ?
- Ca va. On ne m’a plus envoyé dans le No Man’s Land depuis la mission. Je me contente de postes temporaires à la frontière. Pour tout te dire, ça me convient largement, mais je pense quand même que c’est du gaspillage. Dans cette histoire, j’ai acquis des connaissances et de l’expérience contre les Démons ou pour la survie dans le No Man’s Land et j’ai l’impression que tout ça n’est pas utilisé comme il devrait.
Michel opina du chef, puis demanda :
- Tu veux savoir ce qu’il s’est passé ?
- Tu veux dire, le jour où on est revenu ? Je sais qu’il y a eu une attaque de Démons pendant notre absence, c’est tout. Si j’avais besoin d’en savoir plus, on me l’aurait dit.
- Tu n’as pas besoin d’en savoir plus, mais tu en as peut-être envie, non ?
- Ecoute, je sais que les membres du commando vivent un peu en marge et fleurtent sans cesse avec les interdictions, mais je ne suis pas un membre du groupe et je crois très sincèrement en l’Ordre, alors je ne veux pas savoir ce qui est classé.
Le cuisinier eut un sourire.
- Ce n’est pas vraiment classé. Personne ne nous a donné l’ordre de ne pas en parler. Et puis, j’estime que tu as le droit d’être au courant, vu que tu es concerné par l’affaire.
Jean jeta un regard inquiet alentours. Se sentant l’effet d’un traître, il finit par dire :
- Ok, dis moi.
- Ce n’était pas une attaque de Démons. C’était l’attaque d’un seul Démon.
- Un seul qui a fait tant de dégâts ?
- Il faut dire qu’il n’est pas nécessaire de jeter plusieurs fois le sort feu 3 pour causer des dégâts irréparables…
- Quoi ?
- Oui. Il est arrivé à la frontière et a jeté un sort de glace 3 pour tuer tout le monde rapidement et en silence. Puis il est arrivé devant le QG, a balayé les défenses avec plusieurs tourbillons, puis il a défoncé le mur d’enceinte et a lancé un sort de feu 3 sur le bâtiment principal. Il est parti très exactement avant que les Phalanges n’arrivent.
- Mais il n’y a pas toujours des Phalanges dans le coin ?
- Pas cette nuit-là. Le Démon a réussi à éviter toutes les patrouilles, a frappé à l’endroit le plus faible de la frontière et il savait qu’aucune Phalange ne le gênerait. Il savait aussi combien de temps elles mettraient pour arriver.
Jean resta sans voix. C’était beaucoup trop de révélations en très peu de phrases. Tout d’abord, cela voulait dire qu’un Démon d’un niveau très supérieur à toutes les estimations officielles existait. Ceci était déjà pour le moins dérangeant. Mais aussi, ça signifiait que le Démon en question avait eu accès à des données confidentielles. Et ces données lui avaient forcément été fournies par quelqu’un.
- Se pourrait-il qu’à très haut niveau, les Démons aient un sort permettant de connaître l’avenir ?
Michel secoua lentement la tête.
- Non. Il y a eu une fuite. Et à ce niveau-là, ce n’était pas accidentel. En résumé, ton Démon avait probablement bien utilisé le sort foudre 3 pour essayer de te tuer. Il a disparu juste après ton passage, ce qui signifie qu’il fait très attention et qu’on va en chier si on espère le tuer un jour, et il a attendu le meilleur moment pour aller infliger des pertes aux angéliques. Quant à la raison pour laquelle tu n’es plus envoyé dans le No Man’s Land, elle doit maintenant te sembler évidente, non ?
Jean garda une expression d’ignorance totale. En effet, il ne voyait aucun rapport. Apparemment, Michel s’en rendit compte. Il se leva et, avant de partir, ajouta :
- Laisse-moi te donner un indice. Tu étais absent pendant l’attaque et tu es le seul angélique à être revenu vivant d’une rencontre avec ce monstre…
Le soldat regarda le cuisinier s’éloigner et ne répondit rien. De toute façon, il n’y avait rien à ajouter. L’armée angélique n’envoyait pas ses hommes à la guillotine sur la base de simples soupçons. Mais une fois que le germe du doute s’était installé, il n’était plus question de courir le moindre risque.
Lentement, Jean revint vers son plateau où la nourriture refroidissait. Ne trouvant rien de mieux à faire, il termina son repas.


Voilà tout pour ce qui concernait notre premier protagoniste.
La prochaine fois, nous nous attarderons d'avantage sur
L'Aide du Passeur.