HISTOIRE DE L'EMPIRE METALLIQUE
épisode 7

Ville silencieuse


1) Un nouveau décor

   Une lumière blanche et crue éclairait la scène. Au milieu, un jeune Ff était allongé sur le dos. Quand il entrouvrit les yeux, cette blancheur l’éblouit et il les referma aussitôt. Pendant un moment, il se demanda où il était. Le sol sous son dos était dur. Ca n’avait pas la consistance du bois. Les yeux blessés par la lumière, le Ff roula sur le ventre et essaya à nouveau de regarder où il se trouvait. L’éclairage était toujours aussi violent, mais peu à peu, il discerna ce qui l’entourait. Le sol était gris et rugueux. Il s’était égratigné le coude rien qu’en se retournant. En passant la main, il constata qu’on aurait dit des milliers de tout petits cailloux, comme collés entre eux pour les empêcher de bouger. Ce sol était aussi très chaud. Le jeune mâle ne parvenait pas à laisser sa main très longtemps au même endroit. Curieusement, la chaleur semblait venir d’au-dessus. L’impression était très désagréable, comme de se trouver sur un gril. S’il n’avait pas été vêtu, le Ff serait probablement brûlé de partout. Curieusement, la pensée de porter des habits le perturba. Se relevant, d’abord à quatre pattes, puis sur ses jambes, il constata qu’il portait un pantalon brun et une sorte de longue veste sombre qui descendait jusqu’aux genoux. Une capuche pendait sur son dos et il s’empressa de la ramener sur sa tête pour se protéger des rayonnements.
   Titubant, il s’approcha d’une rangée de structures de deux ou trois étages qui bordait la route. De l’autre coté, on pouvait voir exactement les mêmes bâtiments, dans la même disposition. La source lumineuse semblait se trouver directement au-dessus, mais elle devait être légèrement inclinée, car en se collant contre un mur, le mâle parvint à trouver une ombre précaire, tout juste suffisante à l’abriter. C’était anormal. Il n’aurait su dire pourquoi, mais le vide au-dessus de sa tête lui donnait le vertige. Il aurait préféré qu’il soit en dessous, tout comme la source de lumière. C’en devenait même nauséeux. Comme s’il risquait de tomber vers le haut d’un moment à l’autre.
   Derrière lui, le mur était fait d’un métal noir déplaisant. Si ce mur avait été directement exposé à la chaleur, il aurait lui-même chauffé à tel point que le mâle n’aurait pu s’en approcher. Qui avait bien pu construire en métal dans un environnement aussi chaud ?
   Rassemblant ses forces, le Ff en profita pour observer la rue plus attentivement. Au centre se trouvait la route goudronnée sur laquelle il s’était réveillé. De part et d’autre, les structures de métal noir détonnaient sous cet éclairage de plomb. Elles étaient si chaudes qu’on voyait l’air onduler au dessus d’elles. Le style était toujours le même : des bâtisses tout en hauteur avec des avancées décoratives pointues. Les toits ressemblaient à des lames et nul doute qu’un oiseau sur deux voulant s’y poser devait s’embrocher, si tant est que des oiseaux vivaient dans le coin. Pour casser l’obscurité qui se dégageait de ces bâtiments, on y avait rajouté des teintes de rouge. Le résultat était certes très esthétiques, mais donnait l’impression de traînées de sang dégoulinant d’armes compliquées et particulièrement tranchantes. Le Ff s’en trouva d’autant plus mal à l’aise.

   Après une courte marche dans l’ombre toute relative, notre vagabond repéra que la porte massive d’un des bâtiments de son coté était à moitié ouverte. Espérant trouver de quoi boire, le jeune Ff s’y engouffra et sentit la chaleur monter brusquement. On se serait cru dans un four. Les murs étaient recouverts d’un velours rouge très aristocratique, mais la structure de base restait faite de ce métal noir qui semblait retenir la chaleur. L’endroit était invivable et s’il y avait eu de l’eau ici, elle s’était sûrement évaporée depuis. Malgré tout, l’endroit semblait confortable. Il y avait de nombreux meubles en bois au style ouvragé, mais certains avaient commencé à se craqueler sous l’effet de la chaleur. L’endroit était aussi désert et silencieux que l’était la rue, mais il restait des fleurs complètement desséchées dans un vase. Cette maison n’avait certainement pas été désertée depuis très longtemps.
   S’apprêtant à ressortir de cet enfer de chaleur, notre Ff capta son reflet dans un grand miroir accroché au mur au-dessus d’un bureau en bois. Interloqué, il s’approcha un instant. Le verre lui renvoya l’image d’un Ff encore jeune, la peau bleue, les oreilles en pointes, les yeux orange pâle et les traits tirés par la soif. C’est alors qu’il se posa une question qu’il fut étonné de ne pas s’être posé plus tôt : qui était-il ?
   Il n’eut guère le loisir d’y réfléchir, car presque aussitôt, une fissure apparu dans le miroir avec un son léger, presque inaudible. Peu rassuré, le Ff décida alors de quitter cette maison sans tarder.

   Alors que la pièce se trouvait de nouveau déserte, le silence complet se fit. Tout au plus entendait-on un faible craquement de temps en temps, réaction du bois à l’exceptionnelle chaleur. Puis un nouveau son cristallin retentit, tout aussi léger que le premier. Et encore un autre, un tout petit peu plus fort. Le miroir commença à se fissurer de haut en bas, de nouvelles brisures apparaissant sur toute sa surface, traçant comme une toile d’araignée complètement bourrée. Au moment où toute image devenait impossible à discerner, le miroir éclata dans un grand bruit de verre brisé, une myriade de particules arrosant la pièce.

   Le Ff errant déambula pendant encore une bonne demi-heure. Où qu’il aille, il n’y avait pas trace du moindre être vivant. L’impression générale était particulièrement déroutante. Etait-ce la chaleur qui avait fait fuir tout le monde ? C’était probable, mais alors pourquoi personne n’avait rien emporté ? Sur son trajet, le mâle avait découvert quelques autres maisons mal fermées. A chaque fois, il faisait trop chaud pour s’y installer ou pour espérer y trouver quoi que ce soit de comestible, mais tout semblait avoir été laissé tel quel. Un habit négligemment jeté sur un fauteuil, des restes de repas (hélas complètement desséchés), même ces portes mal fermées, tout indiquait que les gens avaient dû partir précipitamment. Mais alors pourquoi l’avait-on laissé au milieu de la route ? L’avait-on abandonné ? Il ne pouvait pas être là depuis très longtemps sans quoi il serait mort déshydraté. Tout le monde avait-il pu évacuer pendant le laps de temps où il était resté inconscient ?
   De nombreuses questions se bousculaient dans sa tête, mais il y avait plus urgent. S’il ne trouvait pas très vite à manger et surtout à boire, une chose était sûre, il n’obtiendrait jamais de réponse à ses questions. Apparemment, il était dans une grande ville. Où qu’il aille, c’était toujours ces mêmes bâtiments noirs. La taille et la forme variaient, mais l’agencement était le même : des rues parfaitement organisées, pas toujours parallèles, souvent courbes, mais impeccablement ordonnées. Ici et là, une grande cheminée dépassait loin au dessus des autres bâtiments. On aurait dit un labyrinthe.
   Brusquement, le Ff assoiffé se laissa tomber au sol. Il lui restait encore des forces, mais ça devenait trop pour lui. Il était coincé dans un endroit dont il ignorait tout, ne sachant qui il était, sous un ciel d’une chaleur insoutenable, sans nul part pour s’abriter, sans rien à manger, sans rien à boire et sans rien à fumer. Un instant, il se demanda qu’est-ce qui pouvait bien lui prendre de vouloir fumer dans une telle situation, mais il ne s’y attarda pas. Et pour couronner le tout, l’ensemble du paysage lui semblait à l’envers, sans qu’il comprenne pourquoi.
   C’est en levant les yeux qu’il aperçu une tâche sombre dans le lointain. Plus qu’une tâche, les contours semblaient très clairement délimités. La chose avait l’air très éloignée, mais rien ne la rattachait au sol, comme si elle volait. Sans trop savoir pourquoi, le jeune Ff décida de se diriger en direction de la chose, peut-être parce que c’était l’unique point de repère dans ce ciel blanc.
   Une main en visière, il marcha un bon moment, ne regardant plus où il posait les pieds, les yeux braqués sur ce point minuscule. Il venait de débarquer sur ce qui semblait être une grande place, mais il n’y fit pas attention, trop concentré sur sa cible. Un très léger souffle d’air l’avertit d’un changement. S’arrêtant, le voyageur baissa les yeux et cru que son cœur allait s’arrêter. A quelques mètres devant lui, le sol disparaissait. Il n’y avait plus rien, fin de la ville, fin du monde, rien qu’une étendue blanche. Et ce petit point volant, au loin.
   Curieux, le Ff décida de s’approcher pour jeter un œil par dessus bord. La vue fut encore plus impressionnante que s’il n’y avait eut que du vide. Sous ses yeux s’étendaient des dizaines de villes comme celle dans laquelle il se trouvait. Toutes se situaient à différents niveaux d’altitude. Probablement le point qu’il suivait était-il l’une d’entre elles, encore plus élevée que la sienne. Des sortes de chaînes énormes et noires reliaient les villes entre elles. Depuis son emplacement, il pu voir qu’une de ces chaînes devait s’accrocher non loin de là où il se trouvait. En regardant bien, il lui sembla que chacune de ces villes se déplaçait. Un mouvement lent et apparemment aléatoire. Des pylônes fixes croisaient l’air en plusieurs endroits, certains verticaux, d’autres à l’horizontale. Ces pylônes étaient une fois de plus en métal noir, mais ils n’étaient pas pleins. Ils ressemblaient plus à une myriade de fils qui s’entrecroisaient, permettant de voir à travers. Encore plus bas, sous les nombreuses villes, tout devenait noir. On devinait qu’il devait y avoir un fond, mais celui-ci disparaissait dans l’obscurité, des kilomètres plus bas. En regardant plus attentivement, le Ff cru discerner une très faible lueur orangée au cœur même de ces ténèbres. Sans qu’il comprenne pourquoi, cette infime lueur lui redonna espoir.

   C’est à ce moment là que la lumière s’éteignit. Brutalement, le monde entier se retrouva plongé dans le noir. La lueur orangée apparaissait toujours tout au fond, et quelques vagues reflets étaient discernables là où se trouvaient d’autres villes, mais c’était tout. Reculant de peur de tomber, le Ff se retrouva terrifié. Il n’avait aucun moyen de s’en souvenir, mais il lui semblait qu’il n’avait jamais connu l’obscurité. Oh, il avait déjà fermé les yeux, ou s’était sûrement retrouvé dans des endroits sombres. Mais jamais, à l’extérieur, il n’avait vu la lumière s’arrêter. Il se demanda un court moment s’il n’était pas devenu aveugle, mais il sentit très vite que la température diminuait peu à peu. C’était encore pire qu’une simple ville déserte. Maintenant, il imaginait les pires horreurs possibles se trouvant à quelques centimètres de lui.
   Histoire de faire marcher un peu plus son imagination déjà fertile, un hurlement digne d'un très gros prédateur retentit dans toute la ville. Une fois de plus, malgré sa perte de souvenirs, il sut avec certitude que jamais il n’avait entendu tel hurlement. Ce cri ne pouvait pas provenir d’un de ses semblables. Probablement pas d’un animal non plus. Quoi que ce fut, le jeune mâle terrorisé décida qu’il ne voulait pas savoir.

   Après une attente assez courte, le Ff se rendit compte qu’il commençait à y voir légèrement. Les grandes bâtisses de métal pointues irradiaient une faible lueur rouge. Ca ne parvenait pas vraiment à éclairer, mais au moins, il devenait possible de voir où se trouvaient les bâtiments.
   Assez logiquement, le vagabond perdu décida de quitter l’endroit le plus vite possible. Il avait vu qu’une chaîne partait du bord de cette ville vers une autre plus bas. Si la chaîne retenait les villes ensemble, elle était sûrement assez solide pour supporter son poids. Curieusement, l’idée d’être suspendu au-dessus du vide, même sur une longue distance, ne l’effraya pas. Peut-être avait-il déjà voyagé entre ces villes par cette manière.
   Avançant presque à tâtons, le Ff longea le vide en essayant de rester aussi près que possible des bâtiments. Ceux-ci dégageaient encore de la chaleur, mais dans quelques minutes, ils auraient sûrement assez refroidi et ne dégageraient même plus de lumière. Dans ce cas, le mâle errant se dit qu’il tâcherait de trouver un bâtiment dans lequel s’abriter en attendant que la lumière revienne. Si tant est qu’elle revienne un jour. Dans le doute, autant ne pas traîner et atteindre très vite la chaîne.

   Le Ff marchait depuis une petit bout de temps et commençait à se demander s’il n’avait pas raté sa cible dans l’obscurité lorsque un grincement métallique assourdissant retentit dans toute la ville. Pas encore tout à fait remises de cette épreuve, les oreilles de notre héros captèrent aussitôt après un nouveau hurlement en tout point semblable au premier. Le jeune mâle accéléra, au risque de passer accidentellement par dessus bord. Après tout, la Chute serait préférable à une rencontre avec cette chose. En se disant ça, il se demanda pour quelle raison il avait pensé à la Chute avec un C majuscule. Ca lui avait semblé un terme approprié, et vu la taille de la chute en question, une majuscule ne semblait pas de trop.
   Ces petites considérations furent balayées par un nouveau grincement. Absolument atroce, on aurait dit qu’une créature déchirait les murs des maisons comme s’il s’était agi de papier, et pour ce qu’on en savait, c’était très probablement ce qu’il se produisait.
   C’est bien ma veine ! Coincé sur une ville volante surchauffée et dans le noir complet l’instant d’après, avec une grosse bestiole sûrement affamée qui arrache les bâtiments en guise d’apéritif. Je ne sais même pas ce que je fais là. J’ignore comment j’y suis arrivé, mais je n’ai sûrement pas choisi de me retrouver ici !
   C’est alors qu’apparut, comme une oasis en plein désert ou un phare en pleine tempête maritime, un bâtiment à l’écart des autres, en forme de tour trapue, auquel se rattachait la chaîne. Deux petites lumières rouges en éclairaient l’entrée. Bien que ces lumières ne soient guère diffuses, elles suffirent au Ff pour se rendre compte que jamais il ne pourrait s’accrocher à cette chaîne. De loin, il n’avait pas fait attention, mais de près, il se rendait compte que cette saloperie faisait bien cinq mètres de large. Les maillons étaient énormes et totalement lisses. Peut-être qu’en grimpant tout en haut…
   Puis il aperçu encore mieux. A coté de la chaîne, invisible de loin, se trouvait un tube souple transparent, un peu plus large que le Ff était grand, qui partait de la base de la tour et suivait la chaîne tout du long. Du moins, il espéra que le tube suivrait tout du long…
   S’approchant, il constata qu’une bulle de sa taille se trouvait à l’intérieur et que la porte d’entrée de la tour menait directement dans cette bulle. Rien de bien intéressant. Le fuyard s’apprêta à s’agripper au tube, quand un bruit étrange retentit non loin derrière lui. On aurait dit un faible chuintement produit par une fuite de gaz. Se retournant pour voir d’où venait le son, le jeune Ff vit à la lueur des lumières rouges que le sol de goudron semblait onduler comme une flaque de mercure. Ce spectacle était fort inhabituel, mais de nouveaux grincements et hurlements retentirent, cette fois suivis du carnage qui faisait le bâtiment de fer qui s’écrasa vingt mètres plus loin. C’en était un poil trop. Mais avant même que le fuyard puisse détourner les yeux, du nouveau se produisit. Dans ce genre de situation, on évite d’être curieux et on fuit tout de suite, mais là, cette espèce d’ondulation au milieu de la rue avait quelque chose d’hypnotique. Enfin au début en tout cas. Parce que quand une grosse bestiole noire s’en extirpa comme on sort d’une piscine, ça devint tout de suite moins hypnotisant. La chose se mit à quatre pattes, ce qui lui donnait encore deux bons mètres de haut. Elle était tellement noire qu’on ne pouvait en distinguer que la silhouette, mais c’était bien suffisant. La chose avait deux bras et deux jambes, mais démesurés par rapport au reste du corps. Telle qu’elle était positionnée, ses coudes et ses genoux étaient loin au dessus de son corps, comme une araignée. C’était clairement la silhouette d’un être rapide et agile. Ca, plus les griffes et la tête triangulaire digne de tout prédateur qui connaît son métier, et le Ff commença à douter de pouvoir semer la bête en grimpant sur le tuyau transparent. Histoire d’en rajouter un peu, le monstre se tourna droit vers lui. De saisissement, la proie recula et buta contre le bas de la porte. Il tomba assis sur une petit banc en plastique transparent à l’intérieur de la bulle. Aussitôt, une voix féminine aux intonations agréables annonça :
   - Passager détecté. Transport sur le point de démarrer. Attention à la fermeture de la porte.
   Le passager en question comprit d’autant moins que la grosse bête venait d’effectuer un bond prodigieux droit vers lui. La porte se referma alors, avec un calme franchement agaçant pour qui se trouvait dans la situation décrite plus haut. La créature réussit à glisser une main griffue avant la fermeture complète. Ne trouvant rien de mieux à faire, le Ff pris comme une souris dans un piège se mit à hurler de façon fort peu virile en s’agitant sur son siège. Alors que la créature se démenait pour atteindre sa proie, la bulle s’illumina soudainement et aveugla nos deux protagonistes. Et tout doucement, la bulle commença à se déplacer dans le tube. Le monstre noir n’eut que le temps d’enlever sa main pour ne pas se la faire arracher. Il suivit un instant sa victime depuis l’extérieur puis hurla de dépit en la voyant accélérer en direction d’une autre ville.

   Le passager ne comprit pas ce qui lui arrivait. Cette espèce de téléphérique lui apparaissait comme un petit havre de paix. Il y avait de la lumière, une petite musique apaisante mais un peu gonflante et il s’éloignait de cette ville maudite. Comme les murs étaient transparents, il eut une vue magnifique sur le néant ténébreux qui l’entourait et sur la volumineuse chaîne noire qui défilait juste à coté de lui. De l’autre coté de la chaîne, il aperçu un autre tube transparent, probablement pour le transport depuis l’autre ville. Portant un dernier regard sur celle qu’il quittait, il distingua une tâche plus ténébreuse que le reste, là d’où il était parti. Il pensa d’abord qu’il devait s’agir de la tour à laquelle la chaîne s’accrochait, mais cette pensée disparut quand il vit la silhouette bouger. Son cœur se glaça. Ce truc était absolument énorme. Comme pour confirmer cette pensée, la chose hurla. Il s’agissait bien du hurlement entendu plus tôt.
   Le Ff se dit qu’il avait eu raison de partir, mais la bête géante ne l’entendit pas de cette oreille. Après un nouveau crissement de métal particulièrement violent pour les oreilles, le tube transparent se mit à osciller. Déséquilibré, le mâle commença à se demander si ce cauchemar prendrait un jour fin. Le voyage continua malgré tout à une allure fort élevée. De nouvelles secousses vinrent perturber le confort, toujours plus violentes. Finalement, notre héros vit la chaîne à coté qui s’affaissait.
   Puis qui disparut…
   Avalant difficilement sa salive, il décida d’agir. Ce qui n’est pas facile quand vous êtes coincés dans une bulle au milieu du vide absolu. Il se rua comme un fou sur la porte et se mit à taper en hurlant :
   - Ouvre-toi, saloperie ! Ouvre-toi !
   Ses coups finirent par atteindre le petit clavier obligeamment placé à coté de la porte. La voix féminine s’entendit alors de nouveau :
   - Vous avez demandé à faire demi-tour. Veuillez rester assis pendant la durée du freinage.
   - Mais non ! Mais qu’est-ce que tu me racontes ! Ta gueule et ouvre-toi !
   Nouveaux coups répétés, puis alors que l’appareil commençait à repartir vers la source du danger, la voix annonça :
   - Vous avez demandé l’ouverture de la porte. Ceci amènera un arrêt complet du transport. Désirez-vous confirmer ?
   - Oui, oui, je confirme !
   Cette réponse ne provoqua rien. Comprenant qu’il devait y avoir une astuce avec les petits boutons bizarres, le Ff se pencha pour mieux voir. Tous les boutons se ressemblaient, à part dans les symboles bizarres qui les ornaient. L’un d’entre eux devait servir à confirmer. Encore fallait-il trouver lequel, et vite…
   Un peu pressé par le temps et comprenant que la réflexion ne l’amènerait nulle part, l’être un peu primitif appuya sur le bouton en bas à droite, avec l’idée de remonter au fur et à mesure. Ce premier essai fut le bon.
   - Confirmation de l’ouverture de la porte. Veuillez rester assis pendant le freinage. Attention. Vous n’êtes actuellement pas situé à l’un des points d’arrêt normaux du parcours. L’Empire Métallique ne saurait être tenu responsable d’un accident. Si vous tombez, n’espérez pas être secouru.
   Cette déclaration sur un ton poli et l’image souriante que le Ff se faisait de la speakerine détonnaient grandement avec les paroles. Ce détail lui flanqua davantage la chair de poule. Néanmoins, la porte s’ouvrit. Le tube était juste assez large pour laisser passer la boule et la paroi transparente bouchait la sortie. En appuyant dessus, notre fuyard découvrit que cette matière était très souple et après quelques contorsions, il réussit à sortir de sa bulle pour se retrouver directement dans le tube. C’était assez flippant de marcher sur un sol flexible et transparent. Le tout était assez incliné, mais trop caoutchouteux pour pouvoir servir de toboggan.
   La marche reprit donc, mais sur une très courte distance, car à même pas dix mètres de la bulle, le Ff entendit des bruits désagréables qui provenaient de derrière lui et qui évoluaient dans sa direction. Se retournant, il vit très exactement ce qu’il s’attendait à voir. La créature sortie du sol devant ses yeux l’avait suivi en grimpant sur le tube. Ses griffes s’enfonçaient dans la matière en faisant entendre les bruits qui avaient alertés notre héros. Il essaya de courir, mais la vue de sa proie excita le monstre qui accéléra encore.
   La fatigue, le faim et la soif finirent par avoir raison du fuyard qui tomba violement sur le ventre. La chute sur ce matériaux souple ne lui infligea aucune blessure, mais en roulant sur le dos, il eut la désagréable vision du monstre juste au dessus de lui. La lumière de la bulle était fort heureusement trop éloignée pour qu’on voit tous les détails, mais on voyait quand même largement de quoi hanter de nombreux cauchemars.
   Agacée, la bête commença à arracher le haut du tube avec ses griffes, sans trop faire d’efforts d’ailleurs. Le Ff tâcha de reculer un peu, mais c’était peine perdue et lui-même le savait très bien.
   C’est alors que le monstre géant, celui qui était resté en arrière pour dégommer la chaîne, vint à la rescousse. Enfin, façon de parler. Disons qu’il arracha le tube de son coté. N’étant plus retenu qu’à une seule île volante, le tube de transport entreprit de se placer en position verticale, position plutôt normale dans un monde où la gravité règne en maître. Le monstre s’agrippa aussitôt de toutes ses griffes, pendant que le Ff essayait de trouver une quelconque prise. Bientôt, la bulle fut entraînée vers le bas et l’éclairage disparu. Le héros en bien mauvaise posture entendit donc plus qu’il ne vit la texture du tube craquer sous le poids du monstre. Celui-ci fut entraîné vers la bas en hurlant et en laissant huit longs sillons là où ses griffes étaient plantés. Ce départ fut un soulagement pour le Ff suspendu. Toujours est-il qu’il fallait encore sortir d’ici…

2) De nouveaux personnages

   La pente devint logiquement de plus en plus accentuée. Aussi les efforts du Ff ne suffirent plus à le maintenir en place. Il se projeta comme il put contre la paroi d’en face et s’agrippa à l’ouverture que la créature avait dégagée. Quelques contorsions l’amenèrent à l’extérieur. De là, il trouva suffisamment de prises pour pouvoir escalader sans problème, malgré l’obscurité totale. La facilité avec laquelle il grimpa lui apprit qu’il devait faire ce genre d’exercice régulièrement. Il évita de traîner, des fois que la grosse bête aurait réussi à stopper sa chute d’une manière ou d’une autre.

   La grimpette prit quand même un bon moment. Lorsque notre athlète parvint au sommet, il reconnut la tour à laquelle s’accrochait la chaîne, copie conforme de celle qu’il avait laissée dans la ville précédente. Les deux lumières rouges au dessus de la porte s’y trouvaient aussi. Fourbu par l’escalade, et toujours aussi affamé, le Ff se laissa tomber à terre, le dos contre le bâtiment. En plein milieu du cercle de lumière, il était très visible, mais rien ne disait que d’autres monstres se trouvaient ici. De toutes façons, il n’avait plus envie de courir. Maintenant, il allait se reposer. Et comme de juste, il lui suffit d’envisager cette idée pour qu’un nouveau danger se profile en lisière du cercle de lumière. Rien de très gros cette fois. Malheureusement, un peu plus nombreux…
   Le Ff allongé se rendit compte qu’une bonne dizaine de silhouettes l’entouraient, juste assez loin pour qu’il ne distingue aucun détail. Les plus grandes avaient la même taille que lui, mais elles semblaient variées : grandes ou petites, larges ou fines, certaines semblaient même avoir des membres supplémentaires. Un très bref instant, le fugitif songea à redescendre le tube. Mais non seulement c’était une voie sans issue, mais dans l’état dans lequel il était, les monstres devant lui n’auraient aucun mal à le rattraper.
   Brutalement, les ombres se jetèrent sur lui. Un nouveau hurlement retentit : celui de la proie.

   Le Ff affamé n’avait pas la moindre chance de pouvoir lutter. Il eut beau se débattre, il fut promptement bâillonné par des mains griffues et entraîné à l’écart. Il donna des coups de pied dans le vide et essaya de hurler davantage, un comportement fort improductif, mais dans ces moments-là, il faut bien s’occuper l’esprit…
   Là où le captif comprit qu’il faudrait peut-être se calmer, c’est quand une des ombres siffla :
   - Mais fermez-lui sa gueule, bordel !
   Il cessa de se débattre et aussitôt, il sentit qu’on le serrait moins fort. Quelqu’un se pencha vers lui et lui chuchota :
   - Bien. On va dégager d’ici vite fait et on fera les présentations plus tard. Avec tes hurlements, tous les monstres du coin vont débouler. Aller, relève-toi et…
   L’être s’interrompit. Notre héros compris aux intonations et au peu qu’il distinguait qu’il devait s’agir d’un membre de la même espèce que lui. S’il s’était interrompu, c’est parce qu’on entendait maintenant des bruits réguliers, comme si quelqu’un secouait une nappe en cuir. L’un des membres du petit groupe leva alors vers la tour un objet tubulaire duquel sortit une lumière rouge, éclairant la créature qui avait suivi notre protagoniste sur le tube. La raison pour laquelle elle n’était pas allée s’écraser tout en bas était d’autant plus évidente qu’elle était la source du bruit. Cette saloperie avait des ailes. Le fugitif se demanda brièvement si la créature les avait déjà et qu’il ne les avaient pas vues, ou si elles avaient poussé durant la chute. Avant que quiconque ait le temps de réagir, la créature plongeait au sol et fauchait un Gg avec ses serres.
   Le Ff qui semblait être le chef parla alors :
   - Dispersez-vous ! Entourez-le ! On fait comme avec le précédent.
   Puis il se tourna vers notre héros éberlué :
   - Toi, tu ne bouges surtout pas d’ici.
   Après quoi il détacha un long cimeterre de sa ceinture et courut droit vers le monstre. Ce dernier fut très vite encerclé. Il tenta de choper un autre attaquant, mais celui-ci attendait le coup et esquiva en se baissant. Profitant de l’ouverture, trois attaquants situés de l’autre coté chargèrent en brandissant d’autres armes tranchantes. Quelle que soit la substance qui composait le monstre, c’était tranchable. La bestiole se mit à hurler et tenta de se débarrasser de ses adversaires, mais ceux-ci avaient déjà reculé, permettant une nouvelle attaque de l’autre coté. Le manège ne dura pas longtemps avant que le monstre soit tellement blessé qu’il sembla s’évaporer de partout. Notre héros resta immobile et stupéfait par l’efficacité du groupe. Chose assez atroce : le monstre ne saignait pas. A chaque blessure, un gaz noir semblait s’en échapper comme d’une baudruche crevée. A la fin, il ne resta rien de la chose, à part un petit nuage qui se dissipa très vite.
   On alla retrouver le malheureux Gg qui s’était fait attaquer. Il était allongé un peu plus loin. Par chance, la créature avait surtout chercher à donner un coup, et non à griffer. Le Gg était donc étourdi, mais pas franchement blessé. C’aurait été un Ff, il serait en miettes.

   Le groupe marcha un instant dans l’obscurité avant que celui qui semblait être le chef donne l’autorisation de rallumer les lampes torches. Tous entrèrent alors dans un bâtiment. L’intérieur ressemblait à ce que notre héros avait déjà vu dans l’autre ville, mais un des murs du fond était percé. Le groupe s’y engouffra et suivi un passage qui traversait de nombreux bâtiments ayant tous des murs fracassés pour pouvoir passer. Le fuyard put alors voir à qui il avait à faire. Le groupe était des plus hétéroclites. On y trouvait à peu près autant de femmes que d’hommes et plusieurs espèces se mélangeaient. Curieusement, le Ff reconnu trois d’entre elles. Son espèce, les peau-bleu à longues oreilles, étaient des Ffs. Les êtres petits et trapus à cheveux blancs étaient des Ggs. Le gros mastodonte poilu devait être un maki. Restait ces grandes créatures recouvertes de plumes multicolores avec un large bec jaune et pointu. Elles avaient des ailes qui leur sortaient du dos et qu’elles gardaient repliées. Leurs mains à quatre doigts étaient extrêmement griffues. Les plumes sur le haut du crâne étaient plaquées vers l’arrière, ce qui leur donnait un profil aérodynamique. Ces êtres étaient d’une grâce déstabilisante, comme si tous leurs mouvements étaient ralentis, mais en allant à la même vitesse que les autres.
   Tous portaient plus ou moins les mêmes habits, comme ceux du héros. Quelques-uns portaient une longue robe grise et le maki ne portait qu’un pantalon brun. Probablement avait-il enlevé la veste. Il était curieux de constater que ces vêtements, bien que fort semblables en apparence, étaient taillés selon l’individu en fonction de son espèce. Les créatures volantes avaient même deux larges ouvertures pour les ailes.
   Le danger devait être retombé car le chef s’adressa enfin à notre amnésique :
   - Avant toute chose, est-ce que tu sais qui tu es ou ce qui s’est passé ici ?
   - Euh… non.
   - Je ne perdais rien à demander. Bon alors, apparemment, c’est le cas de tout le monde ici. On s’est tous réveillé il y a presque un huitième de jour. Personne ne sait rien. On doit être vingt-cinq à s’être rassemblé. Ca va faire vingt-six avec toi.
   - Vous êtes le chef ?
   Le Ff sembla amusé. A la lumière des torches, son apparence se dévoilait. Il semblait entre deux âges, ses traits montrant une profonde maturité qui détonnait avec son regard pétillant. Ses yeux étaient gris-noir, et malgré cette couleur sombre, on ne pouvait s’empêcher de trouver la personne sympathique.
   - Pas vraiment. J’ai pris les choses en main au début, mais une personne plus compétente a très vite repris les rênes. Au fait, il te faut un nom. Je t’aurai bien appelé Hurleur ou Apeuré, mais ces noms sont déjà pris. Tu te reposais quand nous sommes arrivés, alors pourquoi pas Repos… Ca te dit de t’appeler Repos le temps que ton vrai nom te revienne ?
   - Euh… Oui, oui, pas de problèmes.
   - Bien. Je te présenterai les autres une fois arrivé au camp.
   - Et vous, comment dois-je vous appeler ?
   - Pour commencer, tu peux me tutoyer. Ensuite, j’aurais bien aimé me faire appeler Sous-chef, mais quelqu’un a proposé un nom qui remporte une quasi-unanimité auprès des autres. Tu peux donc m’appeler Sous-fifre…
   Le nouvellement nommé Repos fut un instant étonné de ce pseudonyme peu reluisant, mais Sous-fifre semblait plus amusé que vexé.
   - Bien… Sous-fifre alors…

   Le « camp » se révéla être un amas de couvertures étalées autour d’un feu de camp. Repos jeta un regard tout autour de lui. C’était toujours un intérieur, mais beaucoup plus large. Le plafond était situé à une dizaine de mètres au-dessus et d’après sa forme, il devait s’agir directement du toit. Plusieurs étalages avaient été repoussés. Autour du feu, se trouvait le reste du groupe. Certains essayaient de dormir pendant que d’autres mangeaient en discutant. Sous-fifre vit que ce dernier point retint l’attention de notre ami, aussi lui proposa-t-il d’aller les rejoindre.
   - Mais… Il n’y a pas de problème de provisions ?
   - Aucun ! On a à manger et à boire pour au moins deux memps. Et a tout le matériel qu’on veut. Cet endroit devait être une sorte d’énorme magasin. On trouve de tout dedans. On ne pouvait pas trouver meilleur endroit pour s’installer. Je te laisse, je vais voir si je peux trouver Chef.
   Repos alla timidement s’approcher d’un groupe composé d’un Ff, du Gg qui s’était mangé le coup de la grosse bête, et de deux femelles à plumes. Notre héros découvrit avec surprise qu’exactement comme chez les Ffs, ces femelles avaient de la poitrine et des hanches plus fortes, tout comme les mâles avaient le torse plus développé. Cette espèce ne devait pas être si éloigné des Ffs qu’on pouvait le penser au premier abord.
   - Pardon. Puis-je m’asseoir avec vous ?
   L’une des femelles répondit :
   - Vas-y aucun problème. De toute façon, personne ne se connaît encore très bien par ici. Alors on en profite pour faire connaissance.
   - Merci beaucoup.
   Repos s’installa à coté du Ff :
   - D’abord, excusez-moi, mais je meurs de soif. Je cours depuis un temps fou et…
   - Mais vas-y, sers-toi ! Personne ne t’en voudra.
   - Merci encore…
   Après plusieurs bonnes rasades, le jeune mâle se présenta :
   - Sous-fifre m’a appelé Repos parce que je me reposais quand il m’a trouvé.
   - Et toi non plus tu ne sais rien ?
   - Rien.
   La femelle qui l’avait invité à s’asseoir prit la parole :
   - Alors je me présente. Moi c’est Ailes parce que je suis la première Aa (*) à avoir rejoint ce groupe. Ma copine, là, c’est Copine. C’est moi qui lui ai donné ce nom.
   S’en suivi un petit gloussement un peu ridicule et un hochement de tête gêné de la part de Copine. Le Ff parla à son tour :
   - Moi, c’est Tueur. Ca sonne bien, mais ne te fais pas d’idée. C’est juste que c’est moi qui ai trouvé le rayon où on vendait les armes. Il doit en exister des plus perfectionnées, mais on était un peu pressé, alors on a prit les armes blanches.
   Repos remarqua alors que tout le monde portait une épée ou un sabre à la ceinture. Certains avaient même quelques couteaux de jet.
   - Sous-fifre t’en amènera sûrement une. Tu t’en choisiras une meilleure plus tard. L’endroit est grand, mais tout l’intérêt, c’est que le moindre reniflement résonne comme une alarme. Aucun de ces monstres n’arrivera jusque ici.
   Un faible grognement retentit du coté du Gg. Tueur s’adressa à lui :
   - Excuse-moi, mais je n’ai pas retenu ton nom.
   - Tombé. Parce que je suis tombé en voulant fuir quand j’ai croisé quelqu’un.
   - Ca ne va pas ?
   Ce fut Repos qui répondit :
   - Il a encaissé un vilain coup en venant à mon aide. Je suis surpris qu’il ai survécu. Au fait, je n’ai pas encore eu l’occasion de te remercier…
   - C’est bon, pas de problème.
   Ailes, que Repos aurait volontiers renommé Gamine, reprit alors la parole :
   - Alors, c’est quoi ton histoire ? T’as vu quoi ?
   Tueur essaya de la tempérer :
   - Laisse-le, il vient d’arriver. Tu as eu la chance de rencontrer très vite ce groupe, mais ça doit être traumatisant de rester ainsi seul dehors.
   - Ca va, je vais répondre.
   Ailes tressauta sur place en attendant le récit du Ff. A la fin, elle s’était un peu calmé. Copine ouvrit alors la bouche :
   - Ca veut dire qu’il y a peut-être des gens sur les autres villes aussi ?
   - Je n’ai rencontré personne là où j’étais. Et avec cette chaleur, je doute que beaucoup de gens devaient s’y trouver. Mais dites-moi, Sous-fifre m’a dit que vous étiez vingt-cinq. Mais ça fait drôlement peu pour une ville, non ?
   Cette fois, Tombé prit la parole en gardant un air morne :
   - Cette ville est aussi déserte que les autres. Je ne sais pas ce qu’on fout là, mais ça m’étonnerait qu’on trouve plus d’une centaine de personne sur toutes les villes réunies. Tout le monde s’était taillé bien avant qu’on arrive. On a dû débarquer là par hasard sans savoir ce qui allait se passer et on a été surpris.
   Ailes posa une question qui lui brûlait apparemment les lèvres :
   - Mais pourquoi il faisait aussi chaud sur l’autre ville ? Ici, il faisait assez chaud, mais c’était très supportable, même avant que la lumière ne s’arrête.
   Tueur leva les yeux au ciel pendant que Tombé grognait. Copine lui répondit :
   - Ailes, je crois que c’est parce que sa ville était plus haute, donc plus près de la source de chaleur.
   - Ah oui, c’est vrai !
   Elle partit d’un rire agaçant à la Sailor Moon, mais curieusement, Repos trouva le rire plutôt rafraîchissant. Dans cette ville déserte et sombre, ça faisait comme une oasis. Tueur prit un air grave avant de continuer :
   - D’ailleurs, il y a quelque chose qui m’inquiète. Maintenant que les lumières ne marchent plus, ne risque-t-on pas de mourir de froid ?
   Alors qu’Ailes s’agrippait à Copine en tremblant, Tombé les rassura :
   - Ne vous en faites pas. J’ai peut-être perdu la mémoire, mais il y a certaines choses qu’un Gg n’oublie pas. Nous sommes situés très en hauteur. Or plus en monte, plus on se rapproche d’une source de chaleur. Ca fait un moment que la température reste constante. Je ne pense pas qu’elle baissera plus.
   Chacun lâcha un soupir de soulagement, plus ou moins bruyamment. Alors que Tueur entamait une nouvelle discussion visant à faire l’inventaire des événements bizarres rencontrés par chacun, Sous-fifre revint chercher Repos.
   - Hep, le nouveau. Viens par là, je vais te présenter à Chef.
   Le jeune Ff se leva, mais ne vit personne d’autre. Avec un sourire malicieux, le Ff plus âgé reprit :
   - Non, pas ici, plus loin. Pendant qu’on était parti, un de ces démons a encore essayé d’attaquer le magasin. Chef se trouve sur place. C’est cool, ça fait le troisième monstre qu’on bute, le deuxième sans perte.
   Repos frissonna à l’évocation des pertes.
   - Oui, le premier n’a pas été facile. A ce propos, je t’ai trouvé une arme.
   Le sous-chef tendit un cimeterre un peu plus court que celui qu’il portait. Le plus jeune Ff s’en empara et le soupesa. Ca ferait très bien l’affaire s’il devait s’en servir dans l’urgence.
   - Voilà. Si tu veux changer, tu changeras plus tard. Tu as vu comment on s’était débarrassé de la bête qui te poursuivait. Tu fais pareil si on en rencontre un autre. La clé se trouve dans la bonne coordination des attaquants. Interdiction de se déplacer à moins de trois, même si c’est pour satisfaire un besoin naturel. Arrange-toi pour être toujours surveillé. On n’a pas eu le temps de faire beaucoup de règles et on t’expliquera le reste plus tard. De toute façon, on n’a pas loin à aller. On ne devrait pas avoir de problèmes.
   Une Gg les accompagna pour respecter le nombre minimum. Repos constata que la magasin était beaucoup plus grand qu’il ne l’avait d’abord pensé. Le camp se trouvait en fait dans un coin très éloigné de l’entré principale, probablement à dessein. Les étalages étaient placés de façon très ordonnée, mais le tout donnait une impression un peu labyrinthique.
   - Sous-fifre, c’est vous qui avez fait ces trous dans les murs par lesquels on est arrivé ?
   - Ah non. Ca, c’était notre première victime. On a remonté pour voir où ça menait et l’un des Aas a capté une lumière rougeâtre au loin. C’est comme ça qu’on t’a trouvé. Entre nous, je doute qu’on trouve encore quelqu’un. Tiens, on arrive !
   Ramenant son regard devant lui, Repos vit les portes d’entrée vitrées avec des montures de fer. De l’autre coté se trouvaient trois individus : deux Aas et une Ff qui leur tournaient le dos. Un des Aas éclairait quelque chose par terre qui semblait fasciner les deux autres.
   Sous-fifre reprit la parole :
   - Et voilà. Avant qu’on la rencontre, Chef, c’était moi. Maintenant, Chef c’est elle et elle m’a rebaptisé Sous-fifre. Attention, elle est mignonne, mais pas commode…
   La femelle Ff appelée Chef se retourna en les entendant arriver. Repos fut frappé par sa beauté. Pour être honnête, elle n’était pas la plus belle Ff jamais rencontrée par notre héros, mais Chef avait quelque chose de vraiment différent. Peut-être était-ce son regard glacial et son expression farouche. Peut-être était-ce le fait qu’elle était l’unique personne du coin à ne porter qu’un simple pagne, un habit que Repos trouvait autrement plus naturel que cette longue veste agaçante. Peut-être était-ce sa jeunesse. Elle n’était pas plus vieille que notre héros et pourtant son visage était celui de quelqu’un habitué à commander, quelqu’un qui a vu beaucoup de choses au cours de sa vie, peut-être même trop de choses…
   Peut-être enfin était-ce ces yeux. Ces yeux verts feuille d’une teinte si profonde qui criaient à Repos qu’il les avait déjà vus, et qu’il les avait déjà aimés.

3) La routine

   - C’est qui, celui-là ?
   Un moment, Repos fut déçu que Chef ne semble pas le reconnaître. Mais c’était plutôt normal considérant la situation. Sous-fifre ne sembla pas perdre son regard amusé et s’avança pour répondre :
   - Allons, Chef de mon cœur ! Je reviens d’une expédition dangereuse durant laquelle je n’ai pensé qu’à toi, et tu m’accueilles aussi froidement ?
   La femelle garda son regard dur posé sur Repos et répéta sa question comme si elle n’avait pas entendu :
   - C’est qui, celui-là ?
   - Bon. Si tu tiens plus à savoir son nom qu’à me serrer dans tes bras... C’est un type qu’on a retrouvé en remontant la trace du démon qui nous avait attaqués. Il était au pied d’une des chaînes qui rattachent cet endroit aux autres villes. Comme il était en train de se reposer, j’ai choisi de l’appeler Repos.
   Continuant d’ignorer son second, Chef s’adressa directement au jeune Ff :
   - Qu’est-ce que tu foutais là ?
   Sous ce regard implacable, le jeune mâle choisit d’éviter l’ironie et répondit honnêtement :
   - J’étais sur une ville plus haut. Pour échapper à une créature, j’ai emprunté une sorte de transport le long de la chaîne, et je suis arrivé ici.
   - D’ailleurs, ajouta Sous-fifre, la créature avait des ailes.
   - Des ailes, hein ?
   Chef se retourna vers le sol.
   - Ca expliquerait pourquoi celle-ci arrivait d’en haut. Bon, on rentre au camp et on avertit tout le monde que les gros monstres peuvent voler.
   La femelle passa juste à coté de Repos sans même lui accorder le moindre regard supplémentaire. Le mâle fut une fois de plus frappé par sa jeunesse. Il ne savait pas ce qu’elle avait vécu, mais d’après son regard, elle en avait été transformée. Sous-fifre vint se replacer à ses cotés :
   - Alors ? Tes premières impressions sur la dame de glace ?
   - Dame de glace ? Oui, il n’y a pas à dire, ça lui va bien. Elle est toujours comme ça ?
   - Je ne la connais pas depuis très longtemps, ou si c’est le cas je ne m’en souviens plus, mais oui, elle est comme ça depuis qu’on l’a rencontrée. Elle était en train de lutter contre un petit démon.
   - Un « petit » démon ?
   - Oui, tu n’en as pas vu ? Ils sont plus fréquents que les gros. Ils sont aussi beaucoup moins dangereux. Ils n’attaquent que les personnes seules, et si tu es armé, ils ne te poseront pas de problèmes. Quand j’ai arraché celui qui s’en prenait à elle, elle m’a engueulé en me disant qu’elle avait les choses bien en main. Sur le moment, j’ai cru qu’elle se foutait de moi, mais je pense maintenant qu’elle avait effectivement le contrôle de la situation. A peine parmi nous, elle a commencé à donner des ordres et j’ai eu la surprise de constater que tout le monde lui obéissait. J’ignore qui elle est, mais elle est habituée à se faire obéir.
   - Tu n’as pas l’air très emballé à l’idée de l’avoir pour chef…
   - Ne nous méprenons pas. C’est vrai qu’elle m’a piqué ma place de chef du groupe et qu’elle m’a donné un surnom grotesque, mais jusqu’ici, elle n’a fait que prouver sa valeur. C’est vrai aussi qu’elle fout les pétoches quand elle vous regarde droit dans les yeux.
   Au souvenir des paroles et de l’air assuré de son aîné devant Chef, Repos ne put empêcher l’étonnement d’apparaître sur son visage. S’en rendant compte, Sous-fifre rigola :
   - Oui, je n’en avais pas l’air. Je suis très bon acteur. Toujours est-il que malgré tout, elle s’est révélé très efficace à ce poste et je suis sûr que personne ne la contredira jamais. Et entre nous, elle est quand même drôlement mignonne, la petite.
   En entendant ces mots, Repos ne put s’empêcher de sourire. C’est un peu ce qu’il avait pensé aussi. Soudain, il se rappela d’une chose et son ton redevint sérieux.
   - Un instant, il y a quelque chose dont je dois lui parler.
   Le jeune Ff pressa alors le pas pour rattraper Chef qui marchait à grands pas un peu en avant. Il contourna les deux Aas qui discutaient entre eux et aborda la femelle :
   - Excuse-moi…
   - Quoi ?
   - Euh, Sous-fifre m’a parlé de petits démons assez courants. Ca veut dire qu’on rencontre toujours les mêmes monstres ?
   Son air impassible se fit légèrement teinté de curiosité :
   - Oui, plus ou moins. Nous avons repéré plusieurs choses anormales depuis que la lumière est tombée. D’abord, les sales bêtes qui nous arrivent au genou, puis les grosses merdes comme celle qu’on vient de chasser devant la porte. Mais plusieurs personnes nous ont rapporté des événements anormaux.
   - Anormaux ?
   - Oui. Trois Ggs disent avoir vu un meuble se déplacer. Les Ffs qui sont arrivés après n’ont trouvé que les débris éclatés du meuble. Le reste n’a été vu à chaque fois que par un seul témoin, mais en proportion inquiétante : un lustre qui s’est liquéfié brutalement et à froid, une porte à un mètre de ses gonds qui tenait debout toute seule, une ombre étrange sur un mur qui bougeait sans avoir de source précise… Enfin que du bonheur. Si tu vois un truc pareil, signale-le immédiatement au sous-fifre ou à moi-même.
   - Euh… Justement, il y a deux choses que j’ai vues et dont je ne suis pas sûr que vous soyez au courant…
   - Dis toujours.
   - Le monstre qui m’a attaqué… Il est sorti du sol.
   - Il a creusé ?
   - Non. Il est sorti de la route comme s’il sortait de l’eau. Mais la route était solide. Elle a juste donné l’impression d’onduler.
   Chef hocha la tête, toujours en regardant devant elle.
   - Tu ne me crois pas ?
   - Si, et ça explique un truc. La bestiole qu’on vient d’attaquer devant les portes du magasin n’a pas vraiment été tuée. Après quelques blessures, elle a disparu dans le sol. Nous étions en train de chercher comment elle avait fait quand tu es arrivé avec le guignol.
   Repos préféra ne pas relever la suite de petits mots doux que Chef utilisait pour désigner son second. Au lieu de ça, il continua de témoigner :
   - J’ai aussi vu un autre type de monstre.
   - Plus petit ?
   - Justement non. Plus gros. Beaucoup plus gros.
   Chef s’arrêta et le regarda droit dans les yeux. Repos cilla et recula involontairement d’un pas.
   - Gros comment ? Tu es sûr de ne pas l’avoir imaginé ?
   - Je ne l’ai presque pas vu, mais j’ai entendu ses hurlements. Il détruisait les maisons. Il a même arraché la chaîne qui retenait les deux villes. Ca au moins, je suis sûr de ne pas l’avoir rêvé. Mais bon, il est resté sur l’autre ville et je doute qu’il y ait la même chose ici, sinon vous l’auriez déjà vu.
   - Pour le moment, oui. Mais d’ici à ce qu’il sorte du sol…
   Repos n’apprécia pas ce sous-entendu. Il aurait voulu ajouter quelque chose, mais ça n’aurait pas été quelque chose de bien intelligent, alors il se tut. A son coté, Chef reprit la marche. Sous-fifre le rattrapa :
   - Alors comme ça, on tape la causette avec miss glaçon ?
   - J’ai de plus en plus l’impression de la connaître.
   - Ah oui ? Veinard, va !

   Arrivé au camp, Repos retourna s’asseoir du coté de Tueur, Tombé, Copine et Gam… Euh, Ailes. Le coin était rythmé par la voix aiguë de cette dernière et plusieurs autres personnes s’étaient assises. Le Ff en profita pour faire connaissance. Du coin de l’œil, il vit Chef qui se levait et qui annonçait qu’elle allait aux toilettes. Sous-fifre se proposa pour l’accompagner. La Ff ne se retourna même pas, mais lui adressa son majeur droit en lançant :
   - Crève !

   Trois jours plus tard, ou plutôt l’équivalent de trois jours car la lumière n’était jamais revenue, Chef, Repos et six autres essayaient de repousser une nuée de petits démons qui essayaient de s’infiltrer par le chemin qui traversait les maisons jusqu’au magasin. Ces sales bêtes étaient petites et pataudes, mais en grand nombre, ça avait un effet Starship Troopers des plus flippants pour les huit défenseurs. Les créatures ressemblaient à un croisement entre un acarien et un scarabée, avec une petite trompe dont Repos préférait ne pas connaître l’usage. Elles ne se déplaçaient qu’en rampant, mais elles avaient la fâcheuse habitude de faire des bonds pour atterrir sur leur victime.
   Devant la déferlante, le jeune Ff maudit sa bêtise d’avoir demandé à être placé dans l’équipe de Chef. Il s’entendait bien avec Sous-fifre, et celui-ci lui avait proposé de le rejoindre dans son équipe, mais Repos préférait rester à proximité de Chef. Celle-ci se battait farouchement, tranchant sans hésitation dans les rangs de démons. La voir redonnait du courage à notre héros, et il essayait de ne pas rester trop en arrière. Mais un peu quand même.
   Se battre n’était pas son truc. Il avait découvert qu’il était très bien dans le camp, à discuter avec Sous-fifre ou Tueur ou à écouter Ailes raconter tout et n’importe quoi à Copine, qui pourtant semblait n’en avoir rien à foutre. Il ne se passait rien, mais justement, c’était tranquille. Dans ces moments-là, d’autres défendaient le camp pour lui et ça lui allait très bien.
   Cette idée sympathique disparut quand un sale insecte gris qui avait réussi à passer les coups des sept autres défenseurs fit un bon droit vers sa tête. Par réflexe, Repos donna un grand coup latéral avec son cimeterre court. La bête tranchée en deux disparut en fumée avant même qu’une des deux moitiés ne touche le sol. Le Ff décida de rester plus concentré sur sa tâche.

   Au bout d’un long moment, alors qu’ils semblaient toujours aussi nombreux qu’au début, les insectes plongèrent dans le sol dans un bel ensemble. La rue ondula un peu, puis tout redevint calme. Une Aa s’était fait tué.
   Sur la route du retour, Chef vint s’adresser au jeune Ff, chose extrêmement rare.
   - J’ai vu que tu restais en retrait pendant le combat. C’est une bonne chose.
   - Ah bon ?
   - Oui. Comme ça, je savais que quelqu’un pourrait arrêter les bêtes qu’on laisserait passer.
   - Ah… Oui, bien sûr…
   - Ne me prends pas pour une imbécile, je sais que tu ne l’as pas fait par sens tactique, mais parce que tu es un lâche.
   - Ah bon ?
   - Ca me va. Il faut des personnalités variées dans un groupe.
   - Euh, oui…
   Repos resta un instant sans rien dire, puis décida de se lancer :
   - Chef, il y a quelque chose dont je voulais te parler, mais je n’avais pas vraiment osé.
   - Tu m’as caché quelque chose ?
   - Hein ? Euh, non, pas du tout. C’est juste que… Depuis que je t’ai vu, j’ai l’impression que je te connaissais bien depuis déjà un moment.
   La femelle fronça les sourcils et se tourna vers lui. Ses yeux semblèrent l’étudier.
   - Tu es sûr de toi ?
   - C’est difficile d’être sûr de quoi que ce soit alors que je ne me souviens même plus de mon propre nom, mais tu es la seule personne dont le visage me dise quelque chose.
   - Toi, tu ne me dis rien.
   Et sur ces paroles fort sympathiques, Chef regarda de nouveau devant elle et n’ajouta plus un mot.

   En arrivant au camp, le groupe de Repos s’avisa que ceux qui gardaient l’entrée principale avaient subi exactement la même attaque qu’eux. Un maki et deux Ggs avaient péri. Une fois de plus, Chef prit la nouvelle aussi froidement que quand on lui avait annoncé la veille que le camp commençait à manquer de papier toilette. Néanmoins, elle dut quand même prêter un minimum d’attention à l’affaire, car elle décida de réunir tout le monde, à part les deux équipes qui partaient remplacer les défenseurs.
   Au bout de trois jours de vie assez précaire dans cet environnement des plus inquiétants, le groupe initial de vingt-neuf était tombé à vingt-deux. Sept pertes dont quatre dans la dernière attaque, de loin la plus méchante. Ces attaques avaient lieu à intervalles parfaitement irréguliers. La quantité de forces ennemies aussi était irrégulière. Parfois, un seul monstre attaquait ; parfois, ils étaient une dizaine. Seuls les espèces d’insecte et les gros trucs noirs attaquaient. Le Godzilla de la première ville n’avait fait aucune apparition ici, même si on entendait parfois un hurlement lointain. Les manifestations paranormales n’avaient représenté aucun danger. Elles étaient surprenantes et parfois inquiétantes, mais jamais dangereuses si l’on exceptait le savon spécial plumes sensibles qui avait agressé Ailes, lui laissant une méchante griffe en travers du visage.
   Chef se plaça devant son assistance. De la main, elle écarta rageusement la flammèche qui voletait sans raison dans le campement depuis maintenant deux jours.
   - Ca fait trois jours que nous sommes là. L’éclairage n’est pas revenu et personne n’est arrivé pour nous aider. J’en déduis que si nous continuons à rester là sans rien faire, nous nous ferons tous tuer les uns après les autres. Il va falloir que nous trouvions nous-même un moyen d’évasion. Repos nous a appris qu’on pouvait voyager de villes en villes sans trop de problèmes. Nous partons dès que les groupes de défenseurs reviendront, c’est-à-dire dans deux huitièmes de jours. D’ici là, je veux que amassiez le maximum de provisions : nourriture, eau, batteries… Que chacun prenne au minimum une arme avec soi. Et préparez aussi des sacs pour ceux qui sont à la défense.
   Chef annonça une dernière phrase en regardant directement vers Ailes :
   - Et interdiction d’emporter le moindre produit de beauté.
   Ceci dit, la Ff se détourna pour aller faire son propre sac, laissant Ailes se plaindre à grand bruit que c’était un gâchis d’abandonner les réserves du grand magasin. Alors que Copine essayait de la raisonner, Repos vit qu’un grand sourire apparaissait sur les lèvres de Sous-fifre. Il le vit courir à la suite de Chef, mais n’entendit pas la conversation. Pour le lecteur, je vais quand même la retranscrire :
   - Chef ! Un instant !
   - Ca a intérêt à être important…
   - Ca l’est. Voilà, nous allons quitter notre petit nid d’amour, peut-être l’un de nous va-t-il disparaître durant ce dangereux voyage, je me disais… On n’a pas eu l’occasion de bien apprendre à se connaître, toi et moi. Il nous reste deux huitième de jours, on pourrait en profiter pour…
   Sans un mot, Chef se rapprocha très près de lui. A son air, elle ne semblait pas vraiment séduite. Pourtant, elle posa une main sur la joue du mâle et susurra :
   - Mon cher petit Sous-fifre…
   - Oui ? fit ce dernier d’une petite voix où perçait plein d’espoir.
   Même Repos qui surveillait la scène ne vit pas le coup partir. Pendant que le vieux mâle tombait à terre en se tenant l’entrejambe, Chef se détourna et ajouta :
   - Va superviser les autres pendant qu’ils se préparent à partir.
   Repos et Tueur se précipitèrent sur le mâle pour l’aider à se relever alors qu’il gémissait pitoyablement. Chef ne s’était pas retenu. Le jeune Ff demanda :
   - Ca va ?
   Malgré la douleur, Sous-fifre parvint à articuler :
   - Je suis presque sûr de ne jamais m’être senti aussi bien…
   Et bien qu’il sembla à deux doigts de tomber dans les pommes, un sourire béat occupait son visage.

4) Déménagement

   Les vingt-deux survivants progressaient dans une direction parfaitement aléatoire. Personne ne s’en tirerait tant que le groupe resterait sur cette ville volante. Chef avait donc décidé d’atteindre le bord de la ville, puis de chercher une chaîne qui descendait, en espérant qu’il y aurait à nouveau un « tube à bulle » comme celui que Repos avait emprunté trois jours plus tôt et qui permettrait à tout le monde d’atteindre sain et sauf une ville plus bas. En descendant, la femelle Ff espérait atteindre un point d’où on ne pourrait plus tomber et où le groupe pourrait s’éloigner de la zone dangereuse, à condition que la zone en question ne s’étende pas sur l’ensemble du monde, auquel cas il faudrait se débrouiller pour trouver un abris plus sûr que le magasin et une source de nourriture illimitée.
   Repos espérait qu’on n’en arriverait pas là. La perspective de vivre le restant de ses jours dans l’obscurité à lutter pour sa survie ne l’enthousiasmait guère.
   Chef guidait la troupe, pendant que Sous-fifre restait à l’arrière, s’assurant qu’on ne perdait personne. Eux seuls avaient une lampe torche allumée. Il fallait le moins possible attirer l’attention des monstres et les batteries devenaient une denrée à préserver à tout prix. Tout le monde resta silencieux, même Ailes que Chef avait longuement sermonnée.
   On ne rencontrât rien d’autre que deux ou trois petits démons qui détalèrent. Un détour dut être emprunté pour contourner un mur invisible qui bloquait toute une rue, mais à part ça, tout se passa plutôt bien.

   En arrivant à la base de la tour où une chaîne géante était accrochée, Chef constata avec soulagement qu’il y avait effectivement deux conduits transparents, dont l’un d’eux équipé d’une bulle de transport. La Ff fit encore quelques recommandations :
   - Ce transport n’est pas assez large. On va essayer de passer à trois à la fois. Sous-fifre, tu passes dans les premiers. Je compte sur toi pour gérer s’il se passe quoi que ce soit en bas.
   - C’est bon de savoir que tu me fais confiance.
   Ignorant son subalterne, Chef continua :
   - Assurez-vous tous d’avoir une couverture par personne. Je ne sais pas si l’autre ville est très basse par rapport à celle-ci, mais la température risque de baisser. Couvrez-vous, c’est pas le moment d’attraper la crève. Sous-fifre, quand ton groupe arrive en bas, laisse une étoffe quelconque dans la bulle. Ca servira de signal pour nous signifier qu’il n’y a pas de danger.
   - Aucun problème.
   Le mâle Ff monta avec Tombé et une maki qui occupa à elle seule les deux tiers de la bulle. Repos les regarda s’éloigner dans l’obscurité avec une pensée amusée. Chef rappela tout le monde à l’ordre :
   - Ne rêvassez pas. C’est le moment idéal pour nous attaquer, alors restez groupés et concentrés. Nous sommes en pleine lumière, mais aucun démon ne pourra nous attaquer sans se faire repérer. Sondez l’obscurité et avertissez-moi si vous voyez quoi que ce soit bouger.
   La jeune Ff n’avait pas encore fini qu’elle fut interrompue par une petite voix qui s’élevait à sa droite :
   - Mo… Module de transport public. Veuillez attendre votre tour. En cas de non fonctionnement…
   Tout le monde se tourna pour voir Ailes, pliée en deux, en train de s’esquinter les yeux sur une plaque mal éclairée apposée à la tour.
   - Ailes, on peut savoir ce que tu fous ?
   La Aa se releva, l’air particulièrement impressionné :
   - J’ai vu ces drôles de signes, et j’ai eu l’impression qu’ils voulaient dire quelque chose. Et ils veulent dire quelque chose. En les observant de plus près, ça m’est revenu. J’ai déjà vu ça, je connais ces signes. J’ai déjà appris à les lire.
   Etonnés, tous se rassemblèrent aussitôt autour de la plaque, essayant de reconnaître un symbole, et oubliant temporairement les ordres de Chef. Celle-ci soupira et s’avisant une dernière fois que l’obscurité ne semblait cacher aucune menace, décida de laisser tout le monde s’amuser.
   Tous reconnurent l’écriture après un temps plus ou moins long selon chacun et plusieurs se mirent à lire à haute voix pour montrer qu’ils comprenaient. Repos se sentit complètement perdu. Ces symboles ne lui disaient absolument rien.
   Finalement, la bulle revint avec à son bord une paire de sous-vêtements affriolants. Ailes et Repos étouffèrent un rire, mais Chef ne sembla pas goûter le sel de la plaisanterie :
   - Les trois suivants, vous y allez. Et jetez-moi ces merdes avant de partir.

   A force de tenter de déchiffrer la plaque, Repos attira sur lui quelques regards. Ailes vint s’accroupir à ses cotés alors qu’il tentait toujours de percer le secret de ces signes abstraits :
   - Ca ne te revient pas ?
   - Ecoute Ailes, je ne peux pas en être totalement sûr, mais je suis presque persuadé de ne jamais avoir rien vu de tel.
   - C’est étrange. Tous les autres y arrivent.
   Un peu frustré, Repos se releva en soupirant. Ailes fit de même, ne sachant trop quoi dire. Puis son regard s’illumina :
   - Je sais ! Tu étais sur une autre ville. Peut-être n’utilise-t-on pas les mêmes symboles là-bas.
   - Peut-être. Ca parle de quoi ?
   Copine, qui n’était jamais bien loin d’Ailes, s’approcha pour répondre :
   - C’est assez bizarre, ça ressemble à une notice d’utilisation, mais plusieurs termes me sont inconnus. Ca parle d’une loi T-8226 régulant les transports en commun, ça parle d’un centre administratif, de câbles d’alimentation, de champ magnétique et d’Imperator. Ce dernier mot me dit quelque chose. Il m’inspire le respect, sans que je sache pourquoi.
   Chef, qui était jusqu’alors restée à l’écart, s’approcha, son attention soudainement attirée :
   - Quel mot tu as prononcé ?
   Surprise, Copine se retourna :
   - Euh… Imperator. C’est écrit tout à la fin. La dernière ligne. « Gloire à l’Imperator ».
   Chef se pencha et Repos vit son regard se faire lointain, comme si elle pouvait voir à travers le métal. Elle semblait répéter cette dernière phrase comme un mantra. Le jeune mâle ne l’avait jamais vue aussi troublée. Ailes demanda :
   - Tu arrives à lire ? Ca te revient ?
   Presque hypnotisée, Chef répondit lentement :
   - Oh oui, ça me revient. Et pas seulement ça…
   - Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
   La femelle Ff se releva et son regard redevint aussi dur que d’habitude. Son visage ne trahit aucune émotion lorsqu’elle déclara enfin :
   - La mémoire m'est revenue. Je me souviens de tout.

   Quand vint son tour, Repos monta avec Copine et Ailes. Cette dernière fit toute la conversation à elle seule. Le sujet tourna bien entendu sur l’identité de leur chef et sur la possibilité qu’eux aussi se rappellent qui ils étaient. Le Ff n’écouta pas beaucoup. Il voulait surtout savoir si Chef se souvenait de lui ou pas. Curieusement, c’était important pour lui. Il voulait qu’elle le connaisse.

   Une fois arrivé, Repos et les deux Aas constatèrent que cette nouvelle ville était tout aussi obscure que la précédente. Il faisait un peu plus frais, mais très peu. Sous-fifre et tous ceux qui étaient déjà descendus les attendaient. Le vieux Ff s’adressa à Repos :
   - Inutile de me le dire, on m’a déjà raconté la réaction de Chef chérie en voyant le cadeau que je lui ai envoyé. C’est une coriace. Je vais avoir du mal avec elle. Quoi ? Pourquoi tu fais cette gueule ?
   - Elle se souvient qui elle est.
   - Tu déconnes ?
   - Pas du tout.
   - Elle nous connaît ?
   - Elle n’a rien dit, comme d’habitude. Elle attendait peut-être que tout le monde soit là pour en parler.
   Le sourire de Sous-fifre se fit plus large.
   - Ah ! Elle va peut-être m’apprendre qu’on vit ensemble !
   Puis, peu à peu, le sourire s’estompa. Il fut remplacé par une expression d’horreur. Avisant l’effroi qui s’emparait de son ami et très inquiet pour lui, Repos demanda ce qui n’allait pas.
   - Non… Oh, non !
   Son visage était maintenant blême :
   - Je t’en prie, Repos, dis-moi que l’idée qui m’a traversée la tête est fausse !
   - Euh… Ca dépend…
   - Dis-moi qu’elle n’est pas ma fille !
   - Euh…

   Malgré le stress de Sous-fifre à l’idée de découvrir dans très peu de temps que son amour pour Chef ne pourrait jamais se terminer comme il l’espérait, le groupe attendit tranquillement. Finalement, Chef arriva en dernier, seule dans la bulle. Les questions se bousculaient dans les têtes et la jeune femelle dut s’en rendre compte, car elle soupira avant d’ajouter :
   - Bon, je vais vous dire ce que je sais.
   Tout le monde respira mieux et écouta.
   - Tout d’abord, ne vous inquiétez pas, vos souvenirs vont revenir. Ca ne devrait pas prendre trop longtemps, alors inutile que je vous raconte tout, ça vous reviendra en temps et en heure. Premièrement, non, cette vague de ténèbre et ces monstres ne recouvrent pas le monde entier. Cependant, nous ne pouvons pas en sortir comme ça. C’est assez compliqué, mais je sais comment réparer l’erreur qui a été commise ici. C’est notre priorité. Des renforts ont forcément été envoyés, mais ils ne pourront pas approcher tant que la zone restera plongée dans les ténèbres. En gros, inutile de désespérer.
   Sous-fifre demanda alors :
   - Et est-ce que tu es ma fille ?
   Cette question, ajoutée aux bonnes nouvelles énoncées plus tôt, fit rire de nombreuses personnes. Chef répondit en conservant son air calme :
   - Heureusement pour moi, non. Mais hélas, je te connaissais quand même.
   Ailes intervint :
   - Alors, c’est quoi ton vrai nom ?
   - Mon nom ne regarde que moi. Vous pouvez continuer à m’appeler Chef, ça me convient parfaitement. Je vous connais tous et vous vous connaissez tous aussi, mais par commodité, je continuerai à vous appeler par vos surnoms.
   Chef se tourna alors vers Repos :
   - Quant à toi…
   Ses sourcils se froncèrent, comme si elle essayait de repérer un détail particulier.
   - Non. Toi, tu ne me dis rien.
   Repos en resta comme deux ronds de flanc. Elle se souvenait de tout le monde sauf de lui ! Il se demandait s’il devait dire quelque chose ou pas, quand un terrible rugissement retentit. Un rugissement que Repos ne reconnut que trop bien. S’accrochant à Copine, Ailes demanda :
   - C’est quoi, ce truc ?
   Le jeune Ff n’eut pas le temps de répondre que s’en suivit le crissement du métal en train de se faire déchirer. Alors que certains (dont Repos) commençaient à paniquer, Chef se mit à réfléchir à toute allure. S’étant décidé, elle prit la parole en haussant la voix :
   - Ecoutez, tout le monde ! Je sais comment faire cesser ce cauchemars. Je vais partir avec Sous-fifre pour régler le problème.
   L’intéressé en resta interloqué :
   - Hein ?
   - Ta gueule. Pendant ce temps, vous retournez tous vous mettre à l’abri sur l’autre ville. Tombé, tu sauras retrouver le chemin ?
   - Sans problème.
   - Alors, tu es responsable du groupe. Si quelqu’un se perd, ne l’attendez pas. Que chacun prenne une lampe torche dans les sacs, mais n’en allumez pas plus de trois à la fois. Tu passes en dernier pour t’assurer que ce n’est pas la bousculade de ce coté. Ceux qui arrivent en haut, vous attendez jusqu’à l’arrivée de Tombé. Une question ?
   Le Gg saisit l’occasion au vol :
   - Qu’est-ce qu’on fera si tu échoues ?
   - Ne t’en fais pas. Je vous l’ai dit, vos souvenirs vont revenir. Je ne devrais pas mettre plus d’une journée, mais au pire, tu sauras comment faire. Ailes a les connaissances techniques aussi. Peut-être même que d’autres sauront quoi faire. Mais je doute que vous ayez besoin d’agir. Maintenant, filez !
   Alors que Sous-fifre demandait s’il ne serait pas mieux employé en restant avec le groupe principal et qu’il se faisait ouvertement rabattre le caquet une fois de plus, Repos s’approcha :
   - Excuse-moi, Chef. Pourrais-je venir avec toi ?
   Fronçant les sourcils, la Ff ne sembla même pas y réfléchir :
   - Hors de question. Je ne te connais pas assez pour te faire confiance.
   Le vieux mâle sauta sur l’occasion :
   - Ca veut dire que moi, tu me fais confiance ?
   - Non, mais je sais que tu obéiras comme un larbin quoi que je dise. Alors que Repos a tendance à foutre le camp quand on lui demande de se battre.
   Ces paroles étaient parfaitement vraies. Elles firent donc d’autant plus mal. Le jeune Ff n’eut rien à répondre et le couple Chef/Sous-fifre s’éloigna en se chamaillant. Sans savoir pourquoi, il fut blessé de les voir ainsi ensemble. Les tentatives pitoyables du vieux Ffs étaient amusantes, mais Repos ne les avait jamais vraiment prises au sérieux. Il se dit en voyant les deux s’éloigner qu’ils ressemblaient à un couple parfaitement assorti et cela lui fit encore plus mal.
   Pourquoi avait-il donc demandé à Chef s’il pouvait l’accompagner alors qu’il était beaucoup moins risqué de rester avec les autres ? Inutile de réfléchir bien loin. Il voulait ses faveurs, il voulait qu’elle le reconnaisse. Depuis qu’il avait posé les yeux sur elle, il avait l’impression de la connaître intimement. Le fait qu’elle dise ne pas le connaître l’avait piqué au vif. Qu’elle ne veuille pas de lui pour sa lâcheté n’avait pas arrangé les choses. Mais qu’elle lui préfère Sous-fifre, il ne pouvait le digérer. C’était d’autant plus dur que lui-même aimait bien le vieux Ff, et que mine de rien, il comprenait que Chef le préfère.
   Profitant que tout le monde se détournait en se bouchant les oreilles alors qu’un nouveau déchirement d’acier retentissait, Repos décida de piquer un sprint dans les ténèbres où avaient disparu ses deux amis. Personne ne le vit partir.
   Alors que le rugissement habituel se faisait entendre, il se dit qu’il faisait une connerie. Mais il n’était plus temps de faire demi-tour.

5) Ailleurs

   Dans la capitale de l’Empire, la vie suivait son cours. Les Ffs, les Ggs, les makis et les Aas des deux sexes vaquaient à leurs occupations, engoncés dans leurs robes grises à capuche. Quand elle les voyait, Flonn se disait que finalement, sa tenue ne devait pas être si désagréable que ça. Elle était en effet habillée du même pantalon brun et du même manteau large qui habillaient la majorité des personnages croisés dans les chapitres précédents. A vrai dire, cet habit avait un autre avantage que son esthétisme, il faisait passer tous ceux qui le portaient pour des militaires, ce qui, à quelques rares exceptions près, était toujours le cas.
   Notre femelle aux yeux verts se trouvait actuellement au point le plus bas de la capitale. Et après avoir fait quelques tours plus haut, elle était bien contente de redescendre. Dans les hauteurs, l’air puait l’acier et les différents gaz relâchés par les usines. Et le principe de ville à plusieurs étages était tout bonnement insupportable pour qui avait toujours vécu avec le ciel sous ses pieds. Certes, en allant tout en haut, on découvrait un nouveau ciel, mais Flonn préférait celui d’en dessous. Depuis qu’elle était arrivée dans l’Anneau impérial, la jeune Ff avait pu se renseigner. L’Anneau ne s’étendait pas qu’en surface. Les impériaux avaient creusé à des profondeurs vertigineuses pour y établir leurs villes volantes. En montant, le champ magnétique s’intensifiait, alors que la gravité diminuait, ou plutôt, était compensée par une autre attraction venant du dessus. Voilà pourquoi de gros cailloux ferreux arrivaient à flotter une fois l’altitude voulue atteinte. Il n’y avait plus qu’à y construire une ville. Quelques chaînes et pylônes pour relier tout ça, une ou deux hélices judicieusement placées pour ramener à bonne altitude une ou deux fois par femps, et vous obteniez une mégalopole stable et à même de loger des milliards d’habitants sur quelques centaine de kilomètres carrés. Alors je ne vous dit même pas combien on pouvait en loger en faisant le tour du monde.
   La capitale n’était pas vraiment délimitée. Où qu’on aille, on trouvait toujours plus de villes volantes. En s’éloignant de l’Anneau Initial, les villes s’espaçaient un peu plus et on pouvait même contempler le ciel quand on se trouvait vers le milieu. Ce n’était pas le cas ici. A la capitale, tout était très compact. Il était impossible de voir quelque chose vers le haut ou vers le bas, à part les projecteurs. Tout en haut, on voyait malgré tout un ciel rougeâtre encombré de volutes noires qui donnaient envie de gerber. Ce n’était pas un ciel à proprement parler. En montant suffisamment haut, on rencontrait de la roche à très haute température. Le rougeoiement était suffisant pour éclairer les plus hautes villes.
   Dans les premiers territoires impériaux traversés par Flonn, l’Empire avait excavé beaucoup moins profond et la roche ne luisait pas autant. On utilisait donc des projecteurs qui dispensaient lumière et chaleur, en attendant que l’expansion impériale oblige à creuser plus haut.
   En descendant au point le plus bas, on rencontrait une grande plateforme métallique qui recouvrait tout. Quelques passages laissaient passer la lumière d’en dessous, ce qui faisait des économies d’éclairage dans les plus basses villes.
Flonn était au début particulièrement impressionnée par ce qu’elle voyait un peu partout, et puis elle s’était lassée. En fait, c’était toujours la même chose. Elle n’avait même pas eu à s’approcher du palais, car elle avait appris que l’Imperator n’était pas présent. Le gros monstre était en campagne contre l’Ennemi et il était parti à bord de son cuirassé personnel, une sorte de ville à lui tout seul.
   C’était la raison qui avait amené Flonn vers le bas. Une constante sur le territoire impérial était que les ports se trouvaient tout en bas. Et celui de la capitale ressemblait à tous les ports rencontrés précédemment. Sous la plateforme métallique qui recouvrait l’Anneau, une petite tour soutenait le port en lui-même, rien d’autre qu’un ensemble de passerelles auxquelles venaient s’arrimer des cuirassés militaires et des vaisseaux de transports de marchandises. Tout un tas de citoyens courraient et criaient dans le brouhaha ambiant, espérant se faire entendre malgré le vent.
   Celui-ci était particulièrement fort. Même les Aas empruntaient l’ascenseur pour revenir au-dessus de la plateforme. Avant d’arriver à l’Anneau, Flonn n’avait jamais connu le vent. C’était un phénomène inconnu de son village natal. Les gaz des usines et les changements d’altitude des villes créaient des déplacements d’air féroces dans tout l’Empire. La jeune Ff soupçonnait que c’était pour cette raison que les citoyens portaient leur grande robe grise à la place du pagne. Il faut dire que la première arrivée de Fant et Flonn dans un port impérial avait fait sensation…

   Il était loin ce temps-là. Après la destruction définitive du Complexe, Flonn était partie pour continuer son œuvre de vengeance. Abandonnant la ville G-13 et son commando désormais inutile, Fant avait suivi en traînant les pieds. Personne n’avait compris la raison de leur départ, mais le mâle n’avait pas souhaité mettre les autres au courant. Alors que chacun reprenait un travail ennuyeux, l’ami de Flonn avait compris qu’il ne réussirait pas à vivre dans cette ville. Il s’y ennuyait trop. Lui qui n’avait rêvé que de s’ennuyer depuis le jour où il avait rencontré un makX, il s’était rendu compte que le danger et l’excitation étaient devenus tout ce qui le maintenait en vie. Ecraser l’Empire Métallique semblait impossible, mais il avait suivi Flonn simplement parce qu’il l’aimait et parce qu’il savait qu’il ne s’ennuierait pas avec elle.

   Ca, c’était au début. Après deux memps à errer dans l’Empire, déguisés en soldat et s’infiltrant dans les casernes pour manger et dormir, il en avait eu marre. Flonn voulait continuer à chercher la capitale, se renseignant sur la direction à emprunter, pour débusquer l’Imperator et mettre fin à ses jours. Fant doutait que tuer le chef mettrait tout l’Empire à genoux, mais Flonn était têtue. Pendant trois femps, ils n’avaient fait que se chamailler pour des broutilles, des directions, la nourriture pas assez bonne au goût de monsieur, « j’en ai marre de marcher », etc. Sur la dernière engueulade, il était parti de son coté, déclarant qu’elle le retrouverait à la capitale, où il aurait déjà tué l’Imperator. Une boutade grotesque, mais il faut dire qu’elle l’avait méchamment titillé sur son manque d’utilité.

   Voilà. Flonn était maintenant à la capitale. Pas de Fant en vue, aucune nouvelle de l’Imperator s’étant fait tuer, cet abruti se trimbalant on ne savait où pour lutter contre le mystérieux Ennemi. La jeune femelle aurait pu attendre qu’il revienne, mais :
1- Flonn n’était pas patiente
2- Si Fant réussissait à tuer l’Imperator pendant le laps de temps où elle attendait, elle ne pourrait jamais plus le regarder en face
3- L’Imperator hors de son palais sur-défendu était une chance qui ne se représenterait pas de sitôt.
   La rebelle n’avait pu se renseigner sur l’endroit où était le vaisseau Imperieux, mais cela faisait plusieurs jours qu’il était parti et il n’était pas prévu qu’il reste absent aussi longtemps. Un vaisseau de ravitaillement devait partir très bientôt. Il n’avait pas été difficile de trouver lequel.

   Sur le ponton qui menait au Secours 372, le sergent Mills se les pelait. Et dire que les makis sauvages se balançaient d’arbre en arbre comme des petits fous ! Quelle chance d’être né citoyen. Le simple fait de se trouver sur une passerelle grillagée avec de simples garde-fou le terrifiait. Et à son poste, on n’avait pas le droit d’avoir l’air terrifié. Il faut dire que la vue était impressionnante. Vers le bas, un vide orangé à l’infini dans toutes les directions. Vers le haut, une plaque de métal particulièrement oppressante à l’infini dans toutes les directions aussi. Même en regardant devant soi, on avait le vertige.
   L’arrivée d’une femelle Ff lui rappela qu’il ne devait pas se tenir courbé.
   - Je peux quelque chose pour vous ?
   - Oui, me laisser passer. Je dois monter à bord de ce vaisseau.
   - Excusez-moi, mademoiselle, mais les officiers responsables sont déjà montés et on n’attend plus personne.
   - Si, moi. Attendez un instant.
   La Ff aux yeux verts étincelants plongea la main dans son col et en ramena un pendentif indiquant un grade de lieutenant.
   - Ah non, c’est pas celui-là.
   Elle balança négligemment le pendentif par dessus la rambarde et entrepris d’en chercher un autre autour de son cou. Mills resta hypnotisé par la chute du pendentif emporté par le vent.
   - Non, ça c’est colonel. Ca, c’est encore lieutenant… Ah, le voilà ! Général ! Alors ?
   Détachant son attention des différents colliers qui tombaient au loin, le maki reporta son attention sur la Ff qui exhibait fièrement son grade de général en face d’elle.
   - Euh… Non, mais je suis désolé là, mais…
   - Quoi ? Vous êtes quoi d’abord ? Sergent, c’est ça ? Les trois petits bâtons, là, c’est sergent, hein ?
   Baissant les yeux sur son propre pendentif, Mills répondit bêtement :
   - Ben, oui, c’est sergent. Mais je veux dire que j’ai reçu des ordres très stricts.
   - Des ordres qui outrepassent ceux d’un général ?
   - A vrai dire oui. Tout ceci est parfaitement irrégulier. Même un général ne peut pas s’inviter à bord sans une permission spéciale. D’ailleurs, il est parfaitement interdit de porter plusieurs insignes de grade sur soi.
   - Interdit pour quelqu’un comme vous, oui. Mais pas pour moi. J’ai un statut spécial. Et si vous ne voulez pas découvrir jusqu’où s’élève ce statut, vous allez me laisser passer bien gentiment avant que je me ramène avec tous les papiers requis, plus une armée de cinquante gars et une autorisation pour balancer un sergent par dessus bord.
   - Ca… Ca existe, ça ?
   - Vous seriez étonné par la quantité d’autorisations que j’arrive à obtenir. Je parviens même à obtenir des autorisations pour des choses que j’ai déjà faites. Le coup de jeter un sergent par dessus bord, par exemple…
   Mills recula d’un pas. Il n’était pas sûr de tout suivre, mais le regard de son interlocutrice ne laissait aucun doute quand au fait que mettre sa menace à exécution ne l’embêterait pas plus que ça.
   - Bon, écoutez. Vous avez peut-être le statut nécessaire pour monter à bord, mais mes ordres sont clairs, je ne dois laisser monter que les personnes sur la liste ou à la limite, celles qui me présenteraient une autorisation spéciale.
   - Très bien, tas de poil. Tu sais quoi ? D’habitude, c’est moi qui signe les autorisations, alors ça me ferait chier d’avoir à en demander une à quelqu’un qui n’a même pas mon niveau d’accréditation. Alors tu vas me laisser passer vite fait, parce que j’ai des choses à faire avant le départ.
   La femelle avait l’air drôlement sûre d’elle. Le sergent Mills n’avait eu aucun déboire dans l’armée impériale pour l’instant et il n’était pas vraiment pressé d’en avoir. Si cette fille était si haut placée et qu’il l’empêchait de monter à bord, ça risquait de très mal se passer pour lui. A l’inverse, si elle n’avait pas le droit d’être là et qu’elle se faisait prendre, ça lui retomberait dessus aussi.
   Il essayait de trouver une échappatoire quand les cheveux de la femelle le fouettèrent au visage. Elle venait de passer à coté de lui.
   - Non, attendez ! Vous avez pas le droit !
   - Ecoute gros père, t’es mignon, mais j’ai autre chose à foutre de ma journée que de te parler. Alors tu fermes les yeux, tu oublies que je suis passée et nos rapports s’arrêtent là. Une dernière chose : évite d’en parler à un supérieur. Non seulement, ça risque de faire mauvais sur ton CV si on apprend que tu as laissé passer quelqu’un, mais en plus, ma mission doit rester secrète. Si quelqu’un vient me poser la moindre question, je te jure qu’à mon retour, je m’arrange pour truquer le procès militaire qui décidera de te balancer dans le vide.
   - En ma faveur ?
   - Devine !
   Et elle pénétra dans le vaisseau comme en pays conquis, le sergent Mills apparemment oublié. Celui-ci revint à son poste, l’esprit un peu embrumé. C’était bien la première fois qu’il croisait ce genre de personne. La meilleure chose à faire serait probablement d’oublier cette histoire. De toute façon, personne dans tout l’Empire n’oserait jamais se dresser contre les règlements à moins d’en avoir le droit, non ?

6) Le centre administratif

   Sous-fifre caracolait aux cotés de Chef. La femelle semblait savoir précisément là où elle voulait aller. Le mâle n’y tint plus et finit par lui poser la question :
   - Excuse-moi, je sais que ça finira par me revenir, mais on va où là, comme ça ?
   - Au centre de la ville. Chacune de ses îles volantes a un grand bâtiment au milieu qui sert à la fois de centre administratif et de centre de contrôle. C’est de là qu’on peut actionner les hélices qui sont sous la ville, mais il y a aussi moyen d’accéder à des systèmes qui touchent toute la zone.
   - Ah. Et il y aura de quoi ramener la lumière et chasser les monstres ?
   - Je l’espère. Pour tout te dire, je ne suis pas sûre que ça changera quoi que ce soit. Personne ne s’attendait à de telles conséquences et rien ne dit qu’elles sont réparables. Mais on va essayer quand même.
   Chef se tut un instant, puis ajouta :
   - Bon, y en a marre de celui-là. Ne bouge plus !
   - Pardon ?
   Avant d’avoir le temps de comprendre, Sous-fifre se vit violemment plaquer contre un mur par son supérieur, qui éteignit les deux lampes torche dans le même mouvement. Il voulu ajouter quelque chose, mais elle lui plaça aussitôt la main sur la bouche. Il profita un moment de l’instant, sentant le corps de la jeune Ff contre le sien, mais ça ne dura pas longtemps, car il entendit des bruits de pas qui se rapprochaient. Son cœur s’accéléra, mais Chef n’avait pas l’air de paniquer. Alors que les bruits passaient près de lui, Sous-fifre sentit que Chef s’écartait de lui et il se retrouva seul dans le noir. Se disant que la femelle gérait probablement la situation, il préféra ne pas bouger et resta cramponné à sa lampe éteinte. Un bruit de chute retentit, quelques bruits de lutte, puis la lampe torche de Chef se ralluma, aveuglant un jeune Ff allongé par terre, bloqué sous le poids de la femelle.
   - Tiens donc, Repos… On peut savoir quel bon vent t’amène ?
   - Je… Je voulais aider. Je ne voulais pas retourner avec les autres.
   - Ben tiens. Tu vois, tu es la dernière personne de notre petit groupe que je croirais capable de ressentir le besoin de rendre service.
   Sous-fifre soupira de soulagement en constatant qu’il n’y avait jamais vraiment eu de danger. Il constata par la même occasion que les cris lointains du monstre s’étaient tus. Rassuré, il s’approcha de la scène :
   - Allons, Chef, inutile d’être aussi méfiante. Il a juste été jaloux de nous voir partir ensemble, je le comprends…
   C’était assurément une boutade, mais à l’expression piteuse de Repos, la jeune Ff comprit que son second avait vu juste. Elle leva les yeux au ciel en soupirant :
   - Mais c’est pas vrai…
   Elle se releva, permettant au jeune imbécile de se relever également. Celui-ci hocha la tête en direction de Sous-fifre pour le remercier de son intervention. Amusé, le vieux Ff ne put s’empêcher de rigoler :
   - Tss, t’es un bon cas, toi, hein ?
   Quand Chef prit la parole, Repos sentit qu’elle était en colère contre lui et qu’elle ne lui faisait toujours pas confiance :
   - Maintenant que tu es là, autant que tu restes avec nous. Mais tiens-toi à carreau, d’accord ?
   Le jeune mâle hocha la tête, penaud. En passant à coté de lui, Sous-fifre lui fit un clin d’œil et vint se placer à coté de Chef pour reprendre la marche.

   Nos trois compagnons ne rencontrèrent aucune créature sur le chemin qui les amena devant le bâtiment administratif. Repos reconnut que l’édifice était nettement plus impressionnant que les autres bâtisses. Néanmoins, il était construit tout à fait dans le même style.
   Quand Chef approcha sa lampe de l’entrée, les trois Ffs constatèrent qu’un message était inscrit en rouge sur la grande porte. S’approchant, Repos s’aperçut que la peinture coulait encore, comme si le message venait d’être écrit. Il passa son doigt, puis recula d’un bond quand son esprit comprit.
   - Ah ! C’est du sang !
   Sous-fifre ajouta fort à propos :
   - C’est dégueulasse…
   Encore secoué, et essuyant au mieux sa main contre ses vêtements, Repos demanda :
   - Ca dit quoi ?
   - Pouet…
   - Pardon ?
   - C’est ce qui est écrit, « pouet ».
   - Ca veut dire quoi ?
   Agacée par cette discussion stérile, Chef interrompit les mâles :
   - Allez, on n’est pas venu là pour contempler des messages débiles écrits avec du sang. Vous me suivez à l’intérieur.
   Et sur ce, elle poussa la porte sans hésiter et pénétra dans le bâtiment. Faute d’options plus alléchantes, nos deux compères la suivirent.

   - Tu fais quoi, là ?
   - J’essaye de lancer la ventilation forcée.
   - Ah…
   Les trois Ffs étaient serrés dans une toute petite salle remplie d’appareils fort compliqués. En arrivant, Chef avait constaté que les machines n’étaient plus alimentées. Elle avait alors récupéré un étrange objet cylindrique dans le sac confié à Sous-fifre au début du trajet. Après de nombreux branchements fort compliqués entre la chose et les machines, plusieurs lumières étaient enfin apparues. Repos avait cru à une nouvelle manifestation paranormale, mais Chef lui avait assuré que tout était parfaitement normal. Depuis, elle pianotait à droite et à gauche sur des boutons qui semblaient n’être là que pour donner un look SF à l’ensemble.
   - Euh… Tu es sûre que nous avons besoin de fraîcheur ?
   - Pas la ventilation de la salle, abruti ! Je veux ventiler cette section de l’Anneau. Tout ce bazar est causé par un gaz. Si on l’envoie à l’extérieur, il se diluera dans l’atmosphère et ne nous gênera plus.
   - Un gaz ? Un simple gaz provoquerait tout ça ?
   - Je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre.
   Gardant son attention sur les petites lumières et les écrans compliqués qui décoraient la pièce, Chef entreprit d’expliquer plus clairement la situation :
   - Cet endroit a été choisie comme zone de test pour un gaz à usage militaire. Ce gaz devait être utilisé contre l’Ennemi, mais il fallait être sûr de ses effets exacts. Je ne sais absolument de quoi il est constitué, mais les chercheurs impériaux disaient qu’il était capable d’ « effacer » les êtres vivants.
   Mal à l’aise, Sous-fifre posa une question :
   - Les habitants avaient été évacués ?
   La femelle se détacha de son écran et fixa le vieux Ff, surprise. Puis elle montra même de l’amusement, la première fois depuis que Repos l’avait rencontrée.
   - Ca m’amuse de te voir inquiet pour la vie des gens, Sous-fifre. Une perte de mémoire ne t’a pas fait de mal, apparemment.
   Elle redevint aussitôt sérieuse. L’amusement n’avait pas duré.
   - Mais non, personne n’avait été évacué. Tous les habitants du coin ont été effacés, comme ce qui arrive aux démons quand on les blesse.
   Il fallu un moment pour que les deux mâles digèrent l’information. Le plus jeune intervint :
   - C’est impossible. J’ai vu une fleur dans une maison ! Elle était fanée, mais elle n’avait pas disparu !
   - Ah ? Bon, alors le gaz est sélectif, parce que je suis sûre qu’aucun être pensant ne s’en est tiré.
   - Mais c’est horrible ! Comment quelqu’un a pu faire une telle chose ?
   - La guerre contre l’Ennemi obsède l’Imperator. Il est prêt à tout pour trouver une solution rapide au conflit. Même à massacrer autant de civils.
   Elle se tourna vers Sous-fifre et le contempla longuement avant d’ajouter :
   - Une horreur de plus à mettre sur le dos de l’Imperator…
   Un lourd silence plana un instant, puis Chef revint sur ses écrans. Encore sonné, le vieux Ff n’ajouta rien, mais Repos essaya d’en savoir plus :
   - Tout le monde a été « effacé », mais et nous alors ? Et que sont ces monstres ?
   - Le gaz est censé se modifier au contact de l’air et devenir sans danger après moins d’une journée. Nous étions tous à bord de l’Impérieux, le vaisseau personnel de l’Imperator. Quelqu’un a découvert qu’un sauvage s’y trouvait. Celui-ci a trouvé le moyen de s’échapper et nous l’avons poursuivi. Apparemment, le gaz ne devient pas si inoffensif que ça au contact de l’air…
   - Attends. Un simple gaz ?
   - Un gaz qui à la base est capable de faire disparaître physiquement les êtres vivants. Je n’en sais pas grand chose, mais il ne découlait probablement pas de la simple manipulation chimique. Les découvertes des scientifiques impériaux sont parfois tellement éloignées de tout ce qu’on connaît qu’elles peuvent ressembler à de la magie. Je sais qu’il n’en est rien, mais je suis quand même impressionnée.
   Repos laissa la jeune Ff travailler à son projet pendant qu’il réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre. Tout ça lui disait certainement quelque chose. Et à force d’y réfléchir, il avait de plus en plus l’impression d’avoir été le fugitif. Il se tourna vers Sous-fifre, pour voir si celui-ci suspectait quoi que ce soit. Si c’était le cas, sa suspicion n’était pas dirigée contre lui. Le vieux mâle gardait les yeux fixés sur Chef, de profondes rides de réflexion creusant son front. En y repensant, c’est vrai qu’avec son simple pagne, la Ff faisait un suspect idéal, mais Repos préféra ne pas y penser. Il était maintenant absolument sûr de l’avoir déjà rencontrée.
   Elle finit par rompre le silence :
   - Voilà. L’ordre est envoyé. L’énergie contenue dans cette batterie devrait suffire. Il faudra peut-être attendre un moment avant que le gaz ne se dissipe. Les projecteurs s’alimentent sur la roche en fusion loin au dessus, donc ils devraient se rallumer tout seul. En attendant, allons rejoindre les autres.
   - Une minute !
   Sous-fifre venait de se dresser devant Chef :
   - Tu as dit que nous nous trouvions tous sur l’Impérieux et que nous chassions un traître. Je déduis de ce que tu nous as raconté qu’un traître est quelqu’un qui s’oppose à l’Imperator.
   - C’est à peu près ça, oui.
   - Or, tes paroles ont laissé peu de doutes sur ce que tu pensais de lui. Tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ?
   Chef conserva la même expression neutre que d’habitude :
   - C’est le moins qu’on puisse dire, en effet.
   - Et rien ne dit que le traître que nous poursuivions n’est pas toujours parmi nous…
   De nouveau, court silence. Puis comme Chef ne répondait pas, Sous-fifre enchaîna en soupirant :
   - Ecoute Chef, je ne me souviens toujours de rien, mais il y a une chose que je sais. Le nom de l’Imperator m’inspire un profond respect. Et je me connais. Si l’ordre m’est donné d’arrêter le traître, je le ferai sans hésiter, fut-il une personne que j’admire beaucoup.
   - C’est bien pour toi, Sous-fifre. J’en prends bonne note.
   Et sur ces mots, Chef se dégagea et quitta la pièce. Repos voulu parler à son ami, mais son air sérieux l’arrêta. Il ne l’avait jamais vu comme ça. Son regard était celui d’un vieux chien de chasse à qui on a trop souvent demandé d’achever un petit lapin tout mignon. Voyant que Repos s’intéressait à lui, Sous-fifre lui fit un vague sourire et s’apprêta à suivre Chef.
   C’est alors qu’un choc apocalyptique secoua tout le bâtiment. Les deux Ffs tombèrent au sol et un bruit dans la pièce voisine les avertit que la femelle connaissait le même sort. Des grincements stridents retentirent et la lampe de Sous-fifre éclaira un monstrueux tentacule qui passait à travers le mur et s’y raccrochait. Le grincement devint de plus en plus fort, jusqu’à devenir insupportable. Puis les murs cédèrent sous la pression et les trois Ffs se retrouvèrent à l’air libre. Leurs oreilles leur faisaient tellement mal qu’il n’entendirent pas le rugissement que poussa la bête juste au dessus d’eux.

7) Une rencontre intéressante

   L’Impérieux était une monstruosité parfaitement rectangulaire. De l’extérieur, on aurait dit une pierre tombale volante. A cause de sa taille et au manque de relief que présentait la coque de l’Anneau, on avait l’impression d’être juste à coté quand il était encore à des kilomètres. On aurait peut-être pu y loger la population d’une ville, mais l’intérieur n’était pas conçu pour ça. Le moteur à lui tout seul prenait un tiers de l’espace. Les canons hérissaient la coque de part en part et masquaient presque le champ d’hélices qui tapissaient le dessous de l’appareil.
   En plus du moteur, le vaisseau devait pouvoir garder des stocks de carburant et de nourriture pour deux bons memps. Sans compter l’équivalent de trois casernes.
Ne restait qu’un espace assez restreint - toutes proportions gardées - pour l’ « élite ». Bien que Flonn dut séjourner dans l’une des casernes, ou plus précisément dans les douches pour ne pas attirer l’attention, son insigne de général lui permit de se rendre dans l’espace huppé. C’était Fant qui avait décidé de conserver les pendentifs de leurs différentes victimes une fois qu’il avait compris à quoi ceux-ci servaient. Flonn devait reconnaître que cette petite collection lui facilitait la vie.
   Le coin VIP était décoré pour ressembler à l’intérieur du palais impérial, afin que les nobles ne s’y sentent pas dépaysés. Contrairement au reste du vaisseau, les murs étaient très travaillés. La couleur principale était le jaune, avec quelques nuances de rouge ici et là. Un peu partout, de beaux meubles dorés égayaient les couloirs. En faisant le tour des lieux, Flonn croisa quelques aristocrates qui parlaient des derniers événements, ainsi que des serviteurs en robes grises. D’après ce que Flonn avait saisi, un test militaire avait eu lieu non loin de là et on ne pouvait plus accéder à la zone. Le problème, c’est qu’une partie de l’équipage s’y trouvait au mauvais moment et y était restée coincée. Depuis, on attendait désespérément que la situation évolue. L’affaire n’était pas sans conséquences, car l’équipe envoyée comportait des personnes très haut placées. On ne savait pas encore ce que le l’Imperator pensait de la situation, mais il était assez facile de deviner qu’il ne serait pas content si on devait lui apprendre la mort de tous ces gradés. Et personne ne voulait annoncer une mauvaise nouvelle à l’Imperator.

   Notre héroïne déambulait en essayant de se faire une carte mentale des lieux quand elle croisa un serviteur Ff qui se figea curieusement en passant à coté d’elle. Ce comportement n’était pas normal. L’avait-elle imaginé ? La femelle Ff se retourna pour voir ce que faisait le serviteur. Il s’était aussi retourné pour la regarder. Se voyant surpris, il tenta de se détourner l’air de rien et reprit son chemin. Sa démarche montra à Flonn qu’il n’était pas tout à fait à l’aise. Qu’avait-il bien pu voir ?
   La jeune Ff décida de le suivre. A ses coups d’œil furtifs, on voyait qu’il se savait suivi. En tout cas, la discrétion n’était pas son fort. Alors que la filature continuait le long de plusieurs couloirs, Flonn tâcha de deviner ce qui avait ainsi fait réagir un simple serviteur. Elle n’avait pas été très discrète jusqu’ici, alors peut-être qu’il avait reconnu une description sur un avis de recherche. Mais si un tel avis existait, quelqu’un d’autre l’aurait sûrement reconnue bien avant. Il restait deux possibilités. Soit ce serviteur avait vu sur elle un détail troublant, soit il était tombé amoureux au premier regard. Aussi peu vraisemblable que ce soit, Flonn aurait préféré le deuxième cas. De toute façon, il fallait vérifier.
   La femelle était maintenant complètement perdue, lorsque le Ff plongea dans un couloir latéral et se mit à courir.
   - Hé !
   Se lançant à sa poursuite, elle tenta de l’interpeller :
   - Toi ! Arrête-toi !
   Inutile de préciser que l’individu n’arrêta nullement sa fuite, chose tout de même étonnante quand on savait ce qui arrivait aux citoyens qui refusaient d’obéir à un militaire. Flonn comprit très vite pourquoi le mâle l’avait attirée ici. Le couloir était complètement désert, on devait être dans les quartiers des serviteurs, personne n’arrêterait le fuyard.
   En tournant à un nouveau couloir, notre héroïne aperçu une paire de pied qui disparaissait dans un accès de maintenance au raz du sol. Avant que le type n’ait le temps de replacer la grille, Flonn plongea à sa suite et rampa sur deux mètres avant de déboucher dans un local de maintenance peu éclairé. Elle vit la silhouette de sa proie non loin devant. Celle-ci avait cessé de courir et lui faisait face. Si le Ff était venu ici dans l’espoir de pouvoir l’agresser, la jeune Ff allait lui réserver une méchante surprise.
   Malheureusement, la surprise fut pour elle. Alors qu’elle s’appétait à bondir en avant, deux Aas en tenue de serviteurs lui saisirent les bras. Flonn maudit sa bêtise. Dans sa hâte, elle n’avait même pas vu les deux emplumés qui attendaient de chaque coté du conduit. Elle se débattit violemment, envoyant un gnon à l’un des Aas. Le Ff resta à sa place, sans intervenir. Dans la semi obscurité, Flonn ne put déchiffrer son expression. Cette petite rébellion cessa quand un Gg surgit de derrière le Ff et s’accrocha aux jambes de la jeune femelle. Le poids fut trop lourd à soulever et elle dut se calmer. Les deux Aas en profitèrent pour la mettre au sol et l’y maintenir. Le serviteur qu’elle avait coursé prit alors la parole :
   - Tu es calmée ? Tu ne vas pas essayer de m’égorger si je m’approche ?
   Cette voix !
   Le serviteur en robe grise s’approcha et tout en se mettant en tailleur devant elle, il rabattit sa capuche :
   - Je dois dire que je ne m’attendais pas à te revoir un jour, encore moins dans de telles circonstances.
   Flonn ne trouva rien à répondre. Elle resta comme hypnotisée par les yeux couleur améthyste qui la fixaient. Elle ne réagit même pas quand le Ff commença à se curer l’oreille droite avec le pied gauche.

   - Voilà, c’est d’ici qu’on opère quand on est à bord du vaisseau. Le bruit tape vite sur les nerfs, alors on évite de rester trop longtemps.
   Effectivement, la salle se trouvait non loin du moteur et celui-ci produisait un vacarme assourdissant. Il fallait crier pour se faire entendre. F ne s’attarda pas et remmena son invitée dans le couloir par lequel ils étaient arrivés.
   - Pardon, j’ai vu des écrans. Vous faites de la surveillance ?
   - Oui. Nous utilisons des espèces de spider-bug fixes et microscopiques que nous fixons partout où nous en avons la possibilité. Ces bidules ont un nom officiel, mais je préfère les appeler « bug ». Sur l’Impérieux, nous ne surveillons que le coin réservé aux aristos, mais dans le palais, nous pouvons voir presque partout. Personne ne se méfie des serviteurs et nous pouvons aller dans tous les coins. Enfin presque. Nous n’avons toujours pas réussi à placer le moindre bug dans les appartements de l’Imperator, que ce soit ici ou au palais. Ce type n’y laisse entrer personne. Il doit s’amuser comme un petit fou là-dedans…
   - D’accord, et pourquoi tu me montres tout ça ? Tu frimes un peu avant de me livrer à ton chef ou tu as une idée derrière la tête ?
   - Premièrement, sache que je n’ai d’autre maître que moi-même. Je ne suis aucunement sous les ordres de l’Imperator, bien au contraire. Car deuxièmement, mes gars et moi, nous cherchons une faille dans le dispositif de sécurité.
   - Vous voulez tuer l’Imperator ?
   - A vrai dire, nous cherchons surtout à prendre le contrôle de l’Empire Métallique. Pour cela, il y a fort à parier que nous devrons bel et bien tuer notre cher dieu vivant. Tu vois, toutes les personnes de mon groupe sont d’origines sauvage, comme toi et moi. Au début, j’avais pensé recruter de vrais serviteurs, mais on ne peut pas faire confiance à ces lèche-cul. Alors nous nous sommes débrouillés pour les tuer les uns après les autres et les remplacer. Comme je le disais, personne ne fait attention aux serviteurs. Oh, tous les serviteurs ne sont pas des gars à moi, mais les autres sont tellement occupés à essayer de se faire bien voir, qu’ils ne font même plus attention aux changements de tête.
   - Et personne ne s’aperçoit de rien ?
   - Non. Chacun accomplit soigneusement ses tâches de serviteur et de technicien. Oui, nous avons aussi remplacé quelques techniciens. Tu n’imaginerais pas le nombre d’abrutis qui essayent de faire des opérations de maintenance en plein dans nos quartiers secrets.
   - Bon d’accord, et pourquoi tu me dis tout ça ?
   - Et bien, pour nouer une relation de confiance ! Maintenant que je t’ai tout dit sur mes plans futurs, tu vas pouvoir me dire ce qu’une sauvage fait en habit militaire sur l’Impérieux. Et avec une plaque de général, de surcroît. Je me doute que tu n’as pas réussi à monter les échelons de l’armée impériale à une telle vitesse, même avec une intelligence telle que la tienne. Mais je suis curieux. Aurais-tu le même but que moi ?
   - Je n’ai rien à te dire. Tu as essayé de nous tuer, Fant et moi, à de nombreuses reprises. Je ne vois pas pourquoi je te pardonnerais.
   A ces mots, F perdit tout air accueillant et vint se placer devant elle, la mâchoire crispée et les yeux agressifs :
   - Bon, alors écoute bien, ma petite. Si quelqu’un ici présent a bien le droit d’en vouloir à l’autre, c’est moi ! Ne crois pas que j’ai oublié ce que tu as fait à Fiorana. Jamais je ne pourrai te le pardonner. Mais le fait est que nous étions dans deux camps opposés. J’ai suffisamment bourlingué pour savoir que ce genre de choses arrive lors d’une guerre. Et je me targue d’être suffisamment intelligent pour ne pas m’accrocher à ces souvenirs douloureux.
   - C’est elle qui était responsable de la destruction de mon village. J’étais une « sauvage » heureuse, je ne savais rien du monde et ça m’allait très bien. Ma vie se limitait à la chasse et à la cueillette. Et sous prétexte de faire des expériences avec des makés géants, ta copine m’a supprimé tout ça.
   - Ah bon ? Parce que tu crois que ta petite rébellion ne m’a rien coûté ? J’avais un bon poste et une carrière fleurissante qui s’ouvrait devant moi. Toi aussi, tu m’as tout pris. Alors voilà ce que je vais faire. Je vais « oublier » ce que tu m’as fait, ainsi qu’à Fiorana, et tu vas oublier que j’ai essayé de tuer ton petit ami et toi, ça marche ?
   Flonn ne savait plus trop quoi dire. Elle avait une folle envie de l’envoyer se faire voir d’une remarque bien sentie, mais le regard du mâle était un peu effrayant. Elle lui avait rappelé un mauvais souvenir, et il semblait du genre à se débarrasser de quiconque lui rappelait que sa vie aussi avait des hauts et des bas.
   Un peu hésitante, elle lui tendit la main :
   - Ca marche…
   F la prit et se redressa.
   - Bien. Pardon pour ce petit manquement à l’étiquette. Reprenons, veux-tu ? Pourquoi es-tu ici ?
   Il lui lâcha la main et reprit sa marche comme si rien ne s’était passé.
   - Je ne suis pas venu m’emparer de l’Empire. Je veux le détruire.
   Le Ff sembla amusé :
   - Vaste projet ! Puis-je savoir comment tu comptes t’y prendre ?
   - Je vais tuer l’Imperator. Le reste se cassera la figure tout seul.
   Cette fois, F ne put retenir un petit rire.
   - Qu’y a-t-il de si drôle ?
   - En dehors du fait que tu espères tuer l’Imperator à toi toute seule ? Eh bien, je doute que dans le cas qui nous intéresse, couper la tête tuera le corps.
   - De que ?
   - Cet Empire est trop vaste et le palais grouille de personnes avides de s’accaparer le pouvoir. Tue l’Imperator et quelqu’un d’autre prendra sa place. Et quand bien même tu réussirais le tour de force de mettre cet empire à genoux, que tu ne ferais qu’offrir le monde à l’Ennemi.
   - Oui, alors justement, c’est quoi, cet Ennemi ?
   - Je n’en sais rien du tout. Les généraux n’en parlent pas au palais, et les nobles sont tenus dans l’ignorance la plus complète. Mais si l’Ennemi arrive à résister à l’Empire depuis si longtemps que personne ne se souvient quand cette guerre a commencé, c’est qu’il est loin d’être miteux.
   - Si l’Ennemi est du même acabit que l’Empire Métallique, je le détruirai aussi.
   - Ah ah ! L’optimisme est une chose merveilleuse. Profites-en, ça a tendance à disparaître avec l’âge. Néanmoins, je ne ferai rien pour t’arrêter dans tes projets, mais je ne te cache pas que je préférerais t’avoir à nos cotés.
   - Pardon ?
   - Oui. Tu es une sauvage, comme tous mes gars ; tu as toutes les raisons valables pour en vouloir à l’Empire et tu es intelligente. Tu as quand même réussi à détruire un Complexe, ce qui n’est pas une mince affaire. Qui plus est, un Complexe dans lequel je me trouvais, ce qui, à mon sens, rend la tâche encore plus ardue. L’aide d’une personne telle que toi serait particulièrement utile à notre groupe.
   - Je te l’ai dit, je ne veux pas contrôler l’Empire, je veux le détruire.
   - Certes. Alors permets-moi de te faire une proposition. Notre groupe est organisé, nous sommes une petite quarantaine, nous avons des informations. Bref, nous sommes ta meilleure opportunité d’atteindre l’Imperator. De notre coté, tu serais un excellent atout pour nous. Et la mort de l’Imperator ne pourrait que nous aider.
   Flonn s’arrêta de marcher et fronça les sourcils. F se retourna pour voir ce qui la retenait. Il semblait parfaitement calme. La femelle ajouta :
   - Non… Tu m’as entendu. Tu veux prendre le pouvoir et je veux détruire l’Empire. Nos buts s’opposent. Si tu prends le pouvoir, je devrais te détruire et je sais que tu l’as compris, alors pourquoi ?
   - Oui. Très excitant, n’est-ce pas ?
   Flonn ne put retenir un frisson. Ce mâle ne connaissait presque rien d’elle et il s’était décidé en quelques minutes. Si Flonn et F travaillaient ensemble, ça les obligerait tous les deux à rester sur la défensive. Lui tenterait d’utiliser la femelle puis de s’en débarrasser, et elle essayerait exactement la même chose avec lui. Ce serait un état de méfiance permanente, de quoi devenir fou. Et pourtant, il trouvait ça excitant ! Ce type voyait une nouvelle pièce s’infiltrer dans son plan impeccablement ficelé, une pièce particulièrement dangereuse, et il était content !
   La jeune Ff faillit lui rétorquer que pour elle, cette affaire n’avait rien d’un jeu, mais elle réfléchit à la proposition. Cela devait faire un moment que F avait monté sa petite opération. Pourtant l’Imperator était toujours en vie. Que pourrait-elle faire de plus que lui si elle restait seule ?
   Elle hésita encore quelques secondes, puis hocha la tête :
   - D’accord. J’accepte. Je veux bien te rejoindre, mais hors de question de jouer les servantes ! Je garde ma tenue militaire.
   Le visage de F sembla rayonner et il claqua des mains par anticipation des événements futurs:
   - Magnifique ! Tu es maintenant des nôtres ! Mais je sais à quoi m’en tenir, et tu sais toi aussi à quoi t’en tenir. Viens, je vais te présenter aux membres de l’équipe qui sont dans le coin. J’en profiterai pour t’expliquer comment nous marchons.
   Tout content, F s’éloigna en continuant à se frotter les mains. Flonn inspira un grand coup et décida de le suivre.

8) Fant retrouve la mémoire

   Ca fait tout drôle de se retrouver comme ça à l’air libre alors que la seconde d’avant, on était dans un bâtiment. Surtout quand une très grosse bestiole s’amuse à balancer au loin le bâtiment en question.
   Complètement sonné, Repos constata que Sous-fifre était dans le même état que lui. Tournant la tête, il aperçut Chef qui essayait de se relever et qui leur criait quelque chose. Il fallut un court moment au jeune Ff pour comprendre que c’était normal de voir quelqu’un dans la pièce d’à coté, vu qu’il n’y avait plus de mur. Encore un bref instant, et il comprit qu’après le boucan provoqué par des murs en métal qui ploient et qui cassent, c’était tout aussi normal de ne plus rien entendre. Néanmoins, Chef l’avait compris aussi et elle faisait des signes qui ne pouvaient signifier que « Cassons-nous ! ».
   Repos tapota l’épaule de Sous-fifre à ses cotés et lui indiqua la direction qu’empruntait la femelle. Le vieux Ff eut l’air un peu perdu, puis comprit ce qu’on voulait de lui. Nos trois héros partirent, à moitié marchant, à moitié à quatre pattes, cherchant avant tout à s’éloigner. Repos nota en avisant la base des murs que ces derniers étaient quand même très épais. Il fut un instant reconnaissant à l’obscurité de leur masquer la chose responsable du carnage. Malheureusement, cela voulait aussi dire qu’elle était peut-être à seulement quelques mètres d’eux.
   Ils comprirent très vite que c’était le cas, alors qu’une lourde masse s’écrasait sur les ruines de l’endroit. Le monstre devait frapper à l’aveuglette, car il les rata de loin. Néanmoins, le choc les souleva du sol et les envoya bouler à nouveau. A la lumière des torches, Repos vit Chef qui hurlait quelque chose, mais il ne parvint encore pas à l’entendre. Un nouveau choc lui envoya une pluie de morceaux métalliques sur tout le corps. Comme souvent dans ces cas-là, le cerveau se déconnecta temporairement (même s’il arrive parfois que le cerveau ne se reconnecte pas après), pour laisser aux muscles des jambes la gestion de la situation. C’est ainsi qu’il se retrouva soigneusement à l’abri d’un autre bâtiment lorsque le troisième coup frappa.
   Le jeune Ff souffla un instant, puis se rendit compte que si l’envie lui en prenait, le monstre pouvait toujours arracher cette structure aussi. Il hésita quand même à s’éloigner. Non seulement, il ne voyait plus ses deux compagnons, mais en plus, c’était eux qui avaient les lampes. Suivant le mur des doigts, il revint à l’angle et jeta un coup d’œil. Il regretta ce geste, car bien qu’il lui permit de situer ses amis, il vit aussi à la lueur d’une de leurs torches les pieds du monstre. Enfin, les pieds… Façon de parler. Pour rester dans le juste, nous parlerons du membre sur lequel se tenait le monstre. Oui, parce qu’il n’y avait qu’un seul membre. Une sorte de tour plutôt maigre à la base de laquelle sortaient quatre « orteils » dans chaque direction et qui permettaient à l’ensemble de rester en équilibre.
   Repos ne voyait pas lequel de ses compagnons tenait la lampe, mais il l’aurait volontiers étranglé quand celui-ci releva le faisceau vers le haut. Restons honnêtes, ça n’était pas très esthétique, mais si le but était de donner des cauchemar pour plusieurs nuits, c’était une assez bonne réussite. En haut de la « tour », se trouvait une grosse boule de chair rougeâtre et franchement dégueulasse. Et c’était tout. Pas de bouche, pas d’yeux, juste quelques petits orifices histoire de rendre le tableau encore un peu plus indigeste.
   La bonne nouvelle, c’est que la bestiole était bel et bien aveugle. Car malgré les deux lampes torches braquées sur elle, Repos la vit se plier et frapper encore une fois les ruines du bâtiment administratif, dans lesquelles il n’y avait plus personne depuis belle lurette. Si Repos n’avait pas été aussi prêt du monstre, il aurait bien ri de le voir ainsi donner des coups de boules par terre, mais là, allez savoir pourquoi, c’était moins drôle.
   Le monstre dut se rendre compte que ses proies s’étaient échappées, parce qu’en se redressant, il poussa un long hurlement. Le jeune Ff fut heureux d’apprendre que son ouïe commençait à revenir, mais il aurait quand même préféré entendre autre chose.
   Il ramena son attention vers le monstre quand celui-ci donna un gros coup à la base du bâtiment derrière lequel il se cachait. Comme dans un trip provoqué uniquement par du très mauvais plum, Repos vit de longs tentacules blancs sortir des orifices de la boule comme de grosses limaces sortant de terre. Ses oreilles lui firent mal dès que les tentacules commencèrent à percer les murs et à s’infiltrer dans la maison.
   Nouvelle déconnexion du cerveau. Le jeune mâle tapa un sprint droit vers la source des faisceaux lumineux. Il s’en prit un en plein dans la gueule, ce qui l’éblouit et le fit buter, mais la personne à l’autre bout avait dû comprendre le problème et orienta sa lampe vers le haut. Quand il arriva aux cotés de ses amis, il vit Chef qui essayait de lui dire quelque chose, mais bien qu’il perçut de vagues sons, il ne put que hausser les épaules de dépit. L’attention de la jeune Ff fut rapidement attirée à nouveau vers la bête, alors que celle-ci faisait des efforts visibles pour se redresser. De nouveaux grincements commencèrent à retentir et nos trois compères préfèrent filer plutôt que d’assister au spectacle. La maison finit par céder et le monstre se redressa à vive allure, emportant la masse avec elle. Revenue en position verticale, elle lâcha son fardeau qui continua le mouvement et disparut dans le ciel, tel le projectile d’une catapulte particulièrement efficace. La maison avait dû partir hors des limites de la ville, car les fuyards ne l’entendirent pas retomber. Par contre, en jetant un coup d’œil derrière, Sous-fifre découvrit que la bestiole les prenait en chasse. Histoire de pimenter la situation, c’est ce moment que choisirent les projecteurs pour se rallumer.
   Le changement soudain d’éclairage aveugla les trois Ffs qui interrompirent leur course pour se protéger les yeux. Quand Chef parvint enfin à voir quelque chose, elle constata que la lumière n’indisposait aucunement la machine de guerre qui leur arrivait dessus en se dandinant sur ses « orteils ». Elle attrapa les deux mâles par les bras et les força à courir avec elle. Finalement, le mode de déplacement de la chose leur permit de prendre une avance confortable.
   Au bout d’un petit moment, ils ralentirent et leur ouïe redevenant fonctionnelle, Sous-fifre entreprit de faire la causette :
   - Et bien, c’était des plus justes. C’est normal que cette bestiole ne disparaisse pas ?
   - Rien ne dit qu’elle a besoin du gaz pour exister. Maintenant qu’elle a été créée, il faudra attendre que l’armée impériale nettoie la zone. Nous ne sommes pas tirés d’affaire. Il reste peut-être d’autres démons.
   Repos ajouta :
   - En tout cas, l’éclairage est revenu. C’était bien le gaz qui causait le problème. Je dirais que c’est un excellent point.
   - Oui, d’autant plus que maintenant, l’Empire va pouvoir nous amener du secours.
   Sous-fifre fit alors une remarque :
   - On ne se dirige pas vers la chaîne, là. Où est-ce que tu nous emmènes ?
   - On va prendre un véhicule. Je pensais en prendre un au bâtiment administratif, mais ça m’étonnerait qu’il en reste en état de marche maintenant. De toute façon, je doute que quiconque veuille faire demi-tour…
   Personne ne souhaitant se plaindre, Chef continua :
   - On va forcément finir par trouver une caserne. De là, il n’y aura qu’à se servir. Je connais les codes.
   - Ah bon ?
   - Toi aussi, tu connais les codes, crétin !
   Le vieux Ff préféra ne plus rien ajouter. Néanmoins, quand le monstre poussa un dernier rugissement au loin, il reprit :
   - Belle bête. Je me demande comment elle faisait pour savoir où on était. Et vous avez vu ? Elle n’avait pas de bouche. Comment elle fait pour crier comme ça ?
   Repos secoua la tête :
   - Sous-fifre, si tu savais comme on s’en balance…

   Quand l’appareil décolla, Repos se sentit tout de suite à son aise. Chef était à l’avant et conduisait. Six sièges confortables s’étalaient derrière. Les deux mâles s’y trouvaient et regardaient les villes en dessous d’eux. Sous-fifre finit par souffler :
   - Effectivement, ce paysage me dit quelque chose. Je ne vois pas encore quoi, mais je sens que ça va me revenir.
   Sans se retourner, Chef demanda :
   - Et toi, Repos ? Des souvenirs ?
   Le jeune Ff secoua lentement la tête. Le décors était inconnu, mais quelque chose semblait familier, très familier même. Se tournant vers la femelle, il regarda ses mains qui tenaient le levier de contrôle. Pris d’une impulsion soudaine, il se leva de son siège et demanda :
   - Chef, laisse-moi conduire s’il te plaît.
   - Hein ? Mais tu es fou ou quoi ? Tu…
   Elle s’interrompit en le voyant poser ses mains sur les siennes et regarder les voyants de la console d’un air professionnel. Lentement, elle retira les mains et glissa hors de son siège, laissant la place au jeune mâle.
   - Merci.
   Et là, alors qu’il volait librement et qu’il sentait la machine répondre parfaitement à chacune de ses volontés, il se souvint. D’abord, il se souvint avoir piloté d’autres machines ressemblant fortement à celle-ci. Puis il se souvint que sous la gigantesque plateforme métallique qu’on distinguait à peine tout en bas se trouvait un ciel orange qui s’étendait à l’infini. Le reste suivit tout naturellement.

   Après s’être séparé de Flonn, Fant avait fait ce qu’il essayait de lui proposer depuis belle lurette, il avait trouvé un prétexte pour rejoindre un transport qui partait dans la direction de la capitale. Il avait donc pu y arriver longtemps avant Flonn, qui avait préféré marcher. Le palais lui était tout de suite apparu comme inaccessible. Se renseignant dans une caserne, il avait découvert que l’Imperator ne sortait quasiment jamais, mais lorsqu’il le faisait, il prenait son vaisseau personnel. Pour atteindre ce vaisseau, il empruntait un gigantesque ascenseur qui traversait toutes les villes du haut jusqu’en bas, directement jusqu’au port. Les entretiens et la surveillance rendaient cet ascenseur tout aussi inapprochable que le palais. Le vaisseau par contre, se trouvait dans le port et l’équivalent de trois casernes y séjournait en permanence. Avec ses différents grades de soldat, il n’avait eu aucun mal à s’infiltrer à bord et à s’y faire des tas d’amis. Puis le moment était venu où l’Imperator avait décidé de partir effectuer un petit test militaire. Fant avait espéré que Flonn l’aurait rejoint entre temps, mais il n’avait repéré aucune trace de la femelle. Le voyage s’était bien passé, le test aussi, mais tout avait foiré quand il avait voulu s’approcher des quartiers de l’Imperator. Un noble un peu trop inquisiteur l’avait questionné sur sa présence dans cet endroit réservé et les réponses du jeune Ff n’avaient pas dû être suffisantes, car l’interrogateur avait sonné l’alarme. Courses et poursuites plus tard, Fant avait fauché un truc volant et s’était taillé avec dans la zone de test, qu’il avait trouvée déserte. Un gros vaisseau de débarquement avait suivi. Apparemment, il avait fait forte impression pour qu’on cherche à venir le cueillir en pleine zone de test militaire. Soit le gaz testé était sans danger, soit les impériaux étaient prêts à mourir pour l’arrêter. Le vaisseau de débarquement s’était posé sur la même ville que lui. En désespoir de cause, le Ff avait utilisé le transport vers une autre ville espérant s’y cacher en attendant de pouvoir emprunter un nouvel appareil volant dans une caserne. Mais sans personne pour s’assurer de sa trajectoire, cette nouvelle ville avait dérivé et s’était approchée des projecteurs. La chaleur montait lentement. C’était son dernier souvenir avant de se réveiller quelques minutes plus tard, amnésique.

   Alors qu’il souriait, Chef lui demanda en fronçant les sourcils :
   - Tu te souviens de tout ?
   Se tournant vers elle, souriant comme un enfant qui vient de recevoir un beau cadeau, il répondit :
   - Oui, je me souviens de tout… Flonn.
   - Pardon ?
   - Oui, je me souviens de mon nom, Fant, et je me souviens du tien… Flonn.
   La femelle fronça les sourcils :
   - Le gaz a dû avoir un drôle d’effet sur toi. Non seulement je ne m’appelle pas Flonn, mais en plus, je ne connais personne de ce nom. D’ailleurs, où as-tu appris à piloter un Skorp-fly ?
   - Un Skorp-fly ? Euh… Je n’ai pas vraiment appris à piloter cet engin spécifiquement, mais les contrôles ressemblent beaucoup à ceux des spider-fly. J’étais pilote autrefois.
   - De spider-fly ? Mais enfin, plus personne n’utilise ces vieux trucs démodés ! Même la série des Skorp se fait vieille. On utilise de plus en plus les Méta.
   - En fait, les spider sont toujours utilisés dans les secteurs d’expansion, pour aider à coloniser les sauvages. J’y étais pilote avant d’être transféré ici.
   La Ff qui ressemblait à Flonn mais qui disait ne pas être Flonn sembla suspecter un mensonge :
   - Personne n’est transféré de ces secteurs jusqu’à la capitale.
   - Et bien moi, si. J’étais dans le Complexe qui a été entièrement rasé par les sauvages. Officiellement, ça n’a jamais eu lieu, mais si tu travailles sur l’Impérieux, tu es sûrement au courant.
   Chef n’ajouta rien. Apparemment, ce mensonge avait une fois de plus admirablement marché. Fant jeta un coup d’œil derrière lui et constata que Sous-fifre restait concentré sur le paysage, essayant de se souvenir. Le jeune Ff en profita pour s’approcher de Chef et lui demander discrètement :
   - Dis voir, j’ai cru comprendre que tu n’appréciais pas l’Imperator. Tu l’as même ouvertement fait savoir au groupe.
   La femelle garda son air méfiant, mais une lueur de défi apparu dans son regard :
   - Effectivement. C’est un personnage qui me révulse. Pourquoi ?
Nouveau coup d’œil à Sous-fifre, qui ne semblait toujours pas intéressé par la conversation.
   - Pour te dire la vérité, je ne l’aime pas beaucoup non plus. Je voulais savoir, vu que tu travailles sur l’Impérieux, est-ce que tu ne connaîtrais pas un moyen de l’approcher.
   - Et pour quoi faire ? Tu veux le tuer ?
   La question était ironique, mais Fant conserva un air sérieux. Chef écarquilla alors les yeux. Avant qu’elle puisse se foutre de lui, le mâle ajouta :
   - Je sais que je ne paye pas de mine. Mais tu peux me croire, je suis plein de ressources.
   Bien sûr, c’était de la folie de dévoiler ses plans à une parfaite inconnue. Mais Fant sentait que Chef ne jouait pas la comédie quand elle parlait de l’Imperator de ce ton méprisant. Et peut-être était-ce le fait qu’elle ressemble comme deux goûtes d’eau à Flonn, mais il voulait lui faire confiance.
   La réponse qu’il reçut n’était pas celle qu’il espérait :
   - Tu peux te gratter !
   Fant fit la grimace. Mais qu’est-ce qu’il avait bien pu faire pour qu’elle le tienne en si basse estime ?
   Il ne continua pas la discussion. D’autant plus qu’il apercevait des fumigènes rougeâtres au dessus du centre commercial où se cachaient ses amis et que plusieurs Skorp-fly de secours s’en approchaient déjà.

9) Plusieurs discussions

   Dans le Skorp-fly qui revenait vers l’Impérieux, Fant se retrouva avec Sous-fifre, Ailes et Copine. Il remarqua assez vite que son ami le dévisageait curieusement.
   - Qu’est-ce qu’il y a ?
   - Je viens de me rendre compte que mes souvenirs me sont revenus.
   Le jeune Ff tenta du mieux qu’il put de conserver une expression neutre :
   - Et alors ? Tu es qui ?
   Sous-fifre ricana un instant :
   - Tu aimerais le savoir, hein ? Un indice : je connais tout le monde, sauf Chef et toi.
   Fant commença à se sentir mal. Il essaya de garder l’air naturel et de détourner la conversation :
   - Tu ne connais pas Chef ? Elle a pourtant dit qu’elle connaissait tout le monde.
   - Ou elle a mentit, ou elle s’est renseigné sur nous, mais je suis à peu près sûr de ne jamais l’avoir croisée. Je pense bien qu’il s’agissait du sauvage qu’on nous avait envoyés capturer. Maintenant que j’ai pu lui parler, je comprend pourquoi l’Imperator voulait tant la capturer. Elle a un charisme et une intelligence qui la rendent très dangereuse.
   Puis poussant un soupir, il ajouta :
   - Il faudra que je la fasse arrêter une fois de retour à bord de l’Impérieux.
   Fant se garda bien de le contredire, mais alors qu’Ailes parlait en continu à Copine, il ne put s’empêcher de demander :
   - Mais si tu ne te souviens pas de moi, qu’est-ce qui te dis que ce n’était pas moi, le traître ?
   - Je t’ai entendu parler avec Chef. Tu lui as dit que tu venais du Complexe qui… Enfin, d’un Complexe du secteur d’expansion, quoi. C’est normal que nous n’ayons pas encore eu le temps de nous connaître. D’autant plus que je fréquente assez peu les militaires, d’habitude. Enfin, j’ai aussi entendu que tu voulais rencontrer l’Imperator…
   Fant sentit son ventre se nouer. Le vieux Ff avait-il tout entendu ? Il avait pourtant l’air de s’intéresser à tout à fait autre chose à ce moment là. Notre héros tâcha de jouer le jeu :
   - En effet, rencontrer une si illustre personne serait pour moi un grand honneur.
   Sous-fifre conserva son regard amusé :
   - Ah. Je n’avais pas entendu la raison… Enfin, j’imagine que tout le monde aimerait bien rencontrer l’Imperator, n’est-ce pas ? Mais pas forcément toujours pour lui rendre hommage…
   - Que veux-tu dire ?
   - Rien, je me comprends. Et bien, Repos, tu as de la chance. Il se trouve que je peux t’amener jusqu’à l’Imperator.
   - C’est vrai ?
   - Oui, c’est vrai. D’habitude, ça ne se fait pas, mais je t’aime bien, alors je peux t’obtenir une audience. Tu vois, Repos, toute cette histoire t’aura quand même apporté quelque chose.
   Fant hocha la tête, tout content de lui. S’il arrivait devant l’Imperator, il trouverait bien un moyen de le tuer et de s’enfuir. Ou au pire, de faire une reconnaissance. Quand il retrouverait Flonn, elle serait verte de jalousie.
   Il ajouta :
   - Merci. Mais tu sais, tu peux m’appeler Fant.
   - Je sais, j’ai entendu ton nom aussi. Mais je préfère t’appeler Repos. C’est le nom sous lequel je t’ai découvert. De même, tu peux continuer à m’appeler Sous-fifre. Ca ne me gène pas, et puis… Ce nom est plutôt bien trouvé, il est assez ironique que c'est ainsi qu'on m'ait appelé.

   En arrivant sur l’Impérieux, Sous-fifre eut la désagréable surprise de constater que Chef n’était nulle part en vue. Les différents Skorp-fly de secours s’étaient tous posés dans le même hangar et les vingt-deux survivants avaient été déposés pêle-mêle. Dans la petite foule, le Ff eut beau chercher, il ne la trouva pas. Toujours suivi de Fant, il alla apostropher l’un des soldats qui montait la garde devant la sortie :
   - Est-ce que des gens ont déjà quitté ce hangar ?
   - Oui, cinq personnes sont déjà passées. Nous leur avons demandé de se présenter dans le salon des échanges pour faire la liste des rescapés.
   Sous-fifre étouffa un juron. Le jeune Ff essaya de lui remonter le moral :
   - Ne t’en fais pas. Quelqu’un qui se promène en pagne, même dans un si grand vaisseau, ça ne passe pas inaperçu.
   - Il faudrait qu’elle soit sacrément conne pour être restée en pagne. Les sauveteurs ont dû lui passer une tenue quelconque et maintenant, elle se promène en liberté dans le vaisseau. Et merde !
   Fant n’ajouta plus rien. Son ami avait l’air particulièrement en colère. Pourtant, il sembla passer au calme instantanément après quelques secondes :
   - Désolé. Après tout, rien ne sert de s’énerver, ce n’est pas comme ça que la situation s’améliorera. Je vais aller voir pour ta rencontre avec l’Imperator. En même temps, j’essayerai de lancer des recherches pour retrouver Chef, quel que soit son vrai nom. Je te retrouve dans le salon des échanges. A plus tard.
   - Euh… Oui, à plus tard.
   Fant resta donc un instant à sa place, alors que son ami quittait le hangar. Il n’en revenait toujours pas de sa chance. Les appartements de l’Imperator étaient inapprochables et voici qu’on lui proposait de rencontrer le grand boss en passant par la voie officielle. Sous-fifre avait raison, cette histoire lui aurait finalement plus apporté qu’autre chose.
   Un cri résonna derrière lui. Se retournant, il constata qu’Ailes avait l’air toute retournée. A ses cotés, Copine avait un sourire mauvais :
   - Alors ça y est ? Vous vous souvenez enfin de tout ?
   Ailes se tourna dans sa direction et son visage prit un air dégoûté :
   - Aunta ! Sale traîtresse, depuis quand vos souvenirs vous sont-ils revenus ?
   - Depuis que nous sommes rentrées dans le Skorp-fly, mais j’ai préféré ne rien dire, c’était tellement amusant de vous entendre raconter votre vie. Quand je pense que vous m’avez même appelé Copine !
   Cette idée semblait beaucoup l’amuser, mais apparemment, ce n’était pas le cas de Ailes :
   - Ce comportement est bien digne de vous, Aunta. Toujours aussi fourbe !
   Fant décida alors d’intervenir :
   - Euh, ça ne va pas, Ailes ? Copine n’est pas une amie ?
   Le regard que lui lança Ailes aurait pu faire fondre une paroi de métal :
   - Non, ce n’est pas une amie. C’est l’être le plus maléfique de tout l’Empire. Elle est arrivée à sa position actuelle à force de fraude et de chantages. Accessoirement, c’est elle qui a fait tuer mon époux.
   Fant n’en revint pas. Copine semblait pourtant si calme et gentille. Mais à la voir maintenant, on devinait qu’Ailes avait raison. Aunta souriait, nullement gênée par les accusations de son amie d’un temps. Elle conserva un ton ironique particulièrement provoquant quand elle enchaîna :
   - Allons, madame, attention à ce que vous proférez en public. Je pourrais vous attaquer pour diffamation. Vous n’avez toujours aucune preuve en ce qui concerne la mort de votre cher époux. Dépêchez-vous, il pourrait vous arriver quelque chose avant.
   Fant tombait de Charybde en Scylla. Cette simple déclaration était déjà un aveu. Les plumes de Ailes frémissaient sous la colère. Elle essayait de se contenir, mais l’autre faisait tout pour la pousser à commettre une erreur. Soudain, Aunta éclata de rire :
   - Je viens de me souvenir de quelque chose ! Vous rappelez-vous ce que vous m’avez raconté le deuxième soir, quand vous m’avez accompagnée aux toilettes ?
   A la tête d’Ailes, elle s’en souvenait.
   - Je vous parie que d’ici un femp, le palais tout entier sera au courant des fantasmes et des mœurs dépravées de Dame Atlyn.
   Et elle repartit d’un fou rire. N’en pouvant plus, la malheureuse Ailes quitta le hangar à grands pas, sous les rires de son ennemi. Prenant la pauvre Aa en pitié, Fant se décida à la suivre. Elle marchait d’un bon pas, mais il parvint à la rattraper :
   - Ailes ?
   - Tu peux m’appeler Atlyn.
   - Oui, pardon, Atlyn. Je suis désolé d’avoir posé la question, j’ignorais tout de vous deux.
   - Tu n’en savais rien. Au fait, qui es-tu, toi ?
   Fant donna donc son nom et toute l’histoire habituelle comme quoi il avait été muté depuis le Complexe. Atlyn n’eut aucun mal à avaler l’explication.
   - C’est étonnant quand même que tu aies été envoyé pour retrouver le sauvage. J’avais cru comprendre que l’Imperator n’avait envoyé que l’élite.
   - L’élite ?
   - Oui. Nous faisions presque tous parti de la noblesse. Et nombre d’entre nous avait reçu une formation de commando.
   - Toi aussi ?
   - Oui, moi aussi. Je suis ingénieur de terrain. J’espère que « Ailes » ne t’a pas donné une trop mauvaise opinion de moi. Je suis la première étonnée d’être devenue aussi bavarde.
   Effectivement, Fant devait avouer qu’il n’avait plus l’impression de parler à la même personne. Atlyn se tenait plus droite, on sentait le coté militaire derrière chacun de ses mouvements. Son regard trahissait aussi son ascendance noble. Elle semblait beaucoup plus sérieuse aussi. Le Ff se rendit compte qu’elle avait toujours eu l’air intelligent, mais que sous son aspect gamine, on le repérait moins.
   - Tu sais que tu es la première Aa avec qui j’ai eu une conversation ?
   - Ah bon ? Il n’y avait pas de Aas dans ton Complexe ?
   - Pas un seul. J’ai découvert mes premiers en arrivant dans l’Anneau.
   - C’est étonnant. Savais-tu que les Aas sont l’espèce la plus représentée de part le monde ?
   - Ah non. Je pensais que c’était les Ffs, mais c’est peut-être simplement parce que j’en suis un.
   - Les Ffs sont très répandus aussi. On trouve des villages un peu partout, alors que les Aas vivent plus souvent en montagne. Mais grâce à nos ailes, nous avons pu voyager et nous étendre beaucoup plus facilement. Les Ggs ne vivent que dans certains points très précis du monde, où ils se mettent à créer un réseau de trois cents à quatre cents villes. Les makis sont l’espèce la moins représentée. Les makés sont très nombreux, mais peu d’entre eux semblent avoir évolué. Et les makis sauvages préfèrent se battre plutôt que de rejoindre l’Empire Métallique, alors leur nombre décroît sans arrêt.
   La femelle Aa semblait aller mieux. Mine de rien, elle aimait quand même parler à quelqu’un.
   - Tu sembles bien t’y connaître.
   - Ca fait partie des leçons qu’on m’a inculquées, mais j’avoue que j’aime bien les cultures sauvages. Après tout, il s’agit de nos origines. Et en parlant de sauvages, je n’ai pas vu Chef depuis qu’on est revenu ici.
   - Ah, toi non plus tu ne sais pas qui c’est ?
   - Bien sûr que non ! Bon sang, quand je pense que nous sommes restés trois jours sous les ordres d’une sauvage à moitié nue. Et elle a eu le culot de l’appeler Sous-fifre !
   Fant aurait voulu demander pourquoi, mais il sentait qu’il ferait mieux de ne pas insister s’il ne voulait pas attirer davantage les soupçons.
   - Pour sa défense, elle ne savait pas de qui il s’agissait.
   - Certes. Mais nous sommes descendus pour essayer de l’arrêter, nous, l’élite impériale, et finalement, elle nous a commandé pendant trois jours complets et elle s’est de nouveau infiltrée à bord de l’Impérieux. Et comme si ça ne suffisait pas, j’ai copiné comme une merde avec l’assassin de mon mari…
   Atlyn redevenait de mauvaise humeur, aussi Fant évita d’ajouter quoi que ce soit. De toute façon, ils approchaient du salon des échanges.

   Je pourrais perdre un temps fou à vous décrire le salon des échanges et pourquoi il porte ce nom, mais ce serait une perte de temps grotesque, vu que nous n’y rentrerons pas. Au lieu de ça, nous nous arrêterons devant l’entrée. En effet, alors que l’ancienne Ailes pénétrait dans la pièce, Fant sentit une main se poser sur son épaule. Se retournant, il tomba nez à nez avec une jeune femelle Ff aux yeux verts dont le visage ne lui rappelait que trop de souvenirs :
   - Chef ?
   - Pardon ?
   - Tu… Tu es Chef, n’est-ce pas ?
   - Ok, aucun doute possible, tu es bien Fant. J’aurais dû savoir que cette tête d’abruti était inimitable. C’est qui, Chef ? Ton dernier petit copain ?
   - Flonn ? Tu es Flonn ?
   - Et toi, tu viens de te fumer un sacré plum ou je ne te connais plus. Viens par là, je préfère éviter de rester là où on peut nous voir.
   Une fois à l’écart, elle reprit la conversation :
   - Bon, qu’est-ce que tu fous là, et qu’est-ce qu’il t’arrive ?
   - Oh, alors là, c’est une longue histoire. Mais j’avoue que tu es la dernière personne que je m’attendais à croiser sur ce vaisseau. Enfin, peut-être pas la dernière, mais…
   - On s’en fout, l’interrompit Flonn. Qu’est-ce que tu fous là ? Je t’ai vu débarquer avec les survivants de la zone de test. C’était toi, le sauvage qu’ils pourchassaient ?
   - Euh… Oui, c’est ça. J’avais fait l’erreur de m’approcher un peu trop des quartiers de l’Imperator, mais ne t’en fais pas, tout est réglé. A ce propos, je te déconseille de trop te montrer, tout le monde cherche une jeune femelle Ff qui correspond trait pour trait à ton signalement.
   - Quoi ? Tu m’as balancée ?
   - Non, non ! s’empressa d’ajouter Fant. Quand j’étais dans la « zone de test » comme tu dis, j’ai rencontré une femelle Ff qui te ressemblait dans les moindres détails, même si elle n’avait pas vraiment le même caractère que toi. Toujours est-il qu’ils sont tous persuadés que c’était elle qu’ils pourchassaient. Ils vont la chercher, et comme tu lui ressembles, ils finiront par t’arrêter.
   - Magnifique… Donc j’ai un sosie maléfique qui me donne une réputation sympa. Et à part ça, je peux savoir comment tu as fait pour arriver ici avant moi ?
   - Ah ah ! J’ai fait exactement ce que je te proposais de faire depuis deux femps ! J’ai pris un transport militaire.
   - Soit… Mais une fois arrivé, tu t’es débrouillé pour te faire chopper. A ce propos, j’ai trouvé quelqu’un qui pourra nous aider.
   - Ah, mais moi aussi ! D’ailleurs…
   Fant fut interrompu par l’arrivée d’un serviteur Gg qui lui demanda :
   - Pardon, vous êtes bien le dénommé Repos ?
   - Euh… Oui, pourquoi ?
   - Votre rendez-vous est prêt. Veuillez me suivre.
   - Déjà ?
   Avant que le Ff puisse faire quoi que ce soit, Flonn lui demanda :
   - Quel rendez-vous ? Et c’est qui, ce Repos ?
   - Repos, c’est moi. Et le rendez-vous, c’est très important, alors je vais devoir y aller. On se retrouve après. Et tu verras si je suis si inutile…
   Et il partit en petites foulées à la suite du Gg, plantant Flonn sur place.

   Le serviteur amena notre héros jusqu’à une grande double porte gardée par deux soldats Aas. C’était ici qu’il avait été importuné la dernière fois par un noble emmerdant qui avait exposé sa couverture, et par conséquent, il n’avait pu aller plus loin. Maintenant, on lui ouvrit les double portes et on l’invita à pénétrer seul.
   L’endroit était plutôt décevant. Fant s’était attendu à trouver des appartements opulents, mais il ne s’agissait que d’une grande salle vide. La pièce était large, très haute et une petite passerelle courait en hauteur sur le sens de la largeur. En face ne se trouvait qu’une petite porte obstinément fermée qui se confondait avec le mur. Derrière lui, les double portes furent refermées.
   Fant resta donc seul et décida de ne pas appeler à haute voix. Peut-être attendait-on qu’il se mette à genoux… Soudain, un appel retentit depuis la petite passerelle :
   - Repos ! Tu es venu !
   Levant les yeux, Fant s’aperçut que Sous-fifre se tenait là. Il avait troqué ses vêtements militaires contre une longue robe à larges manches, aux motifs compliqués colorés de vert, de rouge et de bleu. Allez savoir pourquoi, Fant n’apprécia pas cette vision. Sous-fifre devait être sacrément important.
   - Oui, me voilà. Je dois te remercier de m’avoir amené ici.
Fant retrouva l’air amusé sur le visage de son ami. Là où ça coinçait, c’est que son regard semblait plutôt triste :
   - Ne me remercie pas, mon ami. Je n’ai fait que mon devoir. Mais tu en veux à l’Imperator, et ami ou pas, je ne peux le tolérer.
   Une grosse boule se forma dans l’intestin de Fant. Il recula inconsciemment.
   - Comment ça, j’en veux à l’Imperator ?
   - Contrairement à ce que je t’ai raconté, j’ai entendu tout ce que tu disais à Chef dans le Skorp-fly. De telles pensées ne peuvent être autorisées. Et ton histoire de soldat muté depuis le Complexe ne tenait pas la route. C’est toi le sauvage que nous pourchassions.
   - Mais…
   - Ne t’en fais pas, je n’abandonnerai pas les recherches sur Chef pour autant. Cette femelle m’intrigue, et il est évident qu’elle représente aussi un danger pour l’Empire. Un danger bien plus grand.
   Après ces mots, la petite porte du fond s’ouvrit vers le haut et laissa le passage à une créature de métal noir qui s’avança lourdement. Le tout ressemblait plus à une armure qu’à une machine, car on pouvait distinguer une grille pour la respiration et les différentes pièces étaient clairement articulées pour permettre le mouvement de quelqu’un à l’intérieur. Le casque représentait un monstre quelconque orné de cornes et une longue cape noire pendait derrière. Aussi puissant semblait-il, l’être de métal semblait lent et non armé. Probablement était-il lesté car il avançait au sol.
   Sous-fifre reprit la parole :
   - Une dernière fois, désolé…
   La créature noire bondit en avant à une vitesse qui aurait donné des complexes à un jaguar et envoya un coup prodigieux dans le ventre de notre malheureux Ff. Celui-ci décolla et se mangea le mur avec force, se brisant quelques côtes, histoire de rigoler. Il n’eut pas le temps de se relever que la chose était à nouveau sur lui et lui empoignait la gorge de la main droite, le soulevant sans problème apparent. Il manqua d’étouffer et tout son corps le faisait souffrir, mais la situation empira encore quand l’être en armure leva le bras gauche et qu’une lame d’énergie pure, façon Protoss, en sortit. Relevant les yeux, il aperçut Sous-fifre qui ne ratait rien de la scène depuis sa petite passerelle. Le vieux Ff continuait à masquer ses émotions derrière un sourire tranquille, mais son regard parlait pour lui.
   Ramenant les yeux sur le monstre qui le tenait, Fant se dit :
   Là, j’ai l’impression que je suis quand même assez mal barré…

10) La fin de l’épisode

   Flonn n’avait pas apprécié de se faire planter là. Elle ne se considérait pas comme une fille qu’un mâle pourrait librement planter sur place. Certaines choses ne se font pas. Et cette allusion à l’inutilité ne lui plaisait pas non plus. Espérait-il encore la prendre de vitesse ? Il était arrivé ici bien avant elle, ça suffisait pour montrer qu’elle avait eut tort. Ce n’était pas non plus la peine de continuer à prendre les devants.
   Arrivée devant une petite grille pour l’entretien, elle regarda à droite, puis à gauche, et constatant que personne ne l’observait, elle dégagea le passage en tirant d’un coup sec. Elle rampa un peu, fit le signe convenu à la Ff qui surveillait, puis s’enfonça dans les couloirs mal éclairés où n’étaient censés s’engager que les techniciens. Après une courte marche, elle arriva dans la salle principale. F s’y trouvait déjà et fixait les écrans reliés aux différents bugs du vaisseau. Sans même prendre la peine de se tourner vers elle, il lui demanda :
   - Alors ? C’était bien lui ? Ton petit copain va bien ?
   - C’était bien lui, mais cet abruti prépare quelque chose. Il m’a parlé d’un rendez-vous et il a déguerpi.
   - Te plantant sur place. Oui, nous avons plus ou moins suivi de loin. Accessoirement, il est possible que cet « abruti », comme tu dis si bien, ait réussi à dégoter un entretien avec l’Imperator en personne.
   Flonn cru d’abord à une blague, mais F semblait très sérieux et même un peu impressionné.
   - Dis-moi, Flonn, lequel de vous deux est vraiment responsable de la destruction du Complexe ?
   - Ca m’arrache la gueule de l’admettre, mais bien que je sois la principale responsable, je n’aurais jamais réussi sans lui. Il n’est pas forcément très malin, mais il est capable de développer des trésors d’imagination quand il s’agit de causer des troubles et de survivre.
   - Moui, c’est à peu près ce que j’en avais conclu moi-même. Et bien, j’ignore comment il a fait, mais il est actuellement introduit dans le salon de réception de l’Imperator. C’est la première personne que j’y voie invitée depuis que nous avons réussi à y placer un bug. Non sans mal, je dois le dire.
   - C’est quel écran ?
   - Là-haut.
   Flonn regarda dans la direction qu’on lui indiquait et repéra Fant dans une grande salle dénuée de toute décoration. La caméra se trouvait dans une cachette à la base d’un mur et filmait vers le haut, permettant de voir la petite passerelle.
   - C’est ça, son salon de réception ?
   - Oui, enfin ce n’est pas véritablement un salon. C’est plutôt un sas avant ses vrais appartements. Il semblerait que personne ne soit jamais allé plus loin, à part les plus proches conseillers, mais ils ne passent pas par cette salle.
   La jeune Ff assista à l’entrée en scène de Sous-fifre, qu’elle ne connaissait pas, et à la courte discussion qui s’en suivit. Au moment où ça commençait à sentir le pâté, elle demanda à F :
   - Il y a moyen d’aller là-bas ?
   - Pas autrement que par les grandes portes, non. Et je doute qu’on te laisse passer.
   Flonn vit alors les yeux de F et de toutes les personnes présentes dans la pièce s’agrandir sous l’effet de la surprise. Reportant son attention sur l’écran, elle vit le monstre de métal qui venait de faire son entrée en scène. On n’entendit plus dans la salle que le rythme lancinant des moteurs. Stupéfaite, Flonn constata que même F avait reculé d’un pas. Que pouvait bien être cette chose pour les faire réagir ainsi ?
   La suite fut encore plus déplaisante à regarder, et le jeune femelle dut se retenir de puncher l’écran. Elle vit le monstre saisir son ami à la gorge et le Ff en robe qui disait quelque chose, puis la lame qui sortait de l’avant-bras de la créature.
   Elle finit également par reculer d’un pas tout en essayant d’étouffer un cri d’horreur lorsque le monstre noir décapita son ami d’un mouvement sec. La tête tomba non loin de la caméra, offrant un gros plan dont elle se serait bien passée. Sans autre forme de procès, l’être de métal lâcha le corps décapité et repassa la petite porte d’où il était venu.
   Autour de Flonn, tous restaient choqués. F avala difficilement et posa sa main sur l’épaule de la femelle en état de choc. Elle avait du mal respirer et semblait lutter pour pouvoir inspirer. Ses yeux restaient fixés sur l’écran.
   Puis quelqu’un souleva la tête de Fant. Le Ff en robe était descendu de sa passerelle d’une façon ou d’une autre et se tenait sur un genou, contemplant les restes du jeune Ff. Il était assez près du bug pour que tous puissent clairement entendre ses paroles :
   - Je regrette d’en être arrivé là, mon ami. Mais je suppose qu’elle avait raison. Je ne suis bon qu’à obéir. Même quand il s’agit de mes amis…
   L’individu reposa la tête hors champs et s’éloigna. L’image resta fixe.
   F essaya de forcer Flonn à s’en détourner. Quand il y parvint, il fut surpris par l’intensité de son regard. Elle semblait encore fortement secouée, mais sa voix était ferme quand elle demanda :
   - Ce type en robe… C’était lui, l’Imperator ?
   F ne s’attendait pas à cette question, mais s’attendait encore moins à ce que Flonn ne sache pas à quoi ressemblait l’Imperator. Après tout, une statue de vingt mètres de haut trônait devant le palais.
   - Euh, non. Lui, c’était le premier conseiller. Nous pensions presque que l’Imperator n’existait pas et que ce mâle était derrière tout ça.
   - Et la brute de métal noir ? C’était encore une super arme ou un truc du genre ?
   - N-non. C’était lui.
   - Lui qui ?
   - Lui. L’Imperator !


Et pour ceux qui sont dégoûtés de cette fin trop rapide
et qui voulaient à tout prix savoir qui était la mystérieuse Chef,
sachez que vous ne le saurez toujours pas en lisant l’épisode 8 :
Tuer l'Imperator.






*Aa :
Ce nom m’a été donné par un grand fan sur un forum de jeu de rôles en ligne. Je me permet de le citer : « Une question me taraude : y'a t-il des Aa dans la suite de l'histoire ? » Je peux maintenant affirmer qu’il aurait mieux fait de fermer sa gueule.