HISTOIRE DE L'EMPIRE METALLIQUE
épisode 9

Fragment d'histoire


1) Le missile

   Le premier cycle de Flonn en tant qu’Imperator fut très difficile. Autant pour elle que pour ses conseillers. Vivre dans cet endroit qui représentait tout ce qu’elle détestait lui tapa très vite sur le système. Sa haine du précédent Imperator ne s’atténua pas, au contraire. Et le fait de devoir jouer le rôle de celui qu’elle haïssait la rendait d’autant plus imbuvable. Pour se calmer, elle restait avec F quand celui-ci s’occupait des affaires militaires. Elle s’étonna de comprendre très vite les principes de base ainsi que les stratégies que son premier conseiller mettait en place. Par contre, elle eut beaucoup plus de mal à comprendre comment il faisait pour se souvenir aussi précisément de l’état des lignes de front tout autour du globe. Plus d’une fois, elle voulut donner son avis, et bien souvent, F lui rappela qu’elle se trompait d’endroit. Le plus rageant, c’est que toutes les bonnes idées qu’elle avait, le mâle les avait déjà eues quelques secondes plus tôt.
   Elle dut apprendre lentement et péniblement la patience. Si ça n’avait tenu qu’à elle, elle aurait dès le premier jour lancé toutes les ressources de l’Empire sur les champs de bataille. C’eût été un sacré gaspillage. Non seulement l’Empire et l’Ennemi lançaient déjà presque toutes leurs ressources, ce qui faisait qu’un peu plus n’aurait pas changé grand-chose, mais de ce fait, elle aurait grillé toutes ses chances de pouvoir continuer à attaquer le lendemain, faute de matériel.

   De son coté, F se prenait au jeu, mais il devait bien avouer que Flonn était soûlante. Qu’elle essaye de s’intéresser aux stratégies militaires était une bonne chose. Mais en dehors de ça, elle restait d’une humeur massacrante. Elle passait ses journées à ruminer contre l’Ennemi, à insulter les conseillers, à vouloir faire des sorties. Le Ff finit par en avoir marre et ordonna la construction d’un nouvel Impérieux. Il eut l’agréable surprise de constater que d’autres conseillers avaient déjà pris cette décision. Il se permit alors de déléguer un peu plus, mais quand même pas trop.

   C’est ainsi que seulement sept femps plus tard, l’Imperator put sortir son nouveau joujou. Pour cacher à la population qu’il y avait eu des changements, le nouveau vaisseau reçu le même nom que l’ancien. Pour faire des économies, on utilisa les mêmes plans, mais on y installa quelques petites nouveautés, histoire de profiter de l’occasion pour améliorer le modèle.
   Quand elle débarqua dans sa chambre de l’Impérieux, Flonn ne put retenir une grimace sous son casque.
   - Ils étaient obligés de faire la même ?
   Derrière elle, F constata qu’effectivement, tous les quartiers de l’Imperator avaient été recréés à l’identique.
   - Il faut bien avouer que ça facilite sacrément le travail. Et pour ta chambre, ils n’avaient pas le choix. La salle regorge de petits détails, comme l’analyseur intégré à la poigné de portes, que personne ne comprend. Le précédent Imperator avait lui-même conçu la pièce et les ouvriers n’ont fait que suivre les plans de fabrication.
   La femelle Ff tenta d’oublier sa déception et se tourna vers son conseiller.
   - Alors ? On va où ?
   - Où tu veux, mais je te préviens que vu d’en-dessous, ton empire n’est pas très diversifié.
   Flonn balaya cette remarque d’un geste de la main. Elle avait déjà vu l’extérieur de l’Empire Métallique et ça ne l’intéressait pas.
   - On s’en fout de mon empire. Ce que je veux voir, c’est le front.
   F s’y attendait. En tant que premier conseiller, il aurait dû essayer de l’en dissuader, mais le fait est que ça ferait beaucoup de bien à Flonn de voir la guerre de ses propres yeux. Lui-même souhaitait voir le champ de bataille. Ce n’était pas un spectacle que beaucoup pouvaient se vanter d’avoir vu et les scènes filmées devenaient lassantes. De plus, peut-être que le fait de se trouver sur place lui donnerait une idée importante.
   - Aucun problème. On part quand tu veux.

   Le plafond de métal finit par laisser place à une terre désolée. De la fin du territoire impérial sortaient des hordes de machines de guerre. Les usines construisaient sans arrêt. A peine créée, la bête métallique sortait et une autre construction commençait. Il en était ainsi sur toute la largeur du monde, et probablement en était-il de même plus au Nord, là où le territoire de l’Ennemi commençait.
   Flonn devait admettre qu’elle trouvait ce spectacle désolant. Au dessus de sa tête, des fortunes colossales étaient dilapidées à longueur de temps. Parfois, elle voyait revenir des cuirassés chargés des débris métalliques récupérés sur le champ de bataille. Ainsi, le gaspillage était-il légèrement modéré. Mais chaque nouveau Complexe établi par l’Empire ramenait jour après jour des tonnes de ferrailles. La plupart était utilisée pour l’expansion de l’Empire, mais une bonne partie se trouvait ici, avançant implacablement vers un champ de destruction.
   Tout ça pour un unique individu…

   Comme on ne voyait pas la bataille, l’Imperator demanda à avancer. F n’était plus très chaud. C’était une chose de gérer les combats à distance et de laisser des généraux spécialisés risquer leur peau sur le front, mais c’était autrement plus impressionnant quand on s’y trouvait.
   - Excusez-moi, votre altesse, mais si je puis me permettre, je doute que ce soit très intelligent, ni même très utile.
   Bien fixée sur ses positions, Flonn répondit :
   - D’ici, on ne voit rien. Je ne peux pas me faire une bonne idée de la situation. Et si tu as si peur, tu peux demander à quelques cuirassés de se placer devant nous pour faire bouclier.
   Ainsi fut-il fait. Trois gros vaisseaux devancèrent l’Impérieux et l’ensemble avança vers la bataille.
   Une fois sur place, Flonn fut une fois de plus déçue. Seules les caméras externes permettaient de voir ce qu’il se passait dehors. La jeune Ff serait bien sortie sur la coque de son vaisseau, mais c’était hors de question. A cause des nombreuses explosions au sol, une pluie de débris divers tombait un peu partout et un tir ennemi pouvait toujours avoir de la chance. Comme si ça ne suffisait pas, l’Ennemi était à peine visible. Tout au plus distinguait-on des silhouettes au loin. Pour des raisons de sécurité, F refusa d’approcher davantage et tout le monde à bord sembla lui donner raison.
   Boudeuse, Flonn regarda l’avancée de ses propres troupes, loin au dessus. Après un moment, elle sortit de sa rêverie et s’adressa à F :
   - Dis donc, pourquoi les cuirassés restent-ils en retrait ?
   - Ce sont des grosses cibles. Même à cette distance, ils sont en danger. Et leur armement leur permet de tirer avec précision. Dans ces conditions, inutile de s’approcher davantage.
   - Oui, mais ils sont très renforcés. Ne pourrait-on pas…
   - Je sais ce que tu vas me dire, l’interrompit F. Tu veux envoyer un cuirassé suivi de plusieurs chasseurs. Ainsi, les chasseurs abrités derrière le cuirassé, comme ce que nous faisons maintenant, pourront plus facilement approcher des forces ennemies. Pas bête, mais tu sacrifies un cuirassé…
   L’Imperator soupira.
   - Et comment savais-tu ce que j’allais proposer ?
   F se permit un de ses petits sourires agaçants pour qui n’était pas aussi intelligent que lui.
   - Parce que je viens d’avoir exactement la même idée.

   Quelques minutes après, le général Faltara, responsable de cette zone, détournait un de ses cuirassés pas encore chargé de débris métalliques et l’envoyait droit sur les lignes ennemies. Un instant, les tanks adverses l’ignorèrent, pensant qu’il cherchait juste à récupérer une araignée métallique trop avancée. Mais alors qu’il sortait clairement de l’armée impériale, les tirs se concentrèrent sur lui. Il ne tint pas très longtemps et entama une magnifique trajectoire ascendante. La collision avec le sol fut rude, mais toujours bien assez loin des forces ennemies. Après un très court dérapage dans la terre, la carcasse s’arrêta et les petits appareils volants cachés derrière chargèrent en plein dans les rangs adverses.
   Ces petits appareils, peu éloignés des Meta-fly, ne disposaient pas d’une puissance de feu dévastatrice, mais étant petits, n’eurent aucune difficulté à se faufiler entre les chars ennemis. Ceux-ci se faisaient canarder par les araignées qui avaient profité de ce que l’Ennemi se concentre sur le cuirassé pour approcher plus près.
   Le résultat final était des plus agréables à voir. Les petits chars essayaient de détruire les engins volants qui s’éparpillaient un peu partout, pendant que les plus gros chars et les sphères volantes essayaient de rester concentrés sur l’approche des araignées. Un Meta-bug retransmit la scène dans les quartiers de l’Imperator, et celui-ci aurait volontiers trépigné de joie s’il ne portait pas une armure lestée. A son coté, F préférait rester attentif. Plusieurs sphères à attaque sonique périrent sous les assauts des petits chasseurs. Sans ce soutien, les gros chars éprouvèrent des difficultés et commencèrent à faiblir, puis à tomber.
   Les araignées impériales continuèrent leur avance et massacrèrent les petits chars survivants, aidés en cela par les tirs des cuirassés.
   Sous les yeux de l’Imperator et de son conseiller, la ligne de front avança.

   Cette journée si bien commencée ne tarda pas à s’assombrir. Plus particulièrement quand un énorme missile fut lancé depuis l’arrière des rangs ennemis et se dirigea droit vers l’Impérieux. Les trois cuirassés de protection se rapprochèrent pour intercepter la menace, mais le missile infléchit souplement sa course et contourna les vaisseaux tranquillement.
   Flonn senti le choc jusque dans son armure. Grâce au lest, elle fut bien la seule à ne pas tomber à la renverse. Même pas encore relevé, F se rua sur son transmetteur :
   - Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Rapport immédiat !
   La voix qui répondit était un peu chevrotante :
   - Un missile. Un missile tiré de l’arrière des forces ennemies nous a pris pour cible et nous a touchés.
   - Faites immédiatement machine arrière et donnez-moi un compte-rendu des dégâts.
   Par chance, le missile avait frappé l’avant, épargnant les moteurs. Néanmoins, le vaisseau fut un peu lent à tourner. La panique ne tarda pas à s’emparer de la passerelle quand un deuxième missile fut annoncé. Comme la première fois, celui-ci zigzagua gracieusement entre les cuirassés protecteurs et se rua vers l’Impérieux. La différence, c’est qu’un chasseur impérial décida d’intercepter le gros moustique. L’explosion fut spectaculaire et Flonn se demanda comment l’Impérieux pouvait encore voler après avoir été touché par l’une de ces choses.
   Puis une autre pensée lui traversa l’esprit :
   - F, cet appareil qui nous a sauvés…
   - Oui ?
   - Ces engins ne sont-ils pas programmés pour éviter les attaques ennemies ?
   Le mâle la regarda un instant, puis répondit :
   - Ils ne sont pas programmés, ils sont pilotés.
   - Comment ? Mais tu m’avais dit qu’ils étaient automatiques !
   - Non. Les araignées sont automatiques. Mais les chasseurs et les cuirassés sont trop complexes pour une intelligence artificielle…
   - Et on ne risque pas de manquer de pilotes ?
   - Tu as encore du mal à te rendre compte de la taille de l’Empire, on dirait. Crois-moi, les volontaires au sacrifice ne sont pas la ressource la plus difficile à trouver.
   Flonn ne répondit pas, mais lança un dernier coup d’œil sur les écrans. On y voyait entre autre des explosions. Beaucoup d’explosions.
Elle se dit une fois de plus qu’il fallait mettre un terme à cette guerre, et le plus vite possible.

   De retour à la capitale, l’Imperator fit le bilan de cette sortie. Le missile avait frappé le dessus de l’Impérieux, détruisant deux des trois casernes et les troupes qui s’y trouvaient. Comme l’avait si bien fait remarquer F, les dégâts infligés au cuirassé étaient plus préoccupants que les soldats à remplacer.
   La tactique employée sur le front s’était avérée être plutôt bonne. A cet endroit, la bataille avait avancé de quatre-vingt mètres en direction de l’Ennemi. La situation était de nouveau enlisée, mais une telle avance n’était pas négligeable. A condition de bien planifier les moments d'attaque, cette tactique pouvait beaucoup aider. Malheureusement, elle nécessitait le sacrifice total d’un cuirassé et l’Empire Métallique ne pouvait se permettre d’en perdre trop. C’était de loin l’unité la plus couteuse - après le makX - et les débris qu’elle ramenait étaient d’une importance vitale.
   Un moment, l’Imperator s’était dit que l’Ennemi ne pouvant ramasser le fer, ils pourraient l’épuiser sur la durée. Hélas, F lui avait montré des vidéos dans lesquelles on voyait les sphères Ennemies récupérer de grandes quantités de débris par simple attraction magnétique.

   A partir de ce jour, l’Imperator sauta sur toutes les occasions possibles pour aller sur le front. Non seulement cela l’occupa, mais Flonn put enfin se sentir utile.

2) Les cent Impérieux

   Sous le regard effrayé mais néanmoins habitué des conseillers, l’Imperator frappa violemment sur la table. Les ordinateurs couteux tremblèrent et quelques-uns tombèrent. Le premier conseiller soupira. Encore du matériel à remplacer. Depuis son accession au pouvoir, l’Imperator n’avait cessé de casser du matériel à chaque échec militaire. Après une cinquantaine de cycles de règne, la facture commençait à devenir salée.
   Il fallait bien dire que F lui-même commençait à se lasser de ce petit jeu. Depuis qu’il était arrivé au poste de premier conseiller, il avait connu deux tremblements de terre et pourtant, la situation n’avait toujours pas changé. Oh, l’Empire avait fait quelques avancées ici et là, mais l’Ennemi avait fait de même ailleurs, et immanquablement, le front avait retrouvé sa disposition habituelle. C’en était désespérant. Même son génie n’avait pu faire changer les choses.

   Pour dire vrai, il se félicitait du progrès effectué par l'Imperator. A force de superviser des batailles sur le front, la Ff en armure avait acquis un excellent sens tactique, ainsi qu’une observation et des réflexes qui commençaient à manquer à F depuis 5 bons cycles. Le vieux mâle avait maintenant renoncé à voir la fin de cette guerre. Il espérait tout au plus donner un avantage à l’Empire Métallique. Il faisait confiance à l’Imperator pour continuer son œuvre.
   Se détournant de la colère de celui-ci, F entreprit de se rendre dans ses quartiers. Ils en avaient fait des choses pendant tous ces cycles. Lui, petit sauvage capturé par l’Empire Métallique à peine sorti de l’adolescence, et Flonn, sauvage également qui vers le même âge combattait un Complexe entier.
   Les batailles s’étaient succédées, toutes différentes, mais toujours avec la même issue : statu quo. F avait fait développer par des ingénieurs Gg une chenille métallique capable de creuser la terre pour attaquer les chars Ennemis par en dessous. Ca avait bien marché jusqu’à ce que les sphères soient améliorées et lancent des attaques magnétiques à travers la terre. Il y avait eu un moment difficile le jour où l’adversaire avait déployé son premier Dévastateur. Ces sales bêtes étaient d’énormes cubes sur chenilles, extraordinairement blindés et non armés, mais qui explosaient en plein milieu des lignes impériales en emportant des milliers d’unités avec elles. Par chance, les Dévastateurs devaient être très coûteux car l’Ennemi n’en utilisait que très peu. Une technique défensive fut très vite mise au point, mais ce jour-là, l’Empire Métallique avait dû déployer deux MakX sur le lieu de l’incident, sacrifiant encore davantage de ressources. Les MakX étaient de loin la meilleure arme impériale, mais tout comme les Dévastateurs, ils étaient très rares. On devait les élever dans des Complexes lointains, leur développement prenait un temps fou et le transport d’un seul MakX coûtait tellement cher qu’il valait généralement mieux investir dans des cuirassés.
   On avait aussi tenté d’installer des armes sur les MakX. On avait vite arrêté : c’était un gaspillage de ressources inutile, les singes géants n’ayant aucun besoin d’armes pour dévaster les rangs adverses.
   Enfin bref, de cycle en cycle, les deux armées avaient développé de nouvelles unités, de nouvelles stratégies et la guerre en restait toujours au même point.

   Arrivé dans sa chambre, F se regarda dans un miroir. Il n’avait pas bonne mine. Il avait été tellement occupé ces derniers jours à préparer l’infiltration qu’il avait à peine dormi. Et à son âge, ça n’était pas sérieux. De toute façon, l’infiltration avait encore échoué. Sous terre, rien ne passait à cause d’un quadrillage aux lasers qui transformait en cubes tout ce qui voulait passer ; au sol, il fallait éviter les nombreux chars ennemis ; et dans l’air, on se faisait descendre par des batteries de DCA disséminées tout le long du front. La dernière tentative avait été un petit appareil contenant un bon bataillon bien armé. L’astuce était que la couleur de la coque se confondait avec le brasier. L’engin n’avait même pas passé les lignes ennemies qu’une sphère le faisait exploser d’une attaque sonique bien placée.
   Même l’Ennemi n’essayait pas d’infiltration. L’Empire maintenait quand même ses défenses opérationnelles, au cas où. Mais en face, on devait savoir que c’était perdu d’avance. L’unique tentative d’intrusion de la part de l’Ennemi remontait à Chef. Cette histoire avait beaucoup perturbé à l’époque. Encore aujourd’hui, on n’avait aucune réponse. Une infiltration n’avait jamais été le genre de l’Ennemi. De plus, personne n’avait jamais entendu parler de Ffs travaillant pour lui. Plus jamais on n'avait trouvé trace de l’utilisation de nano-machines chez l’adversaire.
   La seule explication que F avait pu trouver était l’existence d’une troisième force. Une troisième force technologiquement supérieure aux deux autres et dont le but serait inconnu. Néanmoins, cette explication avait une faille : Où donc pouvait se trouver une telle puissance ? Le monde était vaste, mais l’Ennemi et l’Empire Métallique le recouvraient presque entièrement, même en profondeur.
   Une chose était sûre, on entendrait forcément parler à nouveau de Chef un jour ou l’autre. Elle avait les nano-machines régénératrices dans son sang, comme l’Imperator. Ce qui voulait dire qu'elle aussi était immortelle.
   Car oui, au fur et à mesure que les cycles passaient, il avait fallu se rendre à l’évidence. L’Imperator ne vieillissait pas, ou en tout cas ne vieillissait plus. C’était plutôt une bonne chose quand on voulait se faire passer pour un dieu. Au moins, F savait qu’il laissait l’Empire entre de bonnes mains. Flonn déléguerait sans doute plus que lui, mais elle était devenue plus que capable de contrer les forces de l’Ennemi. S’il pouvait juste lui donner un petit avantage d’ici là…

   Deux cycles plus tard, le plan de F était prêt. Et il était temps car il sentait sa santé vaciller. L’Impérieux partit aussitôt. Tout le long du trajet, F resta assis et évita au maximum de se déplacer. Cette dernière entreprise l’avait épuisé. Flonn trouva effectivement qu’il avait les traits particulièrement tirés, mais ses yeux améthyste gardaient l’éclat calculateur qu’elle leur avait toujours connu.
   L’Impérieux dut effectuer trois arrêts le long de l’anneau pour se réapprovisionner et permettre aux soldats de sortir un peu. Non pas que l’Empire avait pour habitude de soigner ses soldats, mais ceux-ci allaient peut-être bientôt marcher sur l’Ennemi, et l’Imperator voulait être sûr qu’ils seraient correctement reposés.
   Finalement, le grand vaisseau atteignit une zone de conflit fort éloignée de la capitale. Tout le long du monde, des copies de l’Impérieux attendaient le signal pour partir vers l’Ennemi. En tout, c’était une bonne centaine de vaisseaux amiraux que l’adversaire verrait approcher sur toute la largeur du monde. Même si ces copies n’étaient que des carcasses vides, les ingénieurs impériaux avaient particulièrement travaillé sur les blindages. Plusieurs cuirassés escorteraient chaque Impérieux. Pour faire bonne mesure, on avait même lâché un MakX à un endroit aléatoire du front. Ca ne changerait sûrement pas grand-chose, mais ça ferait toujours mal aux forces ennemies.
A l’heure du départ, le vaisseau de l’Imperator envoya un message vers l’Est. Le message devait être transmis de vaisseaux en vaisseaux tout le long du front et revenir par l’Ouest. F s’était attendu à ce que l’attente dure trois huitièmes de la journée. En fait de quoi, l’opération avait été si savamment orchestrée que seulement un huitième de la journée plus tard, il recevait son message intact. Tous les vaisseaux étaient donc partis à l’heure et aucun problème ne se présentait. Le premier conseiller soupira discrètement. Le timing était essentiel à la réussite du plan. Devant les écrans de contrôle, l’Imperator ne disait rien. Il attendait de voir ce que ça allait donner. Il y avait eu trop de déceptions pour se permettre d’espérer.

   Enfin, l’Impérieux arriva sur le front. La réponse adverse ne se fit pas attendre. Les sphères soniques et les plus gros chars concentrèrent leurs attaques dessus, négligeant les chasseurs et les araignées qui chargèrent alors. Sur toute la largeur du monde, ce spectacle devait se répéter pour chaque faux Impérieux. Soupçonnant un piège, les forces Ennemies entre deux vaisseaux amiraux n’essayèrent pas de se rapprocher. Ce en quoi elles eurent parfaitement raison, F avait prévu des petites navettes bourrées de soldats au cas où une ouverture apparaitrait.
   L’Impérieux ralentit le temps de laisser les forces au sol faire le ménage. F observa la situation plus en détail. Comme il l’avait pensé, les forces Ennemies reculaient à peine. Ce serait un miracle si l’un des cuirassés pouvait atteindre l’autre coté. Néanmoins, et malgré le coût faramineux de l’opération, l’Empire Métallique devrait réussir à prendre un avantage non négligeable.
   Comme prévu, l’Ennemi finit par envoyer un missile. Et comme c’était maintenant devenu l’habitude, un pilote de chasseur se sacrifia pour l’intercepter. Il en fut de même pour un deuxième et un troisième missile. C’était une bonne chose. L’Ennemi gaspillait ses ressources. Il fallait qu’il en gaspille le plus possible parce que pour cette opération, l’Empire avait mis le paquet et allait perdre beaucoup aussi.
   Les premiers cuirassés commençaient à morfler. Les chasseurs se concentraient sur les sphères volantes, alors que les araignées mitraillaient les chars. Malgré tout, l’Impérieux avançait inexorablement. Les quatre-vingt dix-neuf autres n’étaient que des copies, un moteur, du blindage, des soldats dedans des fois qu’ils atteindraient la frontière Ennemie, mais celui qui avait le plus de chances d’y arriver, c’était le vrai Impérieux. Le sacrifice était de taille, mais quelle réussite si des petits groupes de soldat parvenaient à débarquer derrière les lignes adverses.
   Un cuirassé dut faire demi-tour. Les deux autres n’y parvinrent pas à temps et furent détruits. A partir de ce moment, l’Impérieux se mangea toutes les attaques de plein fouet. Au dessus, l’armée Impériale avançait inexorablement, profitant du fait que les chars et les sphères restaient concentrées sur l’Impérieux. Très vite, il devint évident que jamais le grand vaisseau n’atteindrait l’arrière des lignes, mais F ne le fit pas reculer pour autant.
   Finalement, le gros cuirassé commença à se fissurer et à se diriger lentement vers le sol. Plusieurs sphères s’en détournèrent, espérant arrêter les araignées trop avancées. Les attaques soniques étaient efficaces, mais manquaient cruellement de précision, aussi de nombreux chars Ennemis se retrouvèrent endommagés par des tirs alliés.
   Au moment où l’Impérieux allait heurter le sol, plusieurs centaines de petits vaisseaux décollèrent de ses hangars et filèrent au raz du sol à pleine vitesse. Puis l’Impérieux s’écrasa, broyant des centaines de chars et continuant le carnage en dérapant. Une fois le vaisseau immobile, F attendit un court instant, puis appuya sur un bouton de sa console. Le magnifique cuirassé disparut dans une explosion digne de celle du city-dôme n°984. Et une fois de plus, l’intérêt d’un monde à l’envers, c’est que la moitié de l’énergie de l’explosion ne se dispersât pas dans les airs comme c’est le cas chez nous, mais déferla sur les troupes Ennemies tel un raz-de-marée de flammes.
   A bord du petit vaisseau de reconnaissance qu’il partageait avec l’Imperator, F se félicita. Si vraiment il se passait la même chose sur toute l’étendue du monde, les sacrifices de tous ces vaisseaux seraient largement rentabilisés par les pertes de l’Ennemi. Au loin, il ne voyait déjà plus les petits engins de débarquement bourrés de soldats. Tous n’arriveraient pas, c’était une certitude, mais en essayant de les détruire, les unités Ennemies perdraient encore du temps et se tireraient dessus à tout va, donnant davantage d’avance aux troupes impériales.
   A ses cotés, l’Imperator ne partageait pas son optimisme. Même si Flonn avait été la première à vouloir tout donner dans une grande attaque à ses débuts, elle était devenue particulièrement réticente à la dépense avec le temps. Toutes ces ressources qui partaient en fumée ne l’enthousiasmaient guère. Il fallait espérer que les pertes seraient plus grandes en face que chez eux. Mais F ne semblait pas s’en faire pour ça et l’Imperator avait confiance en son jugement.
   La navette commençait à faire demi-tour quand soudainement, un impact la fit violemment trembler. F manqua tomber de sa chaise et l’Imperator ne resta debout que grâce aux poids lestés qu’il avait sous les pieds. Avant qu’aucun des deux ne puissent faire quoi que ce soit, une seconde secousse eut lieu et les deux Ffs sentirent que l’appareil commençait à remonter de plus en plus vite. Le premier conseiller tâcha de garder l’air calme :
   - Une idée brillante ?
   Sans se démonter, l’Imperator se contenta de répondre :
   - Toujours.
   Puis il prit le vieillard dans ses bras et ouvrit la porte de l’appareil. Derrière, l’air défilait à une vitesse fort déplaisante.
   - Si tu as l’intention de sauter, je préférerai que tu me laisses ici. Le chemin vers le sol est plus rapide que vers le brasier et, tant qu’à faire, je préfère écourter ma Chute.
   Plutôt que de répondre, l’être en armure se contenta de faire un pas vers l’extérieur. Aussitôt, la remontée s’interrompit et le vaisseau continua son ascension d’autant plus vite qu’il venait de se débarrasser de deux poids.

   A la grande surprise de F, inconfortablement installé dans les bras métalliques et pointus de l’Imperator, ils ne repartirent pas vers le bas, mais restèrent sur place.
   - On flotte, là ? Comment tu as fait ?
   - J’ai enlevé le lest dans un de mes pieds. J’ai trouvé la commande par erreur le premier cycle de mon règne et si je n’avais pas eu ce foutu casque, je me serai cassé la tête au plafond. Avec les deux lests aux pieds, je suis attiré vers le bas. Si je les enlève, la force d’attraction reste la même, mais vers le haut.
   - Et si tu n’en enlèves qu’un, tu flottes ?
   - En fait, non. Je suis attiré vers le haut, mais très faiblement. Depuis ce premier essai, j’ai toujours gardé en tête que ça me serait utile si je devais quitter un vaisseau en perdition.
   - Ah, pas mal. Mais tu n’avais pas prévu de devoir porter quelqu’un, n’est-ce pas ?
   - En effet. Ton poids nous empêche de remonter.
   - Pas de conclusion hâtive. Obtenir l’équilibre absolu est quasiment impossible. La chance de l’obtenir tend vers 0. Donc nous nous déplaçons forcément dans une direction. C’est juste que la vitesse est négligeable. Avec la chute, nous devrions prendre de la vitesse.
   Il n’ajouta pas qu’il espérait fortement se diriger vers le haut, mais c’était très sous-entendu. Ils virent plusieurs chasseurs impériaux passer tout autour d’eux, mais aucun ne les repéra. Au bout d’un moment, F avala sa salive et reprit :
   - Si vraiment nous allons vers le bas, je t’autorise à me lâcher. Tu as déjà fait bien assez pour moi et tu es le dernier espoir de battre l’Ennemi, alors…
   - Ne t’en fais pas. Je n’avais pas besoin que tu m’en parles pour envisager cette possibilité.
   Intérieurement, le vieux mâle sourit. Au moins, elle gardait la tête sur les épaules. Après une petite attente, ils sentirent tous les deux un courant d’air descendant, ce qui ne pouvait signifier qu’une seule chose : ils montaient. F soupira de soulagement. Néanmoins, le stress revint alors que la vitesse augmentait de plus en plus et que le sol semblait toujours aussi loin. Comme dans un cauchemar, il sentit son estomac se rebeller et vit le sol qui s’approchait enfin, mais à quelle vitesse !

   Deux huitièmes de la journée plus tard, l’Imperator retournait vers son Empire. Grâce à des Meta-bug, on pouvait suivre l’avancée des navettes d’assaut vers l’Ennemi. Pour l’instant, aucune ne voyait encore l’objectif et plusieurs avaient été détruites, mais des techniciens suivaient tout ça et avertiraient l’Imperator à la moindre nouvelle.
   Un cuirassé avait fini par récupérer le dieu vivant et son premier conseiller. Bien entendu, le dieu n’avait rien, mais le conseiller avait été méchamment secoué. Maintenant, Flonn se trouvait au chevet de F. On attendait toujours qu’il reprenne connaissance. Elle aurait voulu retirer son casque, mais les installations sur ce cuirassé ne le permettaient pas. Un autre conseiller, un Ff également, entra dans la pièce :
   - Votre altesse, nous avons 7064 navettes d’assaut qui ont atteint des bâtiments. Les images ne montrent rien de comparable à l’Anneau Impérial. Il s’agit d’usines de construction. Elles ne semblent pas physiquement reliées entre elles.
   - Les autres navettes ?
   - Détruites à 85% avant d’arriver en vue des usines. Les autres sont toujours en route.
   - Bien. Prévenez moi s’il y a du nouveau.

   Un nouveau huitième de journée plus tard, le conseiller revint. F n’avait toujours pas ouvert les yeux, mais il respirait.
   - Votre altesse, le dernier rapport. Il n’est pas parfaitement précis, car quelques Meta-bugs se sont fait détruire avant la navette qu’ils surveillaient. Nous pensons cependant avoir une estimation correcte.
   - Allez-y…
   - Sur soixante mille navettes d’assaut, environ huit mille ont atteint des usines. Parmi celles-ci, une centaine ont préféré tenter d’atteindre des bâtiments plus avancés pour s’y infiltrer. Toutes ont été détruites. Nous ignorons si un ou plusieurs soldats auraient survécu et se seraient correctement infiltrés.
   - Les autres navettes ?
   - Les équipages des sept mille neuf cents navettes restantes ont essayé de saboter des usines. Ils se sont retrouvés face des gardes automatisés contre lesquels nos pistolasers ne valaient pas grand-chose. On estime à onze les usines qui auraient été correctement sabotées. Probablement aucun survivant chez nos commandos.
   Onze… Tout ça pour onze usines ennemies. C’était catastrophique. La voix de F se fit alors entendre faiblement :
   - Et le front ?
   Comprenant où il venait en venir, l’Imperator demanda au conseiller :
   - Les estimations sur nos pertes et sur celles de l’Ennemi ont été faites ?
   Le conseiller prit un air gêné qui n’échappa aucunement à Flonn.
   - Oui, nous les avons faites.
   - Alors ? Nous sont-elles favorables ?
   Le Ff regarda tristement vers le premier conseiller, toujours allongé, puis regarda l’Imperator. L’air désolé, il secoua lentement la tête de droite à gauche.
   Dans son lit, F attrapa la main de l’Imperator. Il n’avait rien vu de la réponse et voulait que l’Imperator le lui dise. Flonn le regarda. Il était faible, vieux et blessé. Et pourtant, la Ff immortelle retrouvait dans ses yeux le jeune commandant plein de ressources qu’elle et Fant avaient affronté il y avait maintenant plus de cinquante cycles. En y repensant, F était la dernière personne qu’elle connaissait déjà avant de devenir Imperator, la dernière trace de son ancienne vie. Et de toute façon, il mourrait avant elle, l’abandonnant à cette vie immortelle et ce devoir d’éradiquer successivement l’Ennemi puis l’Empire.
   Mais il venait d’échouer. Selon ses estimations, les pertes de l’Ennemi devaient être plus importantes que les leurs. Il s’était trompé. Le jeune F n’aurait pas commis cette erreur. F était devenu trop vieux.
   De sa voix synthétique - Comme elle haïssait cette voix ! – Flonn lui répondit avec les larmes aux yeux :
   - Oui, F. Les estimations nous sont favorables. Tu m’as rendu un fier service.
   Dans son lit, le vieux Ff sourit et son visage se creusa de rides.
   - Tu sais, Flonn, même avec ce masque, tu es complètement nulle pour mentir…
   Sa main la lâcha et retomba sur le lit. Il demeura silencieux. Au bout d’un moment, le conseiller s’approcha pour vérifier son pouls, mais c’était inutile. L’Imperator savait déjà que son premier conseiller était mort.

   Finalement, l’Empire avança ses lignes de plus de cent mètres en de nombreux endroit du front. Mais le manque de métal occasionné par la perte des cent Impérieux ainsi que des trois cents cuirassés qui devaient leur servir de bouclier engendra un tel manque de ressources que l’Ennemi rattrapa son retard trois femps plus tard.

3) Travailleurs en colère

   Girit avait été un employé modèle toute sa vie. Son intellect supérieur avait été remarqué très tôt par les éducateurs qui l’avaient aussitôt orienté dans la branche de la gestion. Très jeune, il avait battu le comptable principal d’une importante compagnie d’assurance à un test d’aptitude pour ce post. Les lois de l’Empire Métallique étaient très claires à ce sujet et Girit avait aussitôt obtenu la place.
   Il ne s’était jamais plaint de sa vie. Il avait un poste à responsabilités et faisait de son mieux pour servir l’Empire. Il ne gagnait pas plus qu’aucun autre, mais son métier lui semblait bien assez intéressant.
   A l’âge de quinze cycles, on lui avait assigné pour épouse une femelle Gg avec qui il s’entendait tout à fait bien et le fait de la retrouver le soir était une raison supplémentaire d’aimer l’Empire Métallique et la vie que celui-ci offrait à ses citoyens.
   Tout cela changea brutalement le jour où il rencontra Maletta.

   Maletta était une vieille femelle maki qui approchait la fin de sa vie. Tout comme Girit, elle n’avait jamais eu de raison de se plaindre de sa vie. Elle travaillait comme ouvrière sur des chantiers de rénovation. Elle avait toujours apprécié l’effort physique, ainsi que la camaraderie entre ouvriers.
   Mais la retraite approchant - dans l’Empire Métallique, la retraite était synonyme d’une paisible et relaxante descente vers le brasier sans parachute – Maletta commença à réfléchir au sens de sa vie, chose particulièrement rare chez les citoyens de l’Empire, et encore plus chez les makis. Néanmoins, elle en déduisit qu’elle avait travaillé chaque jour de sa vie depuis la naissance pour un dieu certes bienveillant, mais qu’elle n’avait jamais vu. Elle fut d’abord terrifiée par ces pensées, craignant de subir un courroux divin immédiat. Ce dernier ne vint pas.
   Les pensées de notre maki évoluèrent en conséquence. Soit l’Imperator était bon et pardonnait à ceux qui doutaient, soit il n’était pas omniscient. Et de fil en aiguille, à chaque déduction pensant que l’ire divine allait s’abattre sur elle et constatant que ce n’était jamais le cas, Maletta comprit que l’Imperator n’était pas un dieu mais un être de chair et de sang qui se foutait du monde.

   Un soir où Girit rentrait chez lui, ses pensées encore dans l’affaire de l’appartement 302 dont le locataire se plaignait de ne pouvoir en sortir, trois makis baraqués - vous m’excuserez du pléonasme – lui tombèrent dessus depuis une fenêtre ouverte et le trainèrent à l’intérieur du bâtiment dont ils sortaient. Notre Gg, bien conscient qu’il ne fallait jamais essayer de résister face à un maki en colère, se laissa docilement entrainer, d’autant plus que se débattre n’aurait fait qu’augmenter son inconfort.
   On l’amena au deuxième étage, dans un bureau bien garni où siégeait la femelle maki décrite plus haut. Là, ses ravisseurs reculèrent et le laissèrent se relever. Maletta prit alors la parole :
   - Histoire d’être sûr qu’on ne se soit pas planté, tu es bien le dénommé Girit ?
   Le Gg n’hésita qu’un instant avant de répondre.
   - Oui, en effet. Excusez-moi, mais… Aurais-je fait quelque chose de mal ?
   - Pas encore, mais j’espère que ça ne tardera pas. Que penses-tu de l’Imperator ?
   Surpris par la question, Girit répondit ce qu’on lui avait toujours rabâché :
   - L’Imperator est grand. Il est le seul et unique dieu et c’est à lui que nous devons nos vies.
   Il entendit un maki grogner derrière lui, mais Maletta ne sembla pas troublée :
   - D’accord, mais ça c’est ce qu’on t’a appris. Qu’en penses-tu, toi ?
   Notre employé modèle se retrouva pris de court. Il n’était pas habitué à réfléchir à autre chose qu’à son travail, et surtout pas au sujet de l’Imperator. Devant le regard inquisiteur de la femelle maki, il essaya quand même. Finalement, voici ce qui en résultat :
   - L’Imperator est celui qui dirige cet Empire. Il en est ainsi depuis des siècles et des millénaires. De ce fait, c’est un être immortel. J’ignore si nous lui devons véritablement nos vies, mais ce dont je suis sûr, c’est que nous lui devons notre niveau de vie.
   - Pas mal…
   Maletta approuva du chef, apparemment satisfaite. Elle se tourna vers un de ses gorilles :
   - Malard, apporte-nous la boîte, s’il-te-plaît. Monsieur Girit, je vais vous laisser faire un choix. Un choix très important. Pour vous… Et pour l’ensemble de la population impériale.
   Le mâle maki revint avec une petite boîte qu’il donna à son chef. Celle-ci la garda posée sur ses genoux et demanda :
   - Avant que de vous laisser choisir, pourriez-vous imaginer ce que doit être la vie des sauvages ?
   - J’avoue ne jamais y avoir pensé…
   - Essayez, je vous prie.
   Girit ferma les yeux et se concentra. Pour lui, les sauvages devaient vivre avec la crainte perpétuelle de Chuter, leurs lendemains n’étaient aucunement assurés, ils devaient chasser et cueillir leur nourriture…
   Ils pouvaient choisir leur conjoint, ils n’étaient pas obligés d’aller travailler, ils respiraient un air pur…
   Quand Girit rouvrit les yeux, il avait une idée assez plaisante de ce que serait la vie en extérieur. Sans rien dire, Maletta ouvrit la boîte. Il s’y trouvait deux petites pilules, une rouge et une bleue.
   - C’est quoi ça ?
   - Si tu prends la pilule rouge, tu verras ce monde sous un autre angle et ta vie en sera définitivement bouleversée. Si tu prends la pilule bleue, tu perdras tout souvenir de cette discussion et nous ne t’ennuierons plus. Fais ton choix…
   Girit resta un instant indécis. Il commença à tendre la main, mais s’arrêta en plein mouvement et demanda :
   - Qu’est-ce que ces pilules ont de particulier ?
   - En fait, rien du tout. Ce sont justes des bonbons parfaitement normaux, mais j’ai pensé que ça mettrait du piquant si tu devais faire un choix physique. Et puis l’esprit Gg est naturellement enclin à choisir le rouge.
   - Donc, si je prend la bleue, je n’oublierai rien du tout…
   - Ah si ! Parce que dans ce cas là, Malard t’éclatera le crane avec la massue qu’il cache derrière son dos.

   Le choix fut vite fait et Girit rejoignit le groupe de rebelles qui voulaient détrôner l’Imperator. Vivre à la capitale était un plus à cause de la proximité du palais, mais il fallait convaincre du monde, beaucoup de monde. Et c’était difficile dans ce repaire de fanatiques.
   Le mâle Gg continua sa vie habituelle à ceci près qu’il retrouvait fréquemment des groupes de rebelles et planifiait la suite des opérations. Maletta l’avait choisi pour son intelligence et parce qu’il fallait recruter dans les quatre races. Pour rester dans l’anonymat, Girit décida de se faire appeler Géo quand il assistait à ces réunions.

*****

   Le tir lui frôla l’oreille et toucha le mur de métal derrière lui. Géo lâcha son pistolaser surchauffé et plongea sur le coté alors que les soldats ouvraient à nouveau le feu. A l’issu de son plongeon, il ramassa une arme lâchée par un congénère et retourna le feu tout en courant vers un abri. Une fois là, il jeta un coup d’œil de l’autre coté du couloir. Les autres rebelles se retiraient. Il les aurait bien suivis, mais dans le feu de l’action, il avait plongé du mauvais coté et s'était retrouvé coupé des autres. Les soldats étaient beaucoup trop nombreux pour qu’il puisse espérer passer. Il ne lui restait qu’un seul échappatoire, le toit.
   L’attaque était survenue avec une brusquerie diablement efficace. Géo était en pleine réunion tactique avec tous les grands dirigeants du groupe quand l’armée avait donné l’assaut. Quelqu’un les avait trahis. Cela faisait moins d’un cycle que Géo avait rejoint les rebelles, mais il avait eu le temps de s’entrainer au pistolaser. Par contre, il n’avait pas encore maîtrisé le saut d’un immeuble à l’autre et il commençait à le regretter alors qu’il approchait du toit. Comment ferait-il pour quitter les lieux ?
   La question perdit toute son importance lorsqu’il déboucha à l’air libre, la ville supérieure à quelques dizaines de mètres au dessus de lui. De derrière l’une des nombreuses flèches décoratives qui ornaient le bâtiment, une sinistre silhouette émergea. Géo se glaça d’effroi. L’Imperator en personne se tenait à quelques mètres devant lui. D’une voix parfaitement tranquille, celui-ci déclara :
   - Il semblerait que le peuple ne m’ait pas assez vu dernièrement. Voilà pourquoi il était temps que je me montre, histoire qu’on se souvienne de ce qui fait de moi un dieu.
   Paralysé, le Gg se rappella ce que Maletta avait dit lors d’un de ses premiers entrainements :
   - Nous ne sommes pas encore prêts à affronter l’Imperator. Si par le plus grand des hasards tu te retrouvais un jour devant lui, n’hésite pas : fuis !
   Malgré ce conseil plein de sagesse, Géo ne put trouver la force de fuir. Face à lui, l’être de métal leva nonchalamment le bras :
   - Votre nom à vous, c’est Girit, c’est ça ? J’ai lu les dossiers avant de venir.
   Bien qu’effrayé, le Gg eut le culot de répondre :
   - Non. Je m’appelle Géo.
   L’Imperator eut l’équivalent synthétique d’un rire de dérision.
   - Dans ce cas, au revoir… Monsieur Girit.
   Le Gg comprit qu’il était pris pour cible et voulu reculer, mais il dérapa sur un débris et s’étala de tout son long au moment où le tir de pistolaser partait. Cette glissade lui sauva la vie.
   Se rendant compte que son tir n’avait pas touché, l’Imperator voulut approcher, mais il sentit alors que quelqu’un lui maintenait un pistolaser fermement pressé contre le casque. Le mâle Gg crut qu’il allait pleurer de joie quand il vit que Maletta venait de faire son apparition et tenait le monstre en joue. La femelle maki dit juste :
   - Evite ça…
   Puis elle pressa la détente. Malheureusement, l’Imperator ne bougea pas d’un pouce. Par contre, Maletta tomba à terre, frappée en pleine tête par son propre tir qui venait de ricocher sur le casque de son ennemi. Cette vue réveilla Géo, qui prit alors ses jambes à son cou. L’Imperator jeta un rapide coup d’œil au cadavre, puis emboita le pas au fuyard.

   L’être de métal passa devant le pilier sans rien remarquer. Derrière, Girit était solidement maintenu par un soldat maki qui venait de l'attraper par le bras. Le soldat attendit encore un moment, puis entraina Géo à l’écart. Finalement, il réussit à l’amener hors du bâtiment. Alors seulement, il enleva la main qui empêchait le Gg de parler.
   - Pourquoi ?
   - Vous êtes trop important pour mourir maintenant. Vous devez continuer l’œuvre de Maletta. Vous êtes plus jeune, vous rassemblerez les restes de son organisation et la rendrez plus forte. Mort à l’Imperator.
   Et sans rien ajouter, le soldat partit retrouver son régiment. Géo finit par se rappeler qu’il avait lui-même recruté ce maki peu après avoir rejoint le groupe des rebelles. Il ignorait que celui-ci avait réussi à se faire embaucher dans l’armée depuis. Décidément, les rebelles s’étendaient beaucoup plus qu’il ne l’avait pensé.
   De toute façon, Girit était recherché. Hors de question de retourner à sa vie antérieure. Il ne lui restait plus qu’à devenir définitivement Géo et à mener les projets de Maletta à leur terme. L’Imperator n’avait réussi à obtenir qu’une victoire illusoire. Ses jours de règne étaient comptés.

*****

   Neuf cycles plus tard, la population se massait devant les portes du palais. De nombreux militaires avaient rejoint la foule en colère. La majorité des soldats avait refusé. Ils avaient été conduits aux limites de la ville et lancés dans le vide. Leurs cadavres restaient bien visibles sur les pointes décoratives de la ville d’en-dessous.
   Une clameur retentit lorsque les portes s’ouvrirent. Depuis le socle de la statue de l’Imperator, Geo soupira de soulagement. Les rebelles infiltrés avaient joué leur rôle. Maintenant, les hordes de citoyens se ruaient à l’intérieur du palais. Ils ne semblaient même pas fatigués par la montée des marches. Histoire d’aller plus vite, des Aas volaient par dessus la foule.
   Afin de ne pas passer pour un lâche, Géo rejoignit ses sympathisants et commença l’ascension des marches vers les portes du palais. La foule était encore compacte, mais un groupe de Ffs le reconnut et décida de le porter. Bien que fort gêné par cette attention, le Gg constata que sa vue galvanisait les rebelles et décida de se laisser faire, brandissant le poing et criant différentes devises anti-Imperator.

   Une fois entré dans le palais, il fut repéré par deux serviteurs qui travaillaient pour lui. Il vit tout de suite qu’ils avaient l’air inquiet. Descendant de son perchoir, il alla à leur rencontre.
   - Qu’y a-t-il ?
   - Nous avons ouvert les portes comme prévu, mais…
   L’autre enchaîna :
   - Il n’y a eu aucune difficulté. Les gardes n’étaient pas à leur poste. Et presque tous les nobles ont évacué. Je suis sûr qu’ils savaient que nous attaquerions aujourd’hui.
   - Vous voulez dire que l’Imperator a fui le palais ?
   Les deux serviteurs se regardèrent, mal à l’aise.
   - Non, nous pensons plutôt qu’il vous attend.
   Ca, c’était une mauvaise nouvelle. L’Imperator ne manquait pas de ressources et s’il avait eu le temps de se préparer avant l’attaque, sa riposte pouvait faire mal. D’un autre coté, mieux valait qu’il n’ait pas fui. Géo n’avait rallié qu’une ville à sa cause. C’était bien suffisant pour s’emparer du palais, mais pas pour lutter contre les armées des autres villes. Depuis le début, il craignait que l’Imperator se contente de sacrifier sa capitale. L’Empire Métallique était si grand qu’il pouvait sûrement se permettre d’en éradiquer une si mince fraction. C’était la raison pour laquelle le « dieu vivant » devait à tout prix être mis hors d’état de nuire aujourd’hui même.

   Cela faisait maintenant presque un millénaire que Flonn avait endossé le rôle d’Imperator. Durant cette éternité, jamais elle n’avait eu affaire à la moindre révolte. La petite expédition punitive neuf cycles plus tôt lui avait semblé amplement suffisante. Apparemment, ce n’était pas le cas.
   Son premier conseiller avait suggéré un plan qu’elle avait approuvé. Les autres conseillers n’adhéraient pas du tout, mais l’Imperator connaissait ses propres capacités et savait qu’il ne courait aucun risque. De toute façon, l’Ennemi était toujours aussi agressif après un millénaire et on ne pouvait se permettre de gaspiller des ressources pour quelques citoyens aigris.
   L’Imperator releva la tête quand plusieurs dizaines de citoyens de toutes races débarquèrent dans ses appartements. Ils restèrent un instant estomaqués. Ils s’attendaient sûrement à devoir affronter une armée avant de tomber sur leur cible. La stupéfaction ne dura pas. Un Gg plus courageux (ou moins intelligent) que les autres décida de charger en criant. Il fut suivi par tout le reste. Devant cette meute hurlante, l’Imperator se contenta de se lever de son fauteuil et se prépara au choc.

   Dans les couloirs du palais, Géo était de plus en plus inquiet. Le bâtiment semblait complètement désert. Ses rebelles fouillaient au maximum, mais certains commençaient à le regarder en attendant des directives de sa part. Il était bien emmerdé parce qu’il ne voyait pas trop ce qu’ils pourraient faire s’ils ne trouvaient personne.
   Par chance (ou pas), des cris et des tirs de pistolaser retentirent non loin. Géo se rua dans cette direction, craignant de découvrir un contingent entier d’optimo-scout, la dernière génération d’éclaireurs armés et robotisés. Au lieu de ça, il découvrit que ses rebelles avaient formés un cercle, n’osant plus attaquer l’être qui se trouvait au centre.
   Géo en resta comme deux ronds de flanc. L’Imperator en personne se tenait au milieu du couloir, son armure pleine de sang et plusieurs cadavres étendus à ses pieds. L’être de métal se remit en marche et tous s’écartèrent devant lui. Finalement, le dieu vivant repéra Géo et se dirigea vers lui. Le Gg cessa de respirer. Une Aa voulu se jeter sur l’Imperator. Elle finit au sol sans que quiconque n’ait pu voir clairement l’Imperator bouger.
   Arrivée devant Géo, la créature s’arrêta et demanda simplement :
   - Monsieur Girit ?
   Devant tout le monde, le Gg fit de son mieux pour ne pas se laisser démonter.
   - Vous vous souveniez de moi ?
   - Non, pas du tout. J’ai bien trop de choses à gérer pour me souvenir d’un simple meneur de révoltes. J’ai révisé votre dossier en attendant que vos troupes arrivent.
   - D’accord. Mais vous devez savoir qu’on m’appelle Géo désormais.
   Ignorant royalement la remarque, l’Imperator enchaîna :
   - J’ai besoin que vous rassembliez vos troupes sur la place du palais. J’ai une annonce à y faire, monsieur Girit.
   Puis il reprit sa marche vers la sortie du palais. Finalement, une Gg vint trouver Géo.
   - Que fait-on, monsieur ?
   - Rassemblez tout le monde sur la place, je veux voir ce qu’il a à dire. De toute façon, nous y serons beaucoup trop nombreux pour qu’il puisse tous nous tuer si nous décidons de le charger.

   Depuis les plus de six cents cycles que l’Imperator régnait, jamais la place du palais n’avait été aussi bondée. La statue était tellement grande que personne n’avait essayé de la faire tomber de peur d’endommager les bâtiments alentours. Le dieu de métal attendait en haut des marches que tout le monde se rassemble devant lui. Pour sortir du palais, tous devaient passer à coté. Pourtant, il semblait calme et l’armure empêchait de lire toute expression corporelle. Géo se dit que si ce n’était pas un dieu, en tout cas, il en avait la prestance.
   La tension était palpable. C’était impressionnant de savoir que tous ces gens se retrouvaient aussi mal à l’aise face à une seule personne. Finalement, la place ne fut pas assez grande et beaucoup durent reculer dans les rues avoisinantes. Quand l’Imperator jugea qu’assez de personnes étaient présentes, il prit la parole :
   - J’ai besoin que l’un d’entre vous s’avance et vous serve de porte-parole.
   Les personnes les plus avancées durent se boucher les oreilles, tout le monde entendit distinctement ces paroles. Le casque ne payait pas de mine, mais il était capable d’en envoyer. En réponse à la demande, Géo s’avança. Il s’y était attendu, aussi était-il resté vers le haut des marches. Autour de lui, il y eut quelques encouragements, mais aussi des appels à la prudence. Le Gg ne s’en faisait pas trop. Si l’être de métal essayait de l’agresser, la foule furibonde lui déferlerait dessus. C’était certes un tyran, mais il n’était sûrement pas bête.
   Une fois que Géo fut à ses cotés, l’Imperator reprit :
   - Tu peux parler normalement, mon casque retransmettra tes paroles et tous les entendront. Pour commencer, je veux connaître la raison de cette révolte.
De nombreuses huées retentirent, mais Géo tâcha de les calmer pour pouvoir répondre. Quand le silence se fit, il répondit :
   - Je suis étonné que vous osiez poser la question. Les causes sont nombreuses, mais probablement la plus importante est-elle le fait d’être ainsi exploité pour votre unique grandeur.
   La foule marqua son assentiment de nombreux cris d’encouragement. L’Imperator n’eut pas autant de patience que Géo et cria :
   - Assez !
   L’effet fut immédiat. L’être de métal put reprendre :
   - Je suis profondément blessé que le peuple pense cela de moi. Expliquez-moi donc en quoi vous êtes exploités.
   - Inutile de faire l’innocent. Ce villes énormes ne sont que des prisons. Nous ne pouvons bouger sans autorisations. Nos travails nous sont imposés, nos compagnons aussi. Et pour quelle raison devons-nous ainsi travailler ? Les sauvages se content de cueillir des fruits et de chasser. Ils sont libres ! Libres, jusqu’à ce que l’Empire Métallique ne vienne les asservir à leur tour et sans leur laisser le choix !
   Cette fois, la foule resta silencieuse, mais on la sentait tout à fait d’accord. L’Imperator prit son temps avant de répondre.
   - Je vais essayer de répondre à chaque point que vous avez énoncé. Vous ne pouvez bouger sans autorisation, mais les autorisations sont-elles difficiles à obtenir ?
   Petit silence.
   - Le sont-elles, oui ou non ?
   Géo se sentit un peu emmerdé. Il fallait bien dire que ni lui ni personne d’autre n’avait cherché à en obtenir. De toute façon, toutes les villes de l’Empire se ressemblaient, alors personne n’avait vraiment envie de bouger. Histoire de ne pas perdre la face, il répondit néanmoins :
   - Qu’importe qu’elles soient faciles ou non à obtenir, c’est un moyen de nous contrôler ! De toute façon, nul n’a jamais été autorisé à retourner à la vie sauvage !
   - Un moyen de vous contrôler, je ne le nie pas. L’Empire a besoin de savoir où se trouvent ses citoyens pour continuer à tourner correctement. Et le retour à la vie sauvage, cette demande n’a jamais été formulée. Et je vais vous expliquer pourquoi. Les sauvages sont libres, c’est un fait, mais chaque jour, il y en a qui Chutent. Rappelez-vous qu’ils vivent dans des villages suspendus dans les arbres. La chasse et la cueillette ne sont pas aussi faciles qu’on le pense quand il faut utiliser des accrocheurs primitifs. Je vous impose un travail ? C’est celui qui a été déterminé comme étant le plus proche de vos goûts et de vos compétences. Vous seriez un sauvage, vous seriez chasseur quelles que soient vos capacités. Vous désirez changer de travail ? Rien de plus facile. Vous remplissez le formulaire de demande à n’importe quel centre administratif pendant votre temps libre et des fonctionnaires spécialisés vous en trouvent un autre qui vous correspond mieux.
   Dans la foule, quelques fonctionnaires spécialisés prirent l’air con, parce qu’effectivement, c’était ce qu’ils faisaient et l’Imperator ne mentait pas.
   - Et les partenaires sexuels, alors ? C’est aussi pour notre bien être peut-être ?
   - Exactement. C’est comme pour le travail, votre partenaire est choisi selon la compatibilité estimée. Chez les sauvages, ils ont le choix, mais seulement dans ce qui est disponible, et c’est assez restreint… Le choix est même si difficile que certains restent seuls toute leur vie. L’Empire vous retire une aiguille du pied en trouvant pour vous. C’est là le but même de l’Empire, vous faciliter la vie au maximum. Peut-être vous l’a-t-on trop facilitée pour que vous veniez aujourd’hui chercher des difficultés.
   Sentant que certains chez ses partisans commençaient à réfléchir un peu trop, Géo enchaîna :
   - Oh, on sait très bien quel est le but de l’Empire Métallique ! Vous voulez que le monde soit à votre botte et c’est tout !
   - Si mon but premier était d’être adoré, je ne me serais pas contenté de cette unique statue pour tout mon empire. J’exigerai que chaque foyer possède des effigies de ma personne, que chacun vienne me rendre hommage une fois par cycle, je prendrais des bains de foule, je demanderai à ce que les plus belles femelles et les plus beaux mâles passent par ma couche… Mais non, car je suis un dieu et qu’en tant que tel, seul le bonheur des mortels m’intéresse. J’imagine que ce concept est difficile à appréhender pour vous. Je tire ma joie de la votre. Alors peut-être en effet suis-je ingrat de chercher le bonheur en voulant vous rendre heureux, mais il ne m’a jamais semblé qu’ainsi je causerai le moindre tort…
   Et là, Géo fut fort emmerdé. Non pas qu’il était convaincu, mais le foule commençait à l’être. Ces abrutis montraient des signes de remord. Il aurait pu leur ordonner de charger, mais il n’aurait pas été suivi.
   - Alors du coup, qu’est-ce que vous allez faire ? Vous allez tous nous tuer pour essayer d’avoir porté atteinte à votre parfait empire ?
   - Non. J’espère voir chacun de vous reprendre sa vie normale et l’apprécier à sa juste valeur. De nombreux travaux ont pris une journée de retard et c’est vous, simples citoyens, qui serez les premiers à en pâtir. Si certains d’entre vous veulent quitter l’Empire Métallique, je n’y vois aucun problème. Dès ce soir, aux heures libres, allez faire la demande dans un centre administratif. Mais avant que vous ne preniez une décision trop hâtive, je vous rappelle que les sauvages n’ont pas la télévision…
   Ce dernier argument sembla marquer le point décisif. Géo ne savait plus quoi faire et certains s’en allaient déjà. C’est alors qu’une toute jeune Ff se détacha de la foule et se rua sur l’Imperator en hurlant, un couteau brandi dans sa main. Le dieu se contenta de lui attraper le bras et de la soulever. La Ff se débâtit et tenta de donner des coups de pied.
   - Exprimez votre doléance, madame.
   Sans cesser de se débattre, la furie répondit :
   - Tu as tué mon époux, monstre ! Comment oses-tu te prétendre un dieu du bonheur en arrachant aux gens leurs êtres aimés ?
   L’Imperator baissa les yeux sur son armure encore tachée du sang de ceux qu’il avait dû tuer. Finalement, il releva la tête et continua avec un volume de voix redevenu normal :
   - J’ai dû me défendre contre ceux qui m’ont attaqué. Je suis désolé d’avoir dû en arriver là.
   - Ta gueule, sale monstre ! Tue-moi, maintenant ! Que tous voient ton vrai visage !
   - Il y a déjà eu trop de morts pour la journée. Si cela peut vous aider, alors je vous laisserai m’attaquer, mais vous ne pourrez rien me faire. Je suis véritablement immortel. Je suis sincèrement désolé…
La grande créature noire lâcha la frêle Ff qui tomba au sol. La jeune rebelle tenta de donner un vague coup de couteau en pleurant, mais l’arme ne fit aucun dégât à l’armure. Effondrée, la jeune femelle se laissa glisser à terre en sanglotant. L’Imperator s’en détourna et repartit dans son palais sans mot dire.

   Dans le femp qui suivi, personne ne demanda à quitter l’Empire Métallique. Les veufs et les veuves se virent assigner de nouveaux compagnons et la vie reprit sans problème. Les journaux annoncèrent la mort par suicide de Girit. Cette mort n’étonna personne. Il devait être difficile de vivre avec une telle culpabilité sur les épaules. Du même coup, l’Imperator récupéra un nouveau conseiller, un jeune Gg charismatique et fort efficace en gestion dont le premier but fut de trouver de meilleurs moyens de fanatiser la population. Il se mit à la tâche avec ardeur et remplit son rôle du mieux qu’il put.

   Le soir de la révolte, Flonn, de retour dans sa chambre, enleva son armure et frappa les murs de toutes ses forces. Ses poings saignèrent et elle se cassa quelques doigts, mais aussitôt, la douleur disparu et le poing se reconstitua.
   Elle se haïssait pour le discours qu’elle venait de faire. Bien sûr qu’elle exploitait ces gens, bien sûr qu’ils gaspillaient leur vie pour une raison purement personnelle. Mais l’Imperator original devait être détruit coute que coute ! Et si pour ça il fallait continuer à opprimer un monde entier, alors ainsi serait-il fait.
   Quand elle en eut marre de cogner ses poings, elle donna des coups de tête. Rien n’y changea, elle ne parvint pas à se débarrasser de sa frustration. Finalement, elle se laissa tomber au sol en sanglotant. Elle se serait volontiers ouvert la gorge, mais ça n’aurait rien changé à sa situation. Seules la destruction de l’Ennemi et la mort de l’Imperator pourraient lui apporter la paix de l’esprit.

4) L’ennemi invisible

   L’Imperator comprit que quelque que chose n’allait pas dès que Lekp rentra dans la pièce. Le premier conseiller était pourtant bon d’habitude lorsqu’il s’agissait de masquer ses émotions. Peut-être avait-il fini par comprendre qu’il n’était pas nécessaire de faire des cachoteries à son maître. Lekp était un Ll. Pour l’Imperator, l’espèce était encore récente, mais dans l’Empire, tout le monde était habitué aux Lls.
   Deux mille cycles plus tôt, un croisement entre un maki et une Ff avait donné naissance au premier membre d’une espèce bâtarde, au mépris total de toutes les règles de la génétique. Ne pouvant procréer avec les makis, les premiers Lls s’étaient accouplés avec des Ffs avant de devenir une espèce à part entière. C’était une bonne chose car depuis, le nombre de makis n’avait cessé de décroître et on n’en comptait plus désormais qu’une poignée dans tout l’Empire. Encore quelques cycles et l’espèce aurait disparu. Les Lls, bien au contraire, s’étendaient sans problème. Plus grands, plus forts et plus trapus que les Ffs, ils conservaient leur peau bleue et leurs oreilles pointues. A noter, pour ceux que ça intéressent, qu’ils avaient aussi le torse et les jambes poilus.
   Cet état des choses arrangeait plutôt l’Imperator qui se retrouvait avec une autre espèce douée pour les tâches manuelles, mais plus malléable et plus nombreuse que les makis.

   Enfin bref, tout ça pour dire qu’aujourd’hui, Lekp faisait la gueule en approchant de l’Imperator.
   - Des mauvaises nouvelles ?
   Le museau du conseiller principal se fronça d’embarras :
   - En effet. Nous venons de perdre un laboratoire.
   - Lequel ?
   - Celui de la bombe, justement…
   L’Imperator respira une ou deux fois pour se calmer et évita de défoncer encore du couteux matériel.
   - Qu’est-ce qui a merdé ?
   - Aucune idée et l’enquête ne révélera rien à ce sujet. Comme prévu, les nano-machines ont tout transformé en air pur. Une section entière du palais transformée en air pur : murs, meubles, outils de recherche et laborantins.
   - L’infection est enrayée, je présume ?
   - Oui, ça a été ma priorité. Les garde-fous ont parfaitement fonctionné et les nano-machines se sont désactivées dès qu’elles en ont reçu l’ordre.
   - Ais-je perdu un conseiller ?
   - Non, ça va. Aucun d’entre nous ne se trouvait dans les environs. Je doute qu’il faille imposer la moindre quarantaine.
   - On n’est jamais trop prudent avec les nano-machines. J’ai déjà dû changer de palais une fois, ça me suffit.
   Lekp hocha silencieusement la tête. Il n’était pas né au moment de l’accident, mais cela remontait aux tous premiers tests sur les nano-machines.

   Une nano-machine est un robot miniature vraiment très miniature. Pour faire simple, le but de ce robot est de pouvoir désassembler les molécules pour reconstruire d’autres molécules. L’exemple le plus bidon est de transformer ainsi une molécule de fer en molécule d’or. La nano-machine peut donc agir directement sur la matière et transformer n’importe quoi en n’importe quoi d’autre. Le principe est scientifiquement viable, si tant est que quelqu’un arrive un jour à créer un robot à l’échelle nanoscopique et à le programmer correctement.
   Bien entendu, transformer chaque molécule une par une prendrait des siècles pour pouvoir transformer un simple lingot de métal en lingot d’or. Cependant, les nano-machines sont censées travailler en très grand nombre. Tant qu’elles ne sont pas en nombre suffisant, elles doivent se « répliquer », c'est-à-dire transformer la matière en autres nano-machines. Une fois assez nombreuses, elles peuvent transformer un objet en une fraction de seconde.
   Ce qui est arrivé au précédent palais de notre Imperator préféré s’appelle un greygoo(*). Il s’agit de nano-machines qui se contentent de se répliquer sans jamais s’arrêter. Pour info, si une nano-machine s’emballe et ne fait rien d’autre que se répliquer, alors chaque nouvelle nano-machine créée essayera de se répliquer aussi et la vitesse de reproduction augmentera de façon exponentielle, comme pour les virus. Si je prends une telle nano-machine qui met quinze minutes pour se reproduire (temps qui semble raisonnable) et qui ne s’arrête plus, alors en moins de deux jours, la terre entière (solide, liquide et même gaz) sera transformée en un amas de nano-machines. Pour empêcher les greygoos, les nano-machines doivent être équipées de « garde-fous » qui les désactivent dès qu’on leur en envoie l’ordre.

   En résumé, l’Imperator venait de perdre un laboratoire, du personnel qualifié et un prototype de bombe qui devait transformer l’ensemble du territoire Ennemi en air pur. Pour se calmer, il se tourna vers le mur tactique. Celui-ci était dénué de toute décoration, mais à l’approche du maitre des lieux, un grand écran se construisit presque instantanément. Dès que l’Imperator se pencha en arrière pour s’assoir, un fauteuil apparut. Aurait-il souhaité des accoudoirs que les nano-machines qui parsemaient son Empire lui en auraient construit en moins d’une seconde. Il n’y avait pas à dire, ces petites bêtes facilitaient la vie quotidienne. Par contre, le champ de bataille était devenu une horreur à gérer.
   Devant l’Imperator, l’écran tactique afficha une vue du front pas très éloignée de la capitale. Le spectacle était reposant, mais au bout de quelques minutes, il donnait une insupportable migraine. On aurait pu croire qu’il s’agissait d’une œuvre d’art moderne. En gros, le front était devenu impossible à décrire. Il était à la fois uni et chaotique. Bien que parfaitement plat, des centaines de couleurs bougeaient dans tous les sens. La couleur qui ressortait le plus était le violet, personne ne savait pourquoi. Dans cette espèce de mer de métal s’affrontaient des milliards et des milliards de machines tellement minuscules qu’il était impossible de discerner clairement la limite entre les deux armées.
   Les deux camps utilisaient des nano-machines spéciales pour détecter l’avancée de leurs propres robots, mais l’une des techniques les plus en vogue était la désinformation. En gros, on ne pouvait jamais faire confiance aux données reçues. Les scientifiques travaillaient d’arrache-pied pour pouvoir sans cesse rester au niveau de l’Ennemi et il était toujours impossible de savoir si les efforts payaient ou pas.

*****

   Arka fut le premier à repérer l’individu. Ce devait être un Ff mais sous sa capuche, on voyait mal sa silhouette. Néanmoins, sa façon de marcher était celle de quelqu’un en fort mauvaise santé. Intrigué, le Aa l’avait suivi un moment. L’inconnu semblait savoir où il voulait aller, mais il était passé à coté de l’hôpital sans s’arrêter. Un peu honteux de filer ainsi cette personne, Arka s’apprêta à la laisser partir, mais l’inconnu s’arrêta. Il resta un instant sans rien faire, puis se laissa tomber au sol. Il y avait définitivement un problème.
   Arka s’approcha de l’inconnu et lui toucha l’épaule :
   - Excusez-moi…
   L’inconnu ne réagit pas. Le Aa décida alors de lui rabaisser sa capuche afin de mieux voir ses traits. Il sursauta et recula d’effroi. La personne était bien un Ff, mais ses traits étaient à moitié fondus. Elle semblait souffrir mais sans pouvoir dire un mot. Lentement, l’inconnu se liquéfia devant Arka. Ce dernier préféra ne pas s’attarder. Il s’éloigna de l’endroit. Déjà plusieurs passants s’approchaient pour mieux voir. Arka n’eut pas le courage de les en empêcher. Il s’approcha d’un panneau rond et jaune en bordure de la place. Une voix féminine demanda :
   - De quel service avez-vous besoin ?
   - Communication avec la police, s’il-vous-plaît.
   Presque aussitôt, un appareil complet se matérialisa devant lui et la voix enregistrée termina :
   - Service disponible. L’Empire vous remercie de faire confiance à la police et espère que votre appel vous donnera entière satisfaction.
   Tendant la main vers le combiné, Arka sentit que tout son bras le picotait.

   L’agent Lote terminait de faire une copie de la liste des suspects envoyée par une ville voisine quand un appareil de télécommunication se matérialisa à ses cotés. Sans attendre, elle prit la communication :
   - Allo, police de l’Empire, j’écoute…
   La voix qui lui parla était celle d’un mâle, mais sa respiration semblait difficile.
   - Il y a une personne qui… qui a fait un malaise ou je ne sais quoi… et…
   - Un malaise ? Voulez-vous que je transfère l’appel vers un hôpital ?
   - Ce ne sera plus la peine… La personne a… fondu… Je crois… que c’est une Ff…
   - Fondu ? Euh… D’accord, nous allons envoyer une patrouille. D’où nous appelez-vous ?
   - …
   - Monsieur ? D’où nous appelez-vous, s’il vous plaît ?
   - …

   Il ne fallut pas longtemps à la police pour repérer d’où venait l’appel. Plusieurs personnes qui étaient passées près de la place de l’ancien palais se mirent soudainement à faire demi-tour et à y retourner, les bras ballants, la démarche de blessés et sans dire un mot. En arrivant sur la place, ils s’agglutinèrent au pied de la statue de l’Imperator et se laissèrent tomber, puis fondirent, ce qui fait franchement dégueulasse, je vous l’accorde. La police fit barrer tout accès à la place, mais une grosse flaque rouge s’étendait déjà. D’autres « zombies » se présentèrent tout au long de l’après-midi. Ils n’étaient pas nombreux et n’opposaient aucune résistance, aussi la police les emmena-t-elle au poste et les mit en cellule. De là, ils continuèrent d’essayer de se diriger vers l’ancien palais, se collant au coin de la cellule le plus proche de leur destination. Par contre, aucun d’eux ne fondit.
   Les policiers impériaux postés devant la place eurent droit au spectacle répugnant de la flaque qui s’étendait. Les zombies n’arrivaient plus, mais la flaque grossissait quand même. Elle montait même la base de la statue, allant par là à l’encontre des lois les plus élémentaires de la gravité. Elle avait même atteint les pieds de la statue moins d’un huitième de journée après que la police ait bouclé la place. Plus tard dans la soirée, il fallut reculer les barrières et étendre la zone interdite. Malgré tout, les policiers virent que le liquide continuait de se rapprocher.

   Dans le palais impérial, c’était l’agitation. Les nobles pliaient valise et les conseillers essayaient de faire entendre raison à l’Imperator :
   - Nous ne savons rien sur cette chose. Vous êtes le cœur de l’Empire. S’il vous arrivait quoi que ce soit…
   - Je veux d’abord en savoir plus. Que sait-on ?
   Soupirant, le conseiller principal Lekp se résolut à réexpliquer patiemment ce qu’il avait passé l’après-midi à répéter :
   - Nous ne savons rien. Ca ressemble à une attaque de nano-machines et c’est bien suffisant pour vous faire évacuer la ville. Nos ingénieurs ont envoyé des nano-machines d’analyse, mais elles disparaissent dès l’approche de la zone. Ils travaillent sur des spécimens capables de se défendre et d’analyser en même temps. Ils y arriveront, là n’est pas le problème. Ce qui nous inquiète, c’est que vous vous fassiez tuer d’ici là.
   - Elles sont encore loin du palais et vous ne faites que vous répéter. Ce que je veux savoir, c’est comment est-ce arrivé.
   - Tout d’abord, il est difficile d’estimer la distance. Les nano-machines s’étendent peut-être bien plus loin que la flaque visible. Dans tous les cas, il faudra mettre la ville en quarantaine et…
   Un grognement mit fin à ces recommandations et Lekp s’empressa d’enchaîner :
   - Euh, oui bon… Nous savons qu’en début d’après-midi, un mâle Aa du nom d’Arka a appelé la police pour signaler qu’une femelle Ff venait de fondre devant ses yeux. En enquêtant là-dessus, les inspecteurs ont trouvé que l’appel provenait de la place de l’ancien palais. Le Aa semblait en mauvais état. Il est plus que probable qu’il ait rejoint la femelle et ait fondu aussi. Toute les personnes qui sont passées par cette place entre temps sont devenues « zombies » et y sont retournées.
   - Et vous me dites que vous « pensez » qu’il s’agit de nano-machines ?
   - Ca semble évident, mais les ingénieurs ne veulent pas s’avancer.
   - Alors je m’avance pour eux. Ce sont des nano-machines ! Et il ne s’agit pas d’une expérimentation qui a mal tourné. C’est une attaque.
   Les conseillers furent un peu déboussolés par les certitudes de leur Imperator.
   - Vous pensez à l’Ennemi ?
   - Qui d’autre ? Ou alors un de nos ingénieurs trouve qu’il n’est pas assez payé…
   Cette deuxième possibilité semblant vraiment très improbable, les conseillers l’oublièrent aussitôt.
   - Et pourquoi une attaque ?
   - L’endroit. C’est la place de l’ancien palais. Il y a quelques cycles, ça aurait été l’endroit le plus proche de l’Imperator auquel un citoyen pouvait accéder.
   - Oui, mais vous avez déménagé…
   - L’Ennemi ne le sait pas. Je veux que l’un d’entre vous fasse une recherche. Avons-nous perdu un éclaireur Ff femelle près du front au cours du dernier memp ?
   Un conseiller Gg se porta volontaire et un écran sur pied se matérialisa pour lui permettre de faire sa recherche. En attendant, l’Imperator exposa son point de vue :
   - Il est fort probable que l’Ennemi ait créé une nano-machine qui aurait pour but d’infecter une personne quelconque. Ceci fait, les robots prennent le contrôle de cette personne. Nous savons que c’est possible, nous l’avons fait. L’ordre doit rester simple. Ici, la personne infectée devait se rendre jusqu’à la statue de l’Imperator. De là, un nouveau programme s’exécute et la nano-machine se contente de se répliquer, créant un greygoo en plein cœur de la capitale.
   Lekp reprit la parole :
   - Pour ce qui est de la programmation de la nano-machine, c’est assez logique. Ca explique pourquoi toutes les personnes qui sont entrées en contact avec l’hôte d’origine sont à leur tour devenues zombies. Jusque là, nous sommes bien d’accord, je pense que tout le monde imaginait plus ou moins une histoire de cet acabit. Mais là où ça coince, c’est que l’Ennemi n’avait aucun moyen de savoir à quoi ressemblait la statue et encore moins où elle se trouvait.
   Avant que l’Imperator puisse répondre, le Gg qui consultait les archives releva la tête :
   - Trouvée ! Une Ff du nom de Famira. Eclaireuse sur la bordure dans le secteur B45. Ce n’est pas loin d’ici et elle a disparu avant de passer par le scanner. C’était il y a moins de deux femps. Si elle a été rapide, elle peut très bien avoir évité les différents tests de dépistage de nano-machines.
   Les conseillers se regardèrent entre eux. Une Aa avança :
   - L’Ennemi aurait un moyen de voir notre capitale ? Mais enfin, c’est l’endroit de l’Empire le plus surveillé du point de vue des nano-machines…
   Avant que la panique ne s’empare du groupe, l’Imperator les interrompit :
   - N’allez pas chercher aussi loin. C’est beaucoup plus simple que ça.
   Il soupira puis ajouta :
   - Ce que je vais vous dire reste entre nous. C’est la première fois que je l’avoue à mes conseillers, mais je ne suis pas le fondateur de l’Empire.
   Un lourd silence tomba sur la pièce. Une mouche qui s’apprêtait à décoller eut le bon sens de rester sur place.
   - J’ai reçu ma position actuelle suite à un coup d’état. Ca devait être il y a environ dix mille cycles, mais j’ai un peu perdu le compte. A cet époque, l’Empire s’appelait encore Empire Métallique. Nous avions profité d’une absence de l’Imperator. Peu de temps après, nous avons découvert qu’il était la personne à la tête de l’Ennemi.
   Le silence perdura un peu, puis Lekp le rompit :
   - Alors il a créé son armée pour reprendre son Empire ?
   - Non, l’Ennemi existait déjà. Cette pourriture contrôlait les deux factions et les faisaient se battre dans un but qui m’échappe, mais sûrement pas pour des raisons humanitaires. Maintenant, il n’a plus qu’un camp à diriger et j’ai l’intention de m’arranger pour que ce soit son dernier.
   Devant les conseillers médusés, l’Imperator soupira à nouveau. Parler ainsi lui avait fait du bien. A les voir, il sentait qu’ils étaient tout aussi choqués et souhaitaient d’autant plus la mort de l’Ennemi. Il reprit alors :
   - Mes souvenirs de l’époque sont assez flous, alors je pense qu’il doit en être de même pour lui. Néanmoins, une grande statue à son effigie a dû marquer ses souvenirs. La dernière fois que je l’ai vu, il portait encore son armure. Si c’est toujours le cas, il n’aura pas eu grand mal à entrer une description précise dans la mémoire de ses nano-machines.
   Une fois l’information digérée, un conseiller Ll fut le premier à réagir :
   - Nos ingénieurs connaissent la structure de base des nano-machines Ennemies. Ils ne devraient pas avoir de mal à trouver une contre-mesure.
   - Certes. Mais la capitale devient trop dangereuse. Faites évacuer le palais. Les ingénieurs continueront les recherches dans une autre région de l’Empire.
   Nul n’eut besoin de préciser que ce faisant, l’Imperator sacrifiait la capitale et les villes alentours. Personne ne contestait les décisions du maître.

   Une fois Lekp et l’Imperator seuls dans la pièce, le conseiller principal prit la parole :
   - Je serais plus rassuré si vous partiez tout de suite, votre altesse.
   - Je ne partirai que lorsque je serai sûr que l’équipe de recherche de la section régénération aura été évacuée.
   - Si c’est ce que vous souhaitez. Ne trouveriez-vous pas judicieux de les faire rejoindre temporairement l’équipe qui travaille sur la contre-mesure ?
   - Absolument pas. Le projet de nano-machine de régénération doit rester prioritaire.
   - Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi… Vous êtes déjà immortel et possédez des nano-machines autrement plus perfectionnées dans le sang.
   L’être de métal hésita un instant, puis décida de se lancer :
   - Elles sont de moins en moins efficaces…
   - Pardon ?
   - Quand je me blesse, la blessure prend du temps à se refermer.
   - Mais comment ça se fait ? Des nano-machines ne peuvent que se dupliquer à l’identique. Rien ne devrait changer.
   - Rien ne se reproduit jamais parfaitement à l’identique. Il suffit d’un changement infinitésimal pour leur faire perdre toute efficacité. J’ignore quel âge ont ces nano-machines, mais elles sont trop vieilles. Je dois les remplacer.
   Encore secoué, le conseiller répondit néanmoins :
   - Mais, la survie de l’Empire n’est-elle pas prioritaire ?
   - Je me fiche de la survie de l’Empire. L’Empire n’est qu’un outil. Il est remplaçable. Mon unique priorité est la mort de l’Ennemi. Si je meurs, Empire ou pas, l’Ennemi s’emparera du monde. Si l’Empire est détruit mais que je survis, alors je continuerai la lutte d’une autre façon.
   - Ah…
   - Il me faut ces nano-machines régénératrices !

   Le palais fut très rapidement évacué et heureusement car la flaque rouge s’étendait sur tout un quartier et avançait maintenant à la vitesse d’un Ff au pas de course. En ville, ça paniquait sec. Les policiers qui s’étaient fait surprendre avaient fini en statue rouge, immobilisés à leurs postes, transformés en quelque chose d’indéfini, mais que peu de personnes désiraient connaître. Les citoyens trop lents connurent le même sort.
   Le fléau finit par atteindre le palais vide. Les intérieurs furent repeints en rouge à vitesse grand V. Les derniers ingénieurs se tassèrent dans l’ascenseur personnel de l’Imperator. Un serviteur resta derrière pour faire sauter le conduit une fois les ingénieurs partis. Ca n’empêcherait pas la menace d’atteindre les docks, mais au moins serait-elle ralentie. En effet, on avait vite constaté que les nano-machines employées ici semblaient préférer la propagation à travers la matière solide qu’à travers l’air. En supprimant l’ascenseur spécial, on coupait donc l’unique voie directe vers le bas.
   Sur les docks, les ingénieurs découvrirent qu’ils n’étaient pas tirés d’affaire. Une foule de nobles et de militaires tentaient d’embarquer à bord des différents vaisseaux de commerce et cuirassés. Des nano-machines construisaient de nouveaux vaisseaux à partir de molécules d’air, mais le plus gros souci restait de maintenir l’ordre. Perché sur un mat qui dépassait de la tour de soutènement des docks, l’Imperator tentait de superviser l’évacuation en utilisant les amplificateurs vocaux intégrés à son casque.
   Plusieurs kilomètres plus haut, la ville capitale n’était plus qu’un bloc rouge. Les citoyens qui n’avaient pu embarquer dans les tubes se tenaient sur les rebords, hésitant entre sauter vers la ville inférieure ou rester sur place. La majorité choisit la seconde solution, mais quel que fut le choix, l’issue fut la même. Lorsque les projecteurs situés sous la ville furent consommés par les nano-machines, la ville juste en-dessous se retrouva plongée dans le noir, ce qui n’améliora pas la santé mentale des habitants qui constataient que depuis un moment déjà, le ciel se teintait de rouge.
   Tel de l’eau sous pression, le fléau rouge remonta les chaînes qui arrimaient les villes entre elles et se mit à continuer son œuvre sur les villes voisines. Les citoyens qui avaient réussi à y fuir furent vite rattrapés.

   Au centre du phénomène, la statue de l’Imperator se dressait fièrement. Elle était devenue entièrement rouge et il en allait de même du paysage qui l’entourait. Tout était parfaitement immobile et contrastait avec l’état de panique qui faisait rage dans la zone d’expansion des nano-machines. La tête sembla alors s’affaisser. Presque au ralenti, elle se détacha et alla s’écraser aux pieds de la statue. Bientôt un bras suivi, puis tout le monument se désagrégea. Autour, les plus proches bâtiments commençaient également à s’effriter.

   Lorsque la gigantesque plaque de métal qui marquait la limite entre l’Empire et le ciel commença à rougir, l’Imperator comprit qu’il devait accélérer le mouvement s’il voulait sauver tous ses chercheurs. Il sauta dans la foule, indifférent aux deux soldats qu’il écrasa et traça un passage vers ses derniers chercheurs à grand renfort de coups de coude à pointe. Son passage provoqua une vague de mouvement de chaque cotés et les malheureux trop près du bord se retrouvèrent à expérimenter la chute libre sans point d’atterrissage.
   Une fois à portée de ses ingénieurs, l’Imperator prit la parole :
   - Je vous ouvre un passage pour l’Impérieux. Restez derrière moi.
   A moitié étouffés dans la cohue, les scientifiques ne purent qu’acquiescer et suivirent le monstrueux dieu de métal alors qu’il faisait le vide autour de lui et avançait vers le vaisseau. Jetant un regard vers le haut, l’Imperator vit le fléau qui descendait le pilier à toute allure vers les docks aériens. Le pilier était particulièrement haut, alors les scientifiques devraient arriver à temps.
Ce fut alors qu’une goute tomba. Une goute rouge. Le soldat qui se la prit sur le crane n’eut pas le temps de crier. En moins de deux secondes, il devint une splendide statue rouge. Les nano-machines passèrent par ses pieds pour atteindre le sol des docks et un cercle de statues apparu tout autour de lui, sans cesse grandissant.
   L’Imperator comprit alors qu’il n’était plus temps de penser à sauver les derniers ingénieurs. Si une seule goutte tombait sur l’Impérieux, il n’y aurait plus d’échappatoire. Via son casque, il ouvrit une liaison avec la passerelle de son vaisseau amiral :
   - Démarrez immédiatement ! Plus de temps à perdre ! Tant pis pour les retardataires.
   - Mais vous n’êtes pas encore…
   - J’ai dit démarrez ! Et quittez l’endroit immédiatement !
   Aussitôt, les moteurs de l’Impérieux rugirent et le gigantesque vaisseau commença à s’éloigner des docks. Les derniers ingénieurs comprirent que leur ultime chance de survie venait de s’envoler. Au-dessus de lui, l’Imperator entendit un bruit de tonnerre. Les villes devaient être en train de se tomber les unes sur les autres. Arrivant au bord des docks, il jeta un dernier coup d’œil derrière lui. Plusieurs soldats sautaient dans le vide en espérant atteindre un vaisseau en partance. Presque toute la plateforme des docks était réduite à l’état de bloc rouge.
   Finalement, l’Imperator sauta. Tous les autres qui essayèrent ratèrent leur cible de plus d’une dizaine de mètre, mais malgré la distance croissance entre la plateforme et l’Impérieux, le maître de l’Empire réussit impeccablement son coup et se rattrapa sans problème à un rivet qui ressortait du vaisseau. Il se retourna une dernière fois. Toute la plateforme était maintenant transformée. Quelques statues rouges tombèrent dans le vide. L’Imperator espéra que la chaleur du brasier détruirait les nano-machines avant qu’elles ne puissent le transformer également. Finalement, la base de l’Empire, désormais constituée d'une matière rouge indéfinissable qui n’était apparemment plus métallique, lâcha. Les docks, la tour de soutènement et plusieurs milliers de tonnes de poussière rouge se déversèrent dans le vide.

   Quand les ingénieurs impériaux parvinrent enfin à mettre au point une contre-mesure efficace, 3% des infrastructures et 5% de la population de l’Empire avait été transformés en poussière rouge. Les recherches avaient commencé à bord de l’Impérieux, aussi le déploiement des nano-machines nouvellement développées ne nécessita que peu de temps après l’arrivée du vaisseau à sa destination.
   Cette attaque changea à nouveau l’aspect de la guerre. Les infiltrations par nano-machines devenaient possibles. La destruction matérielle ne présentait pas un vrai problème. Les seuls véritables dégâts infligés par l’Ennemi étaient un retard dans la recherche. L’armée opposée prit une certaine avance, mais qui ne lui servit à rien. Bientôt, les deux camps se focalisèrent davantage sur les tentatives d’infiltration.

5) La rencontre

   Durant de nombreux millénaires, la zone de guerre fut l’ensemble des deux territoires. Jours après jours, des secteurs entiers étaient détruits par des milliards de nano-machines et reconstruits peu de temps après par des milliards d’autres nano-machines. L’endroit devenant malsain pour les habitants, l’Imperator fit accélérer l’extension de l’Imperium vers le Sud. En seulement quelques siècles, les minuscules robots réussirent à recouvrir le monde de constructions. La difficulté devint de trouver assez de citoyens pour occuper tout le territoire. Une loi fut mise en place pour obliger les femelles à être presque constamment enceinte. Cette méthode étant loin de suffire,on fit construire des incubateurs dans lesquels grandirent des bébés issus de fécondations in vitro.
   Une fois le monde recouvert par l’Ennemi et l’Imperium, il devint impossible de déterminer des frontières précises. Les attaques de nano-machines devinrent si violentes que des populations entières étaient décimées en seulement quelques jours et remplacées par de nouvelles sortant des incubateurs. L’espérance de vie devint inférieure à une douzaine de cycles. Ces morts perpétuelles rendirent la population impossible à gérer. Les communications cessèrent et toute organisation disparu en quelques tremblements de terre. L’Imperator garda un petit noyau de scientifiques fanatisés autour de lui et abandonna le reste de la population. Les incubateurs ne cessèrent pas de fonctionner pour autant et de nombreuses ethnies se développèrent dans le gigantesque territoire métallique qu’était devenu le monde. L’Imperium devint le Groupe. L’Ennemi resta l’Ennemi, mais fut restreint à l’ancien Imperator et à une faible armée de robots serviteurs. Les attaques aux nano-machines continuèrent, dévastant toujours autant le monde de façon presque aléatoire, mais les bâtiments se reconstruisant et les incubateurs repeuplant. Les différentes espèces connurent la plus rapide évolution jamais vue depuis la fondation de l’Empire.

   - Ici, ce sera très bien.
   - Vous êtes sûr ?
   - C’est pas comme si on allait y passer le restant de nos vies.
   Reconnaissant que l’Imperator avait raison, Ieltus pianota sur son écran mobile. Aussitôt, les murs métalliques nus se recouvrirent d’une couche de blindage doré. Quelques piliers apparurent, des tables et des chaises se construisirent, des écrans recouvrirent l’un des murs et du matériel de recherche remplit presque tous les coins libres.
   L’Imperator s’approcha d’un mur et demanda :
   - Tu peux m’ouvrir une porte ?
   Quelques pianotages de plus et les nano-machines creusèrent une porte en moins d’un centième de seconde. De l’autre coté, l’espace était toujours de cet aspect métallique blanc et froid comme l’était tout l’endroit avant que le groupe ne décide d’y installer une base temporaire.
   - C’est parfait. Construis ma chambre ici.
   De nouveaux murs apparurent et une chambre parfaitement identique à celle où Flonn avait pour la première fois endossé cette armure se matérialisa.
   - Je vérifie l’état de mes nano-machines régénératrices. Installe vos chambres en attendant.
   Avant de fermer la porte derrière lui, l’Imperator remarqua que le Ii était songeur.
   - Un problème ?
   - Euh… Non, presque rien. C’est juste que si j’installe les toilettes à coté des chambres à l’étage du dessous, on va avoir une brèche dans la sécurité de la BT (base temporaire).
   - Aucun problème. Mets-les à cet étage. Pour le temps qu’on restera, de toute façon…
   - Très bien.
   Pendant que son boss se retirait, Ieltus reconfigura vite fait les ordres des nano-machines et peu de temps après, une nouvelle porte apparut, donnant sur des cabinets luxueux.
   Bien vite, des tourelles défensives et tout un tas de nano-machines à buts différents parsemèrent la zone alentours. Dans la BT, les chercheurs se mirent au travail sans tarder.

   Quand l’Imperator ressortit, Ieltus attendait les résultats de son inspection.
   - Ca va. Elles sont encore parfaitement opérationnelles. Mais je n’aime pas compter sur des nano-machines à durée de vie limitée.
   - Le travail sur les régénératrices à taille encore plus réduite progresse.
   - Oui, comme toujours… Tu voulais ?
   - Nous avons les résultats des éclaireuses. On dirait qu’il y a un village indigène pas très loin.
   - Civilisé ?
   - Pas au top, mais un peu quand même, oui.
   - On ira voir ça plus tard. Des infos supplémentaires sur la localisation possible de l’Ennemi ?
   - Nous avons toujours les environs des onze régions attaquées hier. Et Ioma a repéré un coin dont la population a légèrement diminué.
   - Oui. Donc possibilité que l’Ennemi y ait fait le ménage. C’est peu crédible, mais pulvérisez la région quand même.
   - Très bien. De toute façon, je pense qu'Itex avait déjà prévu cette réaction. A part ça, nous avons correctement effacé nos traces. Le taux de nano-machines Ennemies dans la région est normal. Quinze attaques ont eu lieu de part le monde depuis notre dernier déménagement. Le dernier emplacement de notre BT n’a pas été touché.
   - Ca remplirait mon cœur d’allégresse si je ne pensais pas qu’une saloperie de robot est en train de dire exactement la même chose à l’autre connard en armure.
   Habitué à ce manque flagrant d’optimisme, Ieltus n’ajouta rien et retourna dans les laboratoires. Il fallait dire qu’il comprenait que l’Imperator soit lassé. S’il disait vrai, et le Ii n’avait aucune raison de croire le contraire, cela faisait plus de cinquante mille cycles que son boss luttait contre l’Ennemi. Lui-même n’avait rejoint la lutte que trois siècles plus tôt et il en avait déjà particulièrement marre. Heureusement qu'il était mortel. Les serviteurs de l'Imperator avaient des nanomachines empêchant le vieillissement, mais le grand chef interdisait l'immortalité complète à tout autre que lui. Nul ne s'en était jamais plaint.

   La tribu Bb n’était pas habituée à rencontrer autre chose que des Bbs. Le village se trouvait dans une espèce de gros cratère, ce qui ne devait pas être pratique pour le défendre en cas d’attaque. Cela devait probablement signifier que le village avait de bonnes relations avec ses voisins, ou encore qu’il n’y avait pas de voisins. Les Bbs étaient de grosses créatures recouvertes de plumes rouge et orange. Néanmoins, ils n’avaient ni ailes, ni serres et semblaient autrement plus baraqués que des Aas.
   En s’approchant du village, l’Imperator constata un gros trou dans le plafond, ce qui devait permettre au village d'être constamment éclairé par les projecteurs. Probablement quelque chose de lourd était-il tombé à une époque, défonçant le plafond et creusant ce cratère. Les nano-machines n’avaient pas réparé, comme c’était le cas dans quelques endroits de par le monde. Elles dysfonctionnaient de plus en plus souvent. Autre avantage, un filet d’eau s’écoulait par l’ouverture, créant une petite mare apparemment suffisante pour le village.
   Comme à chaque fois qu’il contactait des indigènes, le Groupe se présenta en comité restreint : l’Imperator, cinq Iis et le duo Kopad et Krie. Ces deux derniers étaient les seuls Kks du Groupe. A part eux, il n’y avait que des Iis. Les Iis étaient grands et minces et particulièrement doués pour la débrouille. L’Imperator les affectionnait pour leur intelligence fort développée et leur dextérité, ce qui faisait d’eux d’excellents scientifiques et de bons tireurs une fois qu’on leur donnait un pistolaser. A part ça, on aurait dit des Ffs.
   Kopad et Krie étaient les deux derniers représentants de leur race et l’Imperator s’était assuré qu’ils restent stériles. Non pas qu’il voulait que les Kks disparaissent définitivement, mais il ne souhaitait pas que ses subordonnés s’encombrent de mouflets inutiles et braillards. De toute façon, ils étaient immortels, alors quel besoin d’avoir des héritiers ? Les Kks n’étaient pas très intelligents, mais ils en imposaient physiquement. Ils ressemblaient beaucoup aux Lls (Ca va ? Vous suivez ?) en plus grands, plus costauds, plus bourrins, mais surtout en beaucoup moins malins.
   Au milieu de cette troupe, l’Imperator était le plus petit, mais paradoxalement, ça le rendait d’autant plus intimidant. Les Bbs s’en rendirent bien compte et pointèrent leurs pistolasers droit sur lui. Kopad et Krie se placèrent devant mais ne firent aucun geste agressif. Non seulement ils n’étaient pas là pour chercher la guerre, mais de toute façon, il leur suffisait d’une pensée pour pouvoir matérialiser dans l’instant une mitralaser dans leurs mains. Il en était de même pour chacun des Iis présents. Ieltus s’approcha pour engager la conversation :
   - Vous n’avez aucune inquiétude à avoir. Nous sommes là en amis.
   Les Bbs semblèrent avoir un peu de mal. L’un d’eux pointa son pistolaser et déclara :
   - Pas ‘ger !
   - Pardon ?
   - Pas ‘ger !
   Comprenant qu’on lui demandait probablement de ne pas bouger, Ieltus décida de rester sur place et de laisser les créatures dialoguer entre elles. Il reconnut quelques mots, mais c’était un argot tellement prononcé que le sens global des phrases lui échappa. Il semblait néanmoins que les créatures discutaient entre elles de ce qu’il convenait de faire.
   Une tribu suffisamment intelligente pour conserver des pistolasers devait être facilement capable d’employer un langage plus complexe. Ieltus matérialisa donc son écran portable et envoya quelques nano-machines tripatouiller les neurones de ses interlocuteurs. L’effet fut immédiat. Les Bbs s’interrompirent et se regardèrent entre eux, cherchant à comprendre ce qui venait de leur arriver. L’un d’eux se tourna vers Ieltus :
   - C’est vous qui avez fait ça ?
   - En effet. J’ai ici la possibilité de vous apprendre notre langage instantanément. Cela facilite la conversation, ne trouvez-vous pas ?
   - Certes…
   - Aucune inquiétude, vous êtes toujours capables de parler votre propre langage. Ce n’est qu’une valeur ajoutée. Je disais donc que nous venions en amis et que vous n’aviez par conséquent aucune raison d’être méfiants.
   Le Bb conserva néanmoins son air inquiet.
   - De toute façon, quelque chose me dit que nous ne serions pas capable de vous faire grand mal si vous décidiez de raser le village.
   - Effectivement. Belle déduction, peu de personnes le comprennent assez vite. Mais je répète que rien ne vous arrivera, nous cherchons juste des informations.
   - Dans ce cas, suivez-moi. Je vais vous présenter à l’Ancienne.

   L’Ancienne se révéla être une gamine de six cycles (et demi). Après quelques échanges polis, le Groupe comprit que les habitants de toute la région croyaient à la réincarnation des âmes d’une génération à l’autre. Je ne m’étendrai pas sur les croyances locales, ça n’a que peu d’importance pour le récit. Toujours fut-il que l’Ancienne se révéla fort intelligente et pleine d’esprit malgré son jeune âge. Très peu de civilisations savaient encore comment fabriquer un pistolaser et celle-ci n’en faisait pas partie. Voilà pourquoi le village possédait des artisans spécialisés dans l’entretien des vieilles technologies. Ces pistolasers ne servaient pas à la guerre. Il y avait bien d’autres villages Bbs dans les environs, mais malgré une légère méfiance entre villages, les relations étaient surtout commerciales. Par contre, on trouvait de nombreux animaux sauvages qu’il fallait chasser pour se nourrir. Les seuls animaux à représenter un danger étaient les makés. Curieusement, l’espèce avait plutôt bien survécu et s’était adaptée au nouveau visage du monde. Néanmoins, ils n’étaient pas bêtes et évitaient généralement les villages.
   - Vous ne m’avez toujours pas donné la raison de votre présence.
   Cette fois, l’Imperator décida de répondre à la place de Ieltus.
   - Nous cherchons un individu particulièrement dangereux. Il utilise une technologie proche de la nôtre et tout porte à croire qu’il veuille se faire passer pour un dieu.
   - Avec votre technologie, il ne devrait avoir aucun mal à y parvenir.
   - En effet. La raison qui l’empêche d’agir au grand jour est ma présence. Je suis une épine dans son pied. S’il commence à fonder une civilisation qui l’adore, il sera repérable et j’aurai alors tous les moyens de le détruire.
   Sur un petit ton espiègle, l’Ancienne demanda :
   - Et que ferez-vous si vous arrivez à le détruire ?
   - Quand j’arriverai à le détruire !
   L’Imperator soupira.
   - Alors, je pourrai enfin me reposer.
   Les Iis derrière lui hochèrent la tête. Ils comprenaient très bien ce que leur maître voulait dire. L’Ancienne capta cette réaction et comprit là où ils voulaient en venir.
   - La vie éternelle en temps que dieu n’a que si peu d’attrait ?
   La créature de métal secoua la tête.
   - J’ai déjà bien assez vécu. Et même sous forme de dieu… Je n’y ai pas trouvé d’attrait, non.
   Ieltus fut particulièrement étonné. L’Imperator était fort peu bavard habituellement. Là, il avait aligné plus de deux phrases devant une étrangère.
   Comprenant qu’elle n’en tirerait pas plus de l’inconnu, l’Ancienne passa à la suite :
   - Et alors, que pouvons-nous faire pour vous ? Je doute que ce soit nos pistolasers qui vous intéressent.
   Ieltus reprit la discussion :
   - Non, nous voulons juste savoir si d’autres étrangers sont passés dans ce village ou dans un autre. Toute rencontre inhabituelle, aussi loin remonte-t-elle, nous intéresse.
   - Désolée. Jusqu’à aujourd’hui, nous pensions être la seule espèce intelligente. Ou plutôt, nous pensions bien qu’il devait y en avoir d’autres, mais nous n’en avions ni rencontré, ni entendu parler.
   - Très bien, alors autre chose ? Un changement un peu soudain ? La population d’un village qui aurait soudainement décru ou augmenté ? De nouvelles technologies apparues sans raison ? Des terrains alentours modifiés ?
   L’Ancienne secoua à nouveau la tête.
   - Non, je suis quasiment certaine que rien de ce genre n’a été repéré depuis le dernier tremblement de terre. Je suis la mémoire de mon peuple. On me rapporte tout ce qu’il se passe. Et à part les fluctuations des prix et les naissances, je n’ai pas grand-chose à raconter.
   L’Imperator n’ajouta rien et quitta la demeure. Avant de le suivre, Ieltus prit le temps de remercier l’Ancienne pour son temps et s’excusa de ne pouvoir rien offrir en échange.
   Avant de quitter le village, Ieltus vérifia sur son écran que chaque villageois avait bien reçu les nano-machines oublieuses. Une fois le Groupe suffisamment éloigné, les habitants auraient leurs derniers souvenirs effacés et ne se rendraient même pas compte que presque un huitième de la journée leur avait été volé.

   Bob était fermier. Tout un coin du village était réservé à l’agriculture. Aujourd’hui était un jour important : il fallait arroser les lampolyas et les persennes. Il avait tout juste eu le temps d’apercevoir les visiteurs alors qu’ils repartaient. Il venait à peine de revenir dans son champ quand un mouvement l’interpella. Relevant les yeux, il vit s’approcher la silhouette en armure de celui qui se faisait appeler Imperator. Il était encore accompagné. Sans trop comprendre, il décida de s’approcher :
   - Que se passe-t-il ? Vous avez oubliés quelque chose ?
   - Pardon ?
   - Bah oui, vous venez de partir, non ?
   Petit silence. Puis…
   - Ah oui, en effet. Mais, je me suis un peu perdu. Pourriez-vous me rappeler par où je suis parti ?
   Bob indiqua docilement du pouce la direction derrière lui.
   - Ben, par là. Mais…
   - Oui ?
   L’expression du fermier changea. Elle passa d’un sourire poli à une forte curiosité, puis à l’effarement. Finalement, le Bb recula de deux pas et tomba sur le derrière. Il se mit aussitôt à brailler :
   - Qu’a être ? Qu’a être ? Qu’a f’loir mé ?
   Devant le manque de réaction de ses interlocuteurs, Bob se mit à quatre pattes puis se releva en courant vers le village, continuant à crier des paroles inintelligibles. L’un des robots qui entouraient l'être à l'armure noire se tourna vers son maître :
   - Des oublieuses... Il semblerait que nous venions de rater l’Imposteur de peu.
   L’Imperator hocha la tête, puis annonça de sa voix métallique :
   - Retourne au campement et va chercher les autres. Je veux m’assurer en personne de sa Chute.

   Le temps que Ieltus arrive jusqu’à la chambre de l’Imperator, ce dernier avait déjà remarqué que les murs changeaient de couleur.
   - Que se passe-t-il ?
   - Une attaque de nano-machines ! Pas le temps de trainer, nous devons partir avant d’être infectés.
   Le Ii tenta de créer une porte vers l’extérieur, mais les nano-machines ne répondirent pas. Sans attendre davantage, l’Imperator quitta sa chambre et se rua vers la sortie normale. Les ingénieurs avaient sûrement déjà déployé toutes les nano-défenses. La coloration des murs devait être due au conflit entre les milliards de machines.
   Une fois hors de la BT, le chef du Groupe pila net. Ses ingénieurs, qui fuyaient également le bâtiment, lui rentrèrent dedans. Plusieurs robots humanoïdes armés attendaient dehors. Les tourelles défensives ne réagissaient pas, probablement à cause de la quantité de nano-machines Ennemies qui essayaient de les détruire. Sans hésiter, l’Imperator leva le bras et tira vers les robots. Avant de plonger sur le coté, il eut la satisfaction de constater qu’il en avait touché un. Derrière, les Iis équipés de pistolasers les dégainèrent. Les autres ne purent que rager contre leurs nano-machines qui n’arrivaient pas à synthétiser d’armes. Une fusillade éclata entre les robots Ennemis et les membres du Groupe. Kopad et Krie foncèrent dans le tas, profitant du temps de refroidissement des armes adverses.
   L’Imperator fracassa un mur avec le poing et se mit à couvert derrière les débris. Les Iis non armés vinrent avec lui, puis tâchèrent de s’éloigner suffisamment des perturbations pour pouvoir créer leurs armes. Très vite, Kopad et Krie succombèrent sous les tirs, mais le nombre de robots détruits permit à quelques Iis supplémentaires d’aller se mettre à couvert et de poursuivre la fusillade. Jetant un œil par-dessus son abri précaire, l’Imperator estima rapidement la situation. Ses Iis étaient en nette infériorité numérique et ne tiendraient plus longtemps. Par contre, ceux qui s’étaient éloignés ne tarderaient pas à revenir armés. Rien ne disait qu’ils suffiraient à arrêter les robots. Néanmoins, le plus grand danger restait la BT infectée. L’Imperator se rendit compte que la base était en train de se ramollir. On aurait un gros jely violet fluorescent. L’un des Iis poussa un hurlement et tomba à terre. Sa jambe devenait violette. Regardant dans sa direction, le dieu de métal constata que les nano-machines de l’Ennemi commençaient à s’en prendre aux vivants. Les nano-machines de défense avaient été complètement prises par surprise et mettaient beaucoup trop de temps à neutraliser celles de l’Ennemi. Déjà la pile de débris commençait à tourner au violet.
   L’Imperator voulu s’éloigner, mais c’est alors qu’il reconnut la silhouette qui se cachait derrière les robots. Flonn sentit alors tout son corps bouillir de rage. Les nano-machines, les robots, les Iis, tous disparurent dans son esprit alors que son ennemi ultime se trouvait à sa portée. Dans un rugissement fort peu tactique, l’Imperator partit au galop droit vers sa Némésis. Celle-ci fit de même et les deux armures arrivèrent au contact, lames d’énergies sorties. Les adversaires n’eurent pas le temps d’échanger beaucoup de coups, car sous l’assaut des nano-machines, le sol transformé finit par céder, emportant Iis, robots et Imperators.

   Au milieu de la pluie violette, découvrant le ciel pour la première fois, Ieltus comprit que ses plus de trois cents cycles d’existence touchaient à leur fin. Ces saletés de robots ne semblaient pas comprendre la situation et continuaient à tirer sur les Iis. Ceux-ci étaient suffisamment malins pour ne pas répondre. Après tout, un tir de pistolaser bien placé rendrait le reste de la Chute moins inconfortable.
   Levant les yeux, le conseiller principal de l’Imperator vit son chef en train de se battre avec lui-même. Les deux Imperators luttaient au corps-à-corps malgré la descente particulièrement éprouvante pour l’estomac. Chacun essayait désespérément de déloger le casque de l’autre. Ieltus en aurait presque rit. Tous ces cycles de lutte contre l’Ennemi pour finir en même temps que lui. Peu importe qui remporterait ce duel, le gagnant finirait dans le brasier. De toute façon, il était impossible de les différencier.
   Finalement, l’un d’eux lâcha prise et sa Chute sembla s’arrêter. Surpris, l’autre leva les yeux et sa Chute s’interrompit quasiment aussitôt. Un instant, Ieltus se demanda ce qu’il venait de se passer. Puis il aperçut deux gros poids qui tombaient à la même vitesse que lui. Alors il comprit que les deux Imperators venaient de lâcher du lest. Leur armure métallique allait les ramener vers le haut. A cette idée, il ne put s’empêcher d’éclater de rire. Les deux êtres divins avaient raté leur chance. Ils allaient continuer leur lutte inutile pendant que lui aurait droit au repos. Ils étaient pourtant passés si près de mettre un terme définitif à leur éternité de souffrance.
   Le rire de Ieltus prit brusquement fin lorsqu’un tir de pistolaser le toucha à l’arrière du crane.

   Lorsque le premier Imperator heurta le sol, il eut à peine le temps de sauter de coté avant que le deuxième n’atterrisse au même endroit, lame en avant. Aussitôt, les deux Imperators comprirent que le combat n’allait pas être facile avec un lest en moins. Ils étaient presque en apesanteur. Et le combat la tête en bas était des plus déplaisants. Flonn aurait bien enlevé l’autre lest, ce qui lui aurait permis d’être complètement attirée vers le haut, mais l’Ennemi aurait alors été beaucoup plus agile et, surtout, capable de s’enfuir. Celui-ci la héla :
   - Alors toi aussi, tu peux lâcher des poids pour remonter, Imposteur ? Si j’avais su, je t’aurai agrippé jusqu’au brasier.
   Flonn grogna d’irritation :
   - N’essaye pas de cacher ta lâcheté. Je t’ai volé ton armure. Tu savais très bien quels gadgets elle renfermait.
   - Ces poids amovibles sont le dernier gadget que j’y ai installé. J’avais souvenir de les avoir mis après que tu m’ais volé ma place. Ce faisant, tu t’es emparé de ce qui me revenait de droit à cause de ta soif de pouvoir.
   - Ce que je t’ai pris n’est que bien peu de choses en comparaison de ce que tu m’as pris ! Tu vas payer pour tous tes crimes !
   L’Ennemi n’ajouta rien et passa à l’attaque en criant.

   Trois femps plus tard, le combat continuait. Les combattants sautaient l’un vers l’autre et s’affrontaient en vol jusqu’à rencontrer le sol à nouveau. Aucun des deux n’avait besoin de boire, de manger ou de se reposer. Leurs cellules se reconstruisaient automatiquement. La haine qui brulait lors des premiers jours avait fini par retomber, la lassitude aidant, mais les enjeux étaient bien trop élevés pour que l’un ou l’autre des combattants ne relâche sa vigilance. Les deux armures étaient beaucoup trop résistantes. Les coups de lame énergétique portés en plein vol ne causaient pas de dégâts majeurs. Malgré tout, de longues estafilades apparaissaient. Les armures perdaient de leur intégrité et bientôt l’une des deux se fracturerait, libérant son occupant et le laissant Chuter.
   La bataille s’était déplacée. Parfois, en retombant, les belligérants détruisaient le sol et se retrouvaient à l’intérieur de l’Anneau. Ils faisaient alors tout pour en sortir le plus vite possible : si l’armure de l’adversaire cassait, celui-ci serait sauvé de la Chute et risquerait de fuir. Finalement, la lassitude eut raison de l’un des Imperators. Celui-ci ne parvint pas à esquiver un coup qui arrivait droit vers le casque. Le choc fut rude, envoyant tourbillonner le maladroit. Il perdit l’équilibre à l'atterrissage et tomba sur les fesses. Sonné par le coup, il tâcha de voir où se trouvait son adversaire. Il le vit approcher de lui à vive allure par en-dessous, prêt à en découdre. Se comprenant en difficulté, l’Imperator se prépara à l’impact et, restant sur le dos, reçut son adversaire avec les jambes. Roulant sur lui-même, il réexpédia l’attaquant dans les airs en poussant de toutes ses forces. C’est alors qu’il comprit que son casque était en très mauvais état. Un autre coup au but briserait le métal et atteindrait la chair. Le temps de se régénérer, son opposant aurait largement l’occasion de le déshabiller et de le jeter dans le vide.
   Profitant que l’Ennemi n’avait toujours pas retouché le sol, Flonn se résolut à fuir, vaincue.

   L’autre Imperator essaya de la rattraper, mais elle le sema facilement en s’enfonçant dans les infrastructures impériales. Ces restes urbains ne manquaient pas de cachettes. Et sans ses robots, l’Ennemi ne pourrait pas lancer d’attaque de nano-machines avant un bon moment. Une fois sûr et certain d’avoir semé son adversaire, l’Imperator s'autorisa à s'assoir. L’Ennemi était plus fort que lui en combat rapproché. Ces trois memps de combat venaient de le prouver. Comme s’il n’était déjà pas assez difficile de lui courir après, il allait falloir trouver une autre méthode que l’approche frontale.
   Flonn était désespérée. Tout ce qu’elle espérait, c’était que l’Ennemi soit encore plus dégouté à l’idée de l’avoir laissée filer.

   De nombreux millénaires passèrent encore. Malgré leurs recherches, l’Imperator et l’Ennemi ne se croisèrent plus. Au cours des cycles, la gravité s’affaiblit peu à peu. Cela se produisit si lentement qu’aucun immortel ne s’en rendit compte, mais un jour, la gravité disparut totalement.

6) Une vieille connaissance oubliée

   Les millénaires se succédèrent. Beaucoup d’espèces ne d’adaptèrent pas assez vite à l’apesanteur et disparurent. Celles qui tinrent bon grâce à des siècles et des siècles de lutte perdirent toute trace de civilisation et revinrent à un stade animal.
   Grâce à leurs armures en métal, les deux Imperators vécurent attirés vers le sol et n’eurent aucun problème à survivre. Les millions d’années s’écoulèrent toujours plus nombreux. Flonn n’oublia pas qu’elle avait une personne à tuer. Aussi passa-t-elle le plus clair de ces millénaires à marcher, espérant croiser la personne tant honnie.
   Avec le temps, les ruines de métal commencèrent à être envahies par la végétation. En mourant, ces plantes devinrent du terreau qui finit par tout recouvrir. Générations après générations, les végétaux engloutirent toujours plus profond les vestiges du passé.
   Finalement, la gravité revint…

   La créature de métal marchait. C’était tout ce qu’il lui semblait avoir fait depuis aussi loin que remontaient ses souvenirs. Elle marchait. Et c’était dur. Elle s’était sentie devenir de plus en plus lourde au cours des siècles. Comment était-ce possible alors qu’elle ne mangeait rien ? Les créatures rencontrées avaient toutes besoin de se nourrir et de dormir. Mais pas elle. Elle était différente.
   C’était comme si les autres espèces n’avaient pour unique but que de survivre et de se reproduire. Faire perdurer leur espèce. La créature de métal n’en avait pas besoin. Quiconque avait créé le monde avait donné à cet être particulier la vie éternelle car son but était plus important. Il fallait détruire l’autre être de métal.
   Sans faire exprès, la créature écrasa une limace. Elle s’arrêta un moment pour contempler son œuvre. Elle avait à peine senti la résistance. Quelques siècles plus tôt, les limaces étaient moins faciles à écraser. S’étaient-elles ramollies ? Non, l’être métallique devenait plus lourd. Ce n’était pas qu’une impression. D’ailleurs, on rencontrait de plus en plus d’espèces terrestres. Seules celles qui avaient des plumes parvenaient encore à voler.
   Regardant autour de lui, l’être vit la forêt, la jungle, partout. Levant les yeux, il vit le ciel orange et le sommet des arbres. Les arbres avaient-ils toujours été aussi hauts ? Et d’ailleurs, le ciel avait-il toujours été au-dessus de sa tête ? C’était une pensée idiote. Bien sûr que le ciel avait toujours été au-dessus. Où aurait-il été sinon ? Mais alors pourquoi cette impression de changement ?
   Ces questions n’apportaient rien, mais quand on ne faisait que marcher pendant plusieurs millions d’années, on n’avait pas grand-chose d’autre pour s’occuper. Il y avait aussi la peur d’échouer. Si l’autre armure apparaissait, elle ne serait sûrement pas facile à battre. D’ailleurs, une impression tenace - un souvenir ? - suggérait à la créature qu’elle ferait mieux de ne pas chercher l’affrontement direct. Peut-être une précédente rencontre s’était-elle mal passée, ce qui expliquerait la fente en travers du casque.

   La monotonie fut un jour rompue par une rencontre des plus intéressantes. L’être de métal avançait à pas lourds, comme d’habitude, quand un hurlement sauvage retentit juste derrière lui. Se retournant, il vit une créature presque aussi grande que lui qui lui fonçait droit dessus toutes griffes dehors.
   Il avait déjà été attaqué par des singes à plus d’une occasion et il se savait invincible, aussi l’immortel ne broncha pas devant cette attaque. Par contre, il fut très étonné par l’apparence de la créature. Celle-ci était nettement plus grosse qu’un singe, mais surtout, elle ne portait ni poils, ni plumes. Sa peau bleue était nue. Jamais l’être de métal n’avait croisé une quelconque bestiole ressemblant à celle-là.
   Le choc entre les deux créatures fut rude, surtout pour celle à peau bleue qui dût se faire sacrément mal et qui s’entailla en plusieurs endroits contre les pointes qui saillaient de l’armure. Sous la force de l’assaut, l’amas de métal bascula et tomba violemment contre le sol. L’être en armure tâcha de se relever, mais il était devenu si lourd qu’il n’arrivait même pas à repousser la furie qui s’acharnait contre lui. Qu’à cela ne tienne, elle finirait par se lasser quand elle aurait compris qu’elle était impuissante contre lui.
   Après un bon moment, il fallu se rendre à l’évidence, la créature ne semblait pas vouloir arrêter. Elle concentrait ses coups à la jointure entre le casque et le plastron et sur la fente du casque. Fort de cette évidence, l’assailli ne fut pas plus avancé. Il essaya de nouveau de repousser la créature hostile, mais sans succès. Encore une curiosité : d’habitude, les différentes créatures avaient besoin de repos. Apparemment, pas celle-ci…
   Combien de temps avait duré le combat ? L’être de métal n’aurait su le dire. Quand on a l’habitude de marcher siècles après siècles, on perd vite toute notion du temps. Ca aurait aussi bien pu durer quelques heures ou quelques femps. Pour passer le temps, la victime détailla son assaillant. A la double protubérance sur son torse, il s’agissait sans doute possible d’une femelle, même si l’espèce restait inconnue. La peau était bleue et sans poils, mais curieusement, le sommet du crane arborait une épaisse et longue toison noire qui tombait en cascade sur les épaules de la créature. L’effet était assez déstabilisant. Les oreilles étaient plus pointues que celles des singes, mais surtout, les traits du visage étaient très expressifs. Même sur une femelle défendant ses enfants, l’être de métal n’avait jamais vu une expression aussi haineuse. Et pourtant, certains singes étaient des champions de l’expressivité. Ces yeux verts recelaient une colère extrême. Un moment, l’être se demanda ce qu’il avait bien pu faire pour déclencher une telle réaction, mais comme il n’avait toujours fait que marcher, rien ne lui vint à l’esprit.
   A un moment, l’hostile créature se releva. Hélas, elle n’était ni lassée ni fatiguée. Elle alla juste ramasser un bâton qu’elle utilisa comme levier pour faire sauter le casque, ce qui faisait montre d’une intelligence dont les singes n’avaient jusqu’alors jamais fait preuve. Etait-il possible qu’au cours de ses pérégrinations, l’être de métal ait raté le développement d’une nouvelle espèce ? Ca semblait diablement peu probable. D’autant que la régénération spontanée devait sûrement requérir beaucoup de nourriture pour fonctionner. Or ici, la créature ne semblait pas vouloir s’alimenter. Ce qui n’empêchait pas ses blessures de se régénérer comme l’eau d’un lac dans lequel on aurait jeté un caillou.
   Finalement, la démonstration de force brute prit fin quand le casque se rompit.

   Forte de sa victoire, la créature se jeta sur la tête à l’air libre, et l’être de métal vit même des larmes de joie qui lui coulaient des yeux. Le geste fut suspendu avec une soudaineté presque choquante. L’expression de joie absolue sur le visage de la créature se transforma en surprise. Puis lentement, en expression d’horreur. La femelle bleue eut l’air terrifié et recula en tremblant. Elle poussa un gémissement pitoyable, puis se laissa tomber au sol, prise de soubresauts.
   Particulièrement intrigué, l’être de métal fit de son mieux pour se relever, ce qui prit un certain temps. Une fois debout, il constata que la créature semblait souffrir mille morts. Elle pleurait, criait et se griffait, baragouinant dans un charabia incompréhensible.
   C’est alors que la terreur s’empara également de l’être en armure, mais pour une toute autre raison. Il venait de ressentir un courant d’air sur son visage. Portant ses mains à sa tête, il la trouva plus petite. Pire, il sentait ses mains sur sa peau. Baissant les yeux, il vit le casque cassé à ses pieds. Il comprit que rien ne serait plus jamais pareil. En état de choc, il bougea les muscles de son visage et les sentit bouger sous ses doigts. Quelle horrible impression ! Comme si une partie de son squelette – de son corps ! – venait de lui être arrachée. Et le casque ne semblait pas vouloir repousser !
   L’être regarda alors avidement autour de lui et trouva ce qu’il cherchait : une flaque d’eau. Il se laissa tomber à genoux à coté et regarda son reflet pour constater l’étendue des dégâts. Il comprit alors ce qui avait effrayé la créature hostile. Ils avaient tous deux le même visage. Ce n’était pas seulement la même espèce, c’était le même être. Il avait bien assez étudié son assaillant pour en reconnaître les détails.
   Que s’était-il passé ? Avait-il pris l’apparence de son agresseur quand celui-ci l’avait blessé ? Cherchant à voir où s’arrêtait la tête et où commençait son ancien corps, l’être comprit qu’il était maintenant entièrement semblable à l’autre créature et qu’il se trouvait encore en partie à l’intérieur de son ancien corps. Il lutta pour détacher les pièces les plus récalcitrantes et parvint, au prix de quelques contorsions, à sortir définitivement de l’armure.

   Il fallut un moment pour que le nouveau né trouve son équilibre. Il était tellement plus léger. Ou plutôt, elle était plus légère. Elle se sentait libérée. Cette armure avait été un fardeau. C’est comme si elle avait été en gestation dans une chrysalide et que l’autre créature venait enfin de la délivrer. Peut-être était-ce pour ça qu’elle était aussi haineuse. La haine était probablement tournée vers l’armure qui la séparait d’un compagnon. Mais alors pourquoi une telle réaction en voyant son visage ? Espérait-elle trouver quelqu’un d’autre ?
   La créature était toujours prostrée au même endroit. Elle ne gigotait plus, mais elle pleurait en tremblotant. L’être nouveau né vint se placer à coté et prit la tête de celle qui l’avait délivrée dans ses bras. Elle fit de son mieux pour la consoler. Elle aurait voulu communiquer, lui exprimer sa gratitude, mais elle se rendit compte qu’elle ne savait pas comment faire. Alors elle s’allongea à coté de son amie. Celle-ci se retourna.
   Un instant, les deux créatures restèrent en silence à se regarder et elles virent leur reflet. L’un apeuré, l’autre réconfortant. Petit à petit, la peur disparut. Elles s’enlacèrent et ne furent plus qu’un.

*****

   Le temps passa plus vite en compagnie de Fani. La ressemblance entre les deux créatures leur permit de créer un lien privilégié. C’était une formidable récompense de trouver un semblable après toutes ces années. Certes, elles étaient toujours seules, mais être seul à deux, ça n’est pas pareil qu’être seul tout seul. (Chapitre particulièrement profond, vous aurez remarqué…)
   La proximité les avait obligées à se trouver un langage commun. Celui-ci était venu très facilement. Pour plus de commodité, elles s’étaient trouvé un nom à chacune. Celle qui était sortie de l’armure s’appelait Fane, l’autre Fani.
   Ce n’est que le jour où leur langage fut bien étoffé que Fane osa poser la question qui lui trottait dans la tête depuis la rencontre.
   - Je ne t’ai pas encore demandé pourquoi tu m’avais attaquée, ce jour-là. Tu voulais me délivrer de la carapace ?
   Surprise par la question soudaine, Fani mit du temps à répondre.
   - En fait, j’ignorais complètement ce qui se trouvait à l’intérieur. Cela faisait plusieurs cycles que je suivais ta piste. Je n’avais pas de but précis alors te suivre ou ne pas te suivre… Quand je t’ai vu, j’ignore ce qu’il s’est passé. Cette silhouette, cette carapace noire… J’ai su que je devais te détruire. J’ai cru que tu étais responsable de toutes mes peines et d’encore bien pire. Quelque chose m’a dit que si je te détruisais, mes souffrances seraient définitivement terminées.
   Fane médita un instant là-dessus, puis répondit :
   - D’un certain côté, c’est ce qui s’est passé. Tu as détruit l’armure, et maintenant tu ne souffres plus.
   C’était une relation étrange. Chacune savait très exactement ce que ressentait l’autre, parce que chacune était l’autre. Ainsi, Fane pouvait affirmer sans crainte ce que pensait Fani, et vice-versa. Jusque ici, elles ne s’étaient jamais trompées.
   - C’est assez curieux. Moi aussi, je cherchais un être en armure que je voulais tuer. C’était la raison pour laquelle je marchais : j’espérais tomber sur lui et le détruire. Et pourquoi as-tu pleuré quand tu m’as vue ?
   - Quand j’ai vu mon propre visage sous ce masque qui représentait tout ce que je haïssais, j’ai cru que j’étais en train de faire un cauchemar. C’est comme si mon rêve essayait de me dire que j’étais la source de tous mes problèmes, que ma quête était inutile puisque j’en étais à la fois la cause et le but.
   La Ff trembla à l’évocation de ce souvenir, mais continua néanmoins :
   - Mais j’avais beau attendre, je ne me réveillais pas. La réalité insistait. Et plus le temps passait et plus je comprenais qu’il ne s’agissait pas d’un rêve : j’étais vraiment l’être haï. Puis tu t’es montrée compréhensive et douce. Tu as essayé de me réconforter et j’ai compris que tu ne pouvais pas être la personne mauvaise que je cherchais. J’avoue qu’encore maintenant, j’ai du mal à croire à cette rencontre…
   Fane n’ajouta rien parce qu’elle comprenait très bien. Si elle avait rencontré l’armure et que son double en était sorti, elle aurait pété une vilaine durite. Et elle aussi avait du mal croire qu’elle avait rencontré son double parfait. Jamais elle n’avait vu deux êtres totalement identiques. Voilà encore un détail qui la distinguait des autres êtres vivants.
   Le silence se prolongea un instant, puis elle demanda :
   - Tu étais piégée dans une carapace, toi aussi ?
   - Je… Je ne m’en souviens plus. Je ne sais pas si c’était une carapace, ni si j’y étais piégée, mais je sais que je n’ai pas toujours été nue.
   - Toi aussi, tu vis depuis si longtemps que tu as oublié d’où tu venais ?
   - Et toi, pourquoi portais-tu cette armure ?
   La question effraya Fane. Les deux femelles avaient-elles essayé de se poursuivre l’une l’autre ? C’était grotesque. Pourquoi s’entretuer si elles étaient semblables ? Une vague impression lui permit de répondre :
   - Ecoute, je ne suis absolument pas sûre de moi parce que ça remonte à vraiment très longtemps. J’ai le souvenir d’avoir endossé ce truc parce que sur le moment c’était ma seule chance d’atteindre le véritable être de métal. Je ne connais pas les détails. Ca ne me revient que maintenant.
   Fani soupira de soulagement.
   - Alors tu n’étais peut-être pas la créature que je cherchais. Il est fort probable que nous n’aurons jamais la moindre certitude, mais je préfère me raccrocher à cet espoir.
   - En fait, il y a un moyen d’être sûres.
   - Lequel ?
   - Si ni toi ni moi n’étions la créature de métal que nous recherchions, alors elle existe sûrement encore quelque part. Si nous la croisons et la détruisons, nous serons fixées.
   Fani réfléchit à cette suggestion. L’idée était tentante, d’autant qu’à deux, elles avaient plus de chances de vaincre.
   - Je suis partante, mais nous risquons de ne jamais la trouver.
   - Peut-être. Mais maintenant, je t’ai et tu m’as. Et je viens de penser à quelque chose. Si nous sommes toutes deux immortelles et semblables, la logique voudrait que nous ayons aussi le même but : la mort de cette créature. Et si une intelligence supérieure nous avait envoyées pour ça ? Quelle raison de créer deux immortels si c’est pour qu’ils s’entretuent ?
   - Tu penses que nous avons été placées là pour une raison ?
   - Quoi d’autre ? Nous sommes différentes des animaux, nous sommes immortelles, n’avons pas besoin de manger, pas besoin de boire, pas besoin de dormir, nous pouvons communiquer plus efficacement qu’aucun autre être vivant et nous sommes nettement plus intelligentes. Tu penses vraiment que si une espèce comme la nôtre était apparue naturellement, nous serions si peu nombreux ? Et quelle serait la probabilité que deux membres d’une même espèce soient rigoureusement identiques ? Je te le dis, nous existons pour un but. D’où pourrait bien nous venir cette haine de l’être de métal si nous n’en avons aucun souvenir ? Tu es moi et je suis toi, et jamais je ne voudrais me détruire.
   Le raisonnement se tenait. Fani hocha la tête et n’ajouta rien. Tout ça était fort possible. Tant qu’elles n’auraient pas retourné ce monde de fond en comble, elles ne seraient pas fixées. La marche reprit.
   Fane finit par interrompre le silence :
   - Je me mangerais bien une ou deux bestioles et quelques fruits, histoire de me rappeler du goût que ça a.
   Fani resta silencieuse un instant, puis répondit, le sourire aux lèvres :
   - Tu sais quoi ? J’allais te proposer la même chose.

7) Spore

   Le peuple des Avans n’était pas encore un peuple à proprement parler. Il s’agissait plutôt d’une tribu, à mi-chemin entre l’animal et l’être pensant. Leur société était beaucoup plus développée que celle des singes et ils se fabriquaient de vagues cabanes en branchage et en feuille pour se protéger de la pluie. Il ne leur manquait plus qu’un langage et une religion dignes de ce nom pour pouvoir être qualifiés de « peuple ».
   Et justement, les deux individus qui se dirigeaient vers les montagnes allaient bientôt leur apprendre l’un et leur imposer l’autre.

   Fane et Fani avaient donc décidé de changer de paysage et étaient sorties de la forêt pour gravir cette prometteuse montagne. Inutile de dire qu’à nouveau, un temps conséquent avait coulé sous les ponts. L’entrain du départ avait depuis longtemps disparu et elles en étaient quasiment au même état d’esprit que lorsqu’elles s’étaient rencontrées. Mais le fait d’être accompagné aidait quand même beaucoup. De temps en temps, elles se lançaient dans une conversation, ne serait-ce que pour ne pas oublier comment parler.
   Le sentier n’était pas très escarpé, mais il était tellement long que les deux Ffs avaient maintenant atteint une altitude fort raisonnable. Ce n’était pas la première montagne qu’elles exploraient et elles savaient que la descente serait beaucoup moins fatigante. En effet, elles avaient mis au point une super technique qui était de se jeter dans le vide la tête en avant. Après de nombreuses dégringolades et parfois même quelques grosses avalanches déclenchées, elles finissaient en bas bien plus vite qu’en marchant et la régénération faisait le reste.
   Ici, elles n’eurent pas l’occasion de se fendre la poire et tous les os par la même occasion, car au détour d’un gros rocher, elles découvrirent les Avans. Ou du moins, ceux qu’elles n’allaient pas tarder à nommer ainsi.
   Il s’agissait de créatures assez petites et plutôt moches, mais contrairement aux autres créatures rencontrées jusqu’ici, elles ne détalèrent pas bêtement ni ne grognèrent inutilement devant l’arrivée des deux femelles bleues. Au lieu de ça, les Avans montrèrent de la curiosité. Une curiosité teintée d’inquiétude certes, mais c’était suffisamment étonnant pour que Fane et Fani s’intéressent à la chose. La première des deux Ffs s’agenouilla devant l’une des bestioles afin de mieux l’étudier. Celle-ci arrivait à mi-cuisse de Fani et recula d’un pas devant cette observation impudique. Sa peau était grise, mais il restait quelques plumes sur les épaules, ce qui démontrait une certaine ascendance volatile. Il restait d’ailleurs une fine membrane reliant les hanches aux bras, mais qui ne devait même plus suffire pour planer. Les créatures se tenaient sur leurs pattes arrières, mais se servaient fréquemment des pattes avants comme d’un appui. La tête portait encore un bec et les traits ne permettaient pas une très forte expressivité, mais le comportement général n’était pas celui d’un stupide oiseau.
   Fane se releva et se tourna vers sa copine :
   - Curieux. Je ne me souviens pas avoir rencontré quoi que ce soit d’autre ressemblant à ça.
   - Non, effectivement. Ce sont probablement des oiseaux qui ont évolué pour s’habituer aux montagnes. Ils ont l’air plutôt moins bêtes que d’habitude.
   L’un des Avans s’approcha alors soudainement et attrapa la jambe de Fane. Elle se rendit compte qu’il ne s’agissait pas d’une attaque. La petite bestiole se contenta de la tirer en couinant, lui montrant une direction.
   - Je crois qu’il veut que tu la suives.
   La Ff hésita, puis finit par dire :
   - Bah, pourquoi pas ? C’est pas comme si on avait autre chose à foutre…
   Se laissant tirer, elle parvint à une petite tente de feuilles sous laquelle gisait un Avan. Celui qui semblait être le chef fixa Fane comme s’il attendait quelque chose.
   - Il veut que je le bouffe ou quoi ?
   - Il a l’air blessé. Il veut peut-être qu’on le soigne.
   - Et puis quoi encore ? On a l’air de généreux donateurs ?
   - Tu ne veux pas les aider ?
   - Non. Toi, si ?
   - Pas plus que ça, non. Mais ils ont l’air plus malins que ce que qu’on croise d’habitude. Ca ne te dirait pas de voir s’ils vont encore évoluer ?
   - Ce serait certes divertissant, mais comme pour tout ce qu’on a croisé jusqu’ici, ça se terminera pareil : l’extinction.
   - Oui, mais d’ici là, on peut les faire durer.
   Fane vit alors où sa copine voulait en venir.
   - Tu veux t’amuser à protéger une espèce en voie de développement pour voir si on peut en faire un truc potable, c’est ça ?
   - Exactement ! Je ne sais pas pour toi, mais ça a l’air plus amusant que de marcher éternellement.
   La Ff se mordilla la lèvre.
   - Moui, c’est vrai, mais… Et l’armure ?
   - Ce monde se répète dans toutes les directions. Si elle existe, elle ne disparaîtra pas comme ça. Et puis, avoir une armée à nos ordres augmenterait nos chances.
   Fane hésita. C’était bien tentant, il fallait l’avouer. Mais utiliser une espèce pour ça…
   Fani ne semblait pas avoir ces remords. C’était d’ailleurs assez étonnant, c’était la première fois que les femelles se trouvaient une différence. Bah, probablement avait-elle aussi des remords, mais qu’elle les cachait.
   - Bon, d’accord. Rien que pour voir où ça va nous mener, je suis partante. Alors ? On fait quoi pour le blessé ?

   Le reste alla tout seul. La femelle Avan blessée devint le premier sacrifice à la gloire de la double divinité que représentaient Fane et Fani. La tribu comprit très facilement le message et chaque membre fit de son mieux pour ne jamais être blessé ou tomber malade. En quelques générations, l’espèce se renforça. Quand un enfant se faisait ne serait-ce qu’une simple coupure, ses parents lui envoyaient tant de torgnoles en travers de la tronche que plus jamais le gamin ne commettait la moindre erreur. Au début, les jeunes eurent du mal à forcer les vieux à se sacrifier, mais très vite, les Avans ineptes à la chasse vinrent se présenter eux-mêmes à leurs déesses, le couteau sous la gorge.
   Le principe engendra une espèce particulièrement forte. Les faibles créatures prirent peu à peu du poids et apprirent à communiquer. Jamais elles n’atteignirent un niveau de langage aussi élevé que celui des deux Ffs, mais le bec disparut peu à peu au profit d’une courte trompe de corne propice à l’élaboration de sonorités plus complexes, bien que toujours assez rauques.
   Pour être franc, Fane et Fani s’amusaient beaucoup.
   - Pas mal. Ils parlent, nous comprennent, nous vénèrent, construisent des villages… Je pense qu’on peut les qualifier de civilisation.
   - Ouais… Enfin, je trouve qu’ils ne pensent pas beaucoup.
   - Alors là, je t’arrête. Mieux vaut pour nous qu’ils ne pensent pas trop. Et s’ils devenaient plus intelligents que nous ?
   - Premièrement, il y a encore de la marge. Deuxièmement, il y a penser et penser. Les faire réfléchir à la raison de leur existence, est-ce que Dieu existe et toutes ces conneries, c’est à éviter. Par contre, comment améliorer leur niveau de vie, inventer de nouvelles armes, cuisiner des plats un peu moins dégueulasses… Là, je suis pour.
   - Effectivement, c’est assez bien vu. On les a peut-être un peu trop aidés, non ?
   - Si. Il faut les laisser se débrouiller. Nous devons juste servir de guides spirituels.
   - Certes, mais s’ils ne rencontrent pas la moindre difficulté, ils n’auront probablement jamais besoin de réfléchir.
   - Oh, je ne m’en fais pas pour ça. Ils sont de plus en plus nombreux. A force de construire de nouveaux villages, ils finiront bien par rencontrer des problèmes. Et là, on les laissera se démerder.
   - Ah oui, pas con…

   Effectivement, le premier problème ne tarda pas. Enfin, rien que cinq ou six siècles après la discussion ci-dessus… Il se présenta sous la forme d’un gros groupe de singes agressifs qui décida de traverser les montagnes et, tant qu’à faire, d’en éradiquer les habitants. Comme convenu, les deux déesses n’intervinrent pas.
   Ce fut l’hécatombe chez les Avans. Les gros singes faisaient plus de deux fois la taille des petites bêtes et leur faciès rouge et grimaçant n’inspirait pas une vocation de guerrier chez leurs victimes. Les descendants d’oiseaux s’étaient certes beaucoup renforcés depuis l’arrivée de leurs déesses, mais c’était bien loin de suffire contre des monstres de plus d’un quintal chacun capable d’arracher un arbre quand l’envie leur en prenait. De plus, les monstres avaient une organisation digne d’un grand chef de guerre : ils fonçaient comme des brutes en hurlant et sans réfléchir aux dégâts collatéraux. Technique que certains trouveront douteuse, mais qui a très souvent fait ses preuves.
   Les déesses restèrent donc à l’écart alors que villages après villages se faisaient décimer. Les Avans firent de nombreux sacrifices à leurs divinités dans l’espoir d’obtenir de l’aide de leur part. Ca eut surtout le don de les agacer prodigieusement. Cependant, quand les plus jeunes vinrent se jeter volontairement sur les pieux sacrificiels plutôt que d’essayer de trouver un moyen de combattre, il fallut se rendre à l’évidence. Les Avans chercheraient jusqu’au bout à obtenir l’aide des deux Ffs plutôt que de faire travailler leur cervelle. Elles durent donc se résoudre à passer à l’action. C’était ça où voir leurs enfants se faire tuer jusqu’au dernier.
   Il fallut très peu de temps pour apprendre aux Avans comment tailler des lances, creuser des pièges et monter des défenses. Histoire de ne pas tout faire toutes seules, elles laissèrent les derniers villages se défendre seuls, mais en restant quand même à l’arrière, des fois que…
   Le simple fait de posséder des armes et des défenses et de savoir leurs déesses derrière eux donna des ailes aux petites bêtes et les gros singes souffrirent leur première défaite. L’allonge que les lances fournissaient aux Avans leur permit de tuer leurs adversaires sans même avoir à s’approcher des griffes. Dans ces cas-là, on a beau faire cinq fois le poids de sa victime, on fait quand même moins le malin. D’autant moins que jusque là, on n’était pas habitué à tomber dans des trous remplis de ronces à chaque fois qu’on marchait sur des tapis de feuilles. Et les différents pieux plantés sur le champ de bataille ralentissaient d’autant plus l’avancée des troupes alliées qu’on essayait de charger en hurlant sans y faire attention.
   Enfin bref, le ratio tués/pertes de cette dernière bataille rattrapa presque la moyenne jusqu’ici catastrophique des Avans. Les gros singes continuèrent donc leur avance destructrice, mais en faisant un gros détour pour ne plus tomber sur ces créatures des montagnes. Ils disparurent dans la forêt et on n’en entendit plus jamais parler.

   Bien sûr, les Avans voulurent faire la fête, mais l’humeur des deux Ffs gâcha un peu l’ambiance. Fane et Fani étaient particulièrement déçues d’avoir dû intervenir. Pire, elles avaient espéré que leurs fidèles essaieraient un minimum de se débrouiller, au lieu de quoi, ils n’avaient fait que pleurnicher pour obtenir de l’aide.
   Au milieu de leur petite fête, ils voulurent offrir un blessé de guerre en sacrifice. Fane les repoussa et obligea le blessé de guerre à se relever et à se tenir droit malgré ses blessures. La liesse s’arrêta aussitôt. Tous comprirent que quelque chose n’allait pas.
   Les Ffs se regardèrent :
   - Ils n’ont pas l’air d’avoir compris le problème.
   - Alors, on fait quoi ? On abandonne ?
   - Pas encore. On va surtout les laisser se démerder. Je suggère de les laisser seuls et de voir de loin comment ils évoluent. Si ça ne va pas, nous interviendront pour les remettre sur la voie.
   - Ca me va.
   Fani ramassa alors une lance et s’approcha du blessé de guerre qui ne comprenait toujours pas pourquoi on refusait son sacrifice. Se penchant, la Ff remis la lance entre les mains de la créature, puis elle se releva et, accompagnée de Fane, elle tourna le dos aux petites créatures et s’éloigna.
   Les Avans restèrent un moment interdits. Puis celui qui tenait la lance comprit qu’il venait de recevoir la charge de mener son peuple. Il fit face à ses confrères, leva bien haut la lance et poussa un cri qui ne voulait pas dire grand-chose, mais dont tous comprirent le sens général. Chacun et chacune allèrent ramasser une lance, la brandirent et reprirent le cri.
   Les dieux étaient partis, mais ils avaient laissé un message fort qui serait passé de génération en génération.

*****

   Pendant plusieurs siècles, les shamans relayèrent les volontés de la double déesse. Les Avans avaient compris sans difficulté que le départ de leurs protecteurs était dû au manque d’efficacité contre l’envahisseur. Le message se répandit comme quoi la déesse ne reviendrait que lorsque son peuple serait digne d’elle (ou d’elles, les Avans étaient de moins en moins sûrs).
   On instaura une armée entièrement équipée de lance. Au cas où, tout le monde devait pouvoir manier cette arme. On érigea des clôtures tout autour des villages. Et tant qu’à faire, on chercha de nouveaux moyens de défense, histoire de ne plus se laisser surprendre.

   Plusieurs siècles passèrent. Puis un beau jour, des éclaireurs rapportèrent qu’un groupe de créatures semblables à des singes venait de s’installer au pied des montagnes. Ce fut le branle-bas de combat. Chaque citoyen se vit confier sa lance, on posa de nombreux pièges à travers les montagnes et on établit des tours de garde rigoureux. Mais à la surprise générale, l’attaque ne vint pas. De nombreux cycles passèrent, mais l’ennemi ne semblait pas pressé d’attaquer. Quand on demanda aux shamans ce qu’il fallait faire, ils durent avouer leur ignorance et les tribus ne purent que rester sur la défensive.

   De leur coté, Fane et Fani vivaient dans une grotte. Elles n’avaient pas besoin de sortir pour manger, aussi personne ne les avait jamais trouvées. Le moment de sortir pour voir comment ça se passait chez les Avans était toujours un grand moment. A part ça, il n’y avait vraiment rien à faire. Le bilan de cette sortie était très positif car elles avaient enfin décelé une différence majeure : l’arrivée de ces singes à la noix. Au premier regard, on constatait qu’il s’agissait d’une espèce parfaitement pacifique, mais ces crétins d’Avans se faisaient dessus dans leurs villages depuis maintenant plusieurs cycles. Il devint évident qu’il allait falloir intervenir.
   - Alors, on leur dit quoi ? On leur explique que tous les étrangers ne sont pas forcément dangereux et on leur détaille longuement comment reconnaître qui est pacifique et qui est agressif ?
   - Personnellement, je n’ai pas l’intention de retourner vivre parmi eux. Après ils vont encore se la couler douce…
   - Bien entendu, nul besoin d’en arriver là. On peut se trouver un quelconque shaman ou autre qui se promène loin du village et lui transmettre l’explication.
   - Oui, mais dans ce cas-là, oublie les explications compliquées. Ils viennent à peine d’apprendre comment faire des nœuds.
   - Alors on leur donne une explication simple. Genre : « Ceux-là sont gentils, c’est pas la peine d’avoir peur ».
   - Mouais…
   Les deux Ffs se regardèrent un instant. C’était une mauvaise idée, tout simplement parce que ça impliquait qu’à chaque nouvelle rencontre avec un peuple étranger, il faudrait rappeler aux Avans comment se comporter.
   - Bon, alors on leur donne un comportement global à adopter pour chaque rencontre. « Vous envoyez un ambassadeur. S’il revient en vie, tout va bien. S’il se fait tuer, vous les écrasez. »
   - L’idée n’est pas mauvaise, mais elle requiert d’envoyer un émissaire suicide.
   - Depuis quand ça t’embête ?
   - Le fait qu’un Avan se fasse tuer, je m’en fiche un peu, mais nous sommes censées être des déesses. Si on leur dit de sacrifier un des leurs pour savoir quoi faire, ils risquent de se demander si on est aussi intelligentes que ça.
   - A mon avis, tu les surestimes un peu trop…
   - Oui, mais dans le doute, je préfère leur donner des directives toutes simples et qui finissent toujours de la même façon.
   - Ah oui, je vois à quoi tu penses. Effectivement, c’est pas plus mal…

   Peu de temps après, un tout jeune Avan qui s’aventurait hors de son village pour s’assurer que les pièges étaient toujours opérationnels tomba sur Fani au détour d’un chemin rocailleux. Il eut aussitôt un geste de recul avant de reconnaître sa déesse. Il fallait dire que les Avans en étaient arrivés à l’âge où on commence à porter le pagne et que sur les représentations, la double déesse était généralement vêtue d’une longue robe, certes assez diaphane, mais d’une robe quand même. Aussi fut-il particulièrement surpris, non seulement de la rencontrer, mais aussi de constater qu’elle était nue.
   - Toi ! Tu feras autant l’affaire qu’un autre. Tu me comprends ?
   Intimidé par cette apparition divine et soudaine, le jeune mâle se contenta de hocher la tête.
   - Bon, alors ça ira. Ca fait maintenant un moment qu’un groupe de singes squatte la vallée. Ce ne sont que des animaux abrutis, mais ce sont quand même vos terres. Et ça ne vous fait rien ?
   Voyant qu’on attendait une réponse de sa part, l’Avan balbutia :
   - Ben si, c’est un peu agaçant. D’autant qu’ils n’attaquent même pas.
   - Bon, eh bien vous êtes des cons d’attendre. Il vous suffirait de charger et l’affaire serait réglée.
   - Oui, mais… Et s’ils sont trop forts ?
   - Aucun ennemi n’est trop fort. Si vous n’arrivez pas à les écraser, c’est vous qui êtes trop faibles. Revoyez votre stratégie, votre entrainement, votre armement. Et puis tant qu’on y est, une fois les montagnes nettoyées, vous pourrez aussi vous assurer que les alentours sont sécurisés, ça évitera d’autres mauvaises surprises. Tout bien compris ? Je peux partir ?
   Dans un élan de témérité, le mâle, chez qui il subsistait quand même quelques doutes, demanda :
   - Mais n’êtes-vous pas une déesse double ? Et pourquoi n’êtes-vous pas vêtue ?
   - Oh. Je ne suis que la moitié.
   - L’autre moitié, c’est moi.
Le jeune Avan sursauta en poussant un cri. Cette dernière réplique venait d’être susurrée par Fane qui s’était glissée sans un bruit derrière lui.
   Elles étaient vraiment parfaitement identiques ! Et elles avaient aussi quelque chose dans le regard d’assez flippant. Le mâle regretta aussitôt ses questions.
   - Pourquoi ne sommes-nous pas vêtues ? Petite créature ignorante, nous sommes des déesses. Que nous importent les parures…
   Et sur un dernier ricanement, le double être divin s’en alla sur le chemin. L’Avan fut particulièrement rassuré de son départ. En plus, le bleu n’était pas naturel comme couleur de peau.

   Comme l’intervention d’un couple de déesses n’avait pas lieu tous les siècles, le prophète décida d’y mettre les formes. Voilà pourquoi, paré d’une couverture ridicule en guise de manteau et brandissant haut la lance, il s’adressa à son village en ces termes (traduction approximative) :
   - Oyez ma rencontre avec la double déesse ! J’estois sorti pour m’occuper de la maintenance des pièges quand j’aperçus un buisson qui s’embrasa soudainement. Je compris qu’il se passait quelque chose de miraculeux, car le buisson ne se consumait pas. J’en vois parmi vous qui doutent. Vous pourrez aller le voir. Le buisson est toujours au même endroit et, malgré les flammes que j’ai vues le dévorer, il est toujours intact !
Petite pause pour laisser la foule exprimer son admiration.
   - Mais cela n’est rien. Car juste après, la déesse elle-même m’est apparue ! D’une beauté éblouissante (quoi qu’un peu trop bleue à mon goût) et d’une froideur toute martiale, elle s’est mise à me parler.
   - Eh, mon cul ! La déesse, elle est double !
   - Avan de peu de foi ! Ecoute donc avant de juger ! Ainsi, disais-je, m’a-t-elle parlé : « Oh toi, Avan parmi les Avans, tu as été choisi tout spécialement pour nous servir de messager. » Bien entendu, cette présence ne pouvait qu’inspirer la dévotion sans limite, mais je me souvins que la déesse était double. Aussitôt, et sans que j’eusse à ouvrir la bouche, la déesse ressentit mon doute et parla : « Je ne suis que moitié ! ». Et de derrière moi parvint exactement la même voix : « Je complète cette moitié ! ». Me retournant, je vis alors exactement la même déesse, toute aussi merveilleuse et toute aussi menaçante. Je me rendis compte qu’il m’était impossible de contempler la déesse dans son ensemble. Un simple mortel ne peut observer qu’une moitié à la fois…
   Un silence révérencieux plana sur le village. Au bout d’un moment, quelqu’un demanda :
   - Et qu’a-t-elle dit ?
   - Hein ? Euh…
   Le prophète tâcha de se souvenir des paroles à transmettre :
   - Elle a dit… Euh… Ah oui ! Les singes au pied de nos montagnes sont une insulte à notre existence ! Nous devons les écraser et écraser de même quiconque les suivra ! Et tant qu’on y est, empêchons tout ennemi d’approcher nos montagnes en étendant nos villages à la jungle.
   Le peuple sembla un peu moins chaud. Une Avan fort âgée exprima alors le doute de chacun :
   - Et s’ils sont trop forts pour nous ?
   - Personne n’est trop fort pour nous ! Si nous subissons une défaite, c’est que nous n’étions pas assez prêts ! A nous d’être forts, entrainés et équipés ! De toute façon, pour les singes, la déesse m’a dit que ce serait du gâteau…
   - Hein ?
   - Ah oui, pardon. Elle a dit : « Les singes infidèles vous écraserez sans la moindre difficulté ! »
   Aussitôt, le village retrouva son courage. Le prophète fit le tour des villages et répéta ces paroles, à quelques modifications près. Il fut remplacé par quelqu’un d’autre le jour où il se prit un piège anti-singe qu’il n’avait pas remarqué, mais son sacrifice devint connu dans toute la montagne et il fut révéré pendant plusieurs millénaires.
   Comme prévu, les malheureux singes se firent mettre en pièces et les seules pertes Avans furent dues à de mauvaises manipulations des lances. Le peuple y vit la preuve ultime que la déesse double avait bien parlé au prophète.
   Fane et Fani se félicitèrent de leur action et les Avans repoussèrent non seulement de nombreux envahisseurs, mais ils envahirent eux-mêmes de nouveaux territoires jusque là pacifiques.
   Le seul problème de l’affaire fut une petite division parmi les croyants concernant la tenue de la double déesse. Certains prétendaient que sa robe était rouge sang, tandis que d’autres croyaient dur comme fer qu’elle était d’un blanc immaculé. Bien sûr, le prophète avait été interrogé à ce sujet de son vivant, mais il avait alors bafouillé en affirmant que la prestance naturelle de la déesse faisait qu’on ignorait tout à fait son accoutrement quand on était en sa présence. Par contre, il confirma qu’elle avait la peau bleue.

   A nouveau, les millénaires passèrent. Rares furent les moments où Fane et Fani durent intervenir. Une fois, il fallut instaurer des commandements divins du genre « Tu ne frapperas pas un autre Avan pour des conneries et tu éviteras de tromper ton ou ta compagne parce que ça fout la merde avec la belle famille. » La société Avan n’en ressortit que plus stable.
   Une autre fois, on découvrit une source tout ce qu’il y a de plus minable, mais les déesses s’amusèrent à la faire passer pour une source sacrée. Il leur fut très amusant de constater combien de pèlerins continuaient à venir boire cette eau boueuse et dégueulasse de nombreux siècles après.
   Troisième intervention quand il devint évident que le culte était devenu corrompu jusqu’à la moelle et que plus personne ne croyait en la déesse double. Un joyeux massacre du clergé remit le peuple de bonne humeur et très fervent.
   A part ça, les Avans surent se débrouiller sans problème face aux trois grandes pestes, face au tremblement de terre de deux siècles qui modifia fondamentalement l’aspect des montagnes, face aux guerres fratricides entre le culte de la Robe Rouge et la division de l’Apparat Immaculé et même contre les terribles bêtes sodomites qui firent des ravages peu après le scandale des shamans homosexuels. Et encore heureux qu’ils se débrouillèrent, parce que ni Fane, ni Fani n’auraient pu les aider…
   Par contre, vint un jour le moment où l’aide des déesses devint essentielle.

*****

   Tout commença un jour où Fane et Fani sortaient de leur grotte après deux bons millénaires à s’ennuyer ferme, pour voir ce qu’il advenait de leur race fétiche. Or justement les Avans étaient en train de festoyer pour célébrer le 221ème anniversaire de la grande victoire contre les dangereuses boules à fourrure de vingt centimètres de haut qui avaient été entièrement éradiquées pour faute de s’être tenues sur le territoire d’expansion de la nation de la double déesse. Comme d’habitude, nos deux Ffs observèrent le village à distance et purent voir les festivités. Tout semblait bien se passer, mais par acquis de conscience et parce qu’après ça il fallait retourner dans la grotte, elles restèrent un instant à regarder la fête.
   Les célébrations Avans étaient très sympathiques. Elles se déroulaient durant la première moitié de la phase où on était censé dormir, sauf qu’au lieu de dormir, on chantait, dansait et buvait des alcools dont quelques gouttes auraient assommé un rhinocéros. Tout ça autour d’un grand feu de joie dans lequel on jetait parfois les derniers prisonniers de guerre. La dernière guerre remontant à quarante-cinq cycles, ce ne fut malheureusement pas le cas cette fois-ci.
   Tout ça étant très amusant pour les participants, mais un peu lassants pour les spectateurs, Fane détourna un moment le regard pour observer l’horizon. Elle ramena son attention sur le village quand Fani poussa une exclamation d’étonnement.
   - Quoi donc ?
   - Regarde ces enfants qui sautent !
   En effet, quelques gamins avaient été autorisés à veiller et jouaient dans leur coin. Rien de bien étonnant. Les gosses s’amusaient à faire un concours de saut et Fane dut admettre qu’ils étaient sacrément bons. Elle comprit alors la surprise de sa compagne.
   - Effectivement, ils ont appris à sauter un peu haut en deux millénaires. Ils ne me donnent pas l’impression d’avoir particulièrement développé leurs jambes.
   - A moi non plus. On devrait surveiller ça.
   Ainsi fut-il fait. Néanmoins, une observation minutieuse n’apporta aucun renseignement intéressant. On voyait bien que les Avans sautaient plus haut et plus loin et qu’ils courraient plus vite, mais ils ne semblaient pas pour autant avoir découvert une méthode quelconque pour y parvenir. Néanmoins, la chose était plutôt positive, aussi les deux Ffs décidèrent de ne pas s’en inquiéter et de voir comment évoluerait la situation dans quelques millénaires.

   Elle évolua mal. A la sortie suivante, Fane et Fani découvrirent que leurs « enfants » parcouraient maintenant de longues distances en un bond. Et ils n’avaient toujours pas développé des jambes de kangourous. C’était un curieux spectacle que de voir ces créatures un peu faiblardes quand même, qui volaient presque pour voyager.
   Fani eut alors l’idée d’essayer de sauter, elle aussi. Il lui fallut un petit moment avant de redescendre. Fane lui demanda :
   - Alors ?
   - Ben, je n’ai jamais eu l’habitude de sauter beaucoup, mais je trouve quand même que j’ai un peu le vertige quand je suis tout là-haut. Je ne crois pas que ça m’ait jamais fait ça.
   Elles réfléchirent alors à ce qui pouvait bien provoquer ce curieux phénomène. Ce n’était sûrement pas les Avans si elles aussi étaient touchées.
   C’est alors qu’un groupe de cinq d’entre eux atterrit non loin. Les petites créatures fixèrent les femelles d’un air hébété.
   - Ah oui, je n’avais pas pensé qu’on risquait de me voir si je sautais aussi haut…
   Bientôt, le lieu regorgea d’Avans stupéfaits. Certains se prosternaient. D’autres regrettaient que l’appareil photo n’ait pas encore été inventé. Mais aucun n’osa adresser la parole à la double déesse dont les deux moitiés se regardèrent :
   - Bon. On leur dit quoi ?
   - C’est toi qui a sauté, démerde-toi.
   - Ils nous regardent bizarrement. On devrait peut-être avoir l’air un peu plus divin.
   Elles prirent alors leur air le plus divin possible et Fani s’adressa à la petite foule :
   - L’heure du jugement est venu. Votre peuple existe déjà depuis, euh… On va dire cinq cents millions de cycles et c’était le temps que nous vous avions alloué pour que vous deveniez le peuple parfait. Je suis donc de retour pour vérifier si vous êtes le peuple espéré.
   Les Avans retinrent leur souffle.
   - Mon autre moitié vous confirmera mes paroles.
   - Je confirme les paroles de mon autre moitié.
   Et sans attendre de réponse, les deux déesses se dirigèrent vers le village. Elles firent bien attention de marcher sans décoller. Tant qu’on ne savait pas ce qu’il se passait, mieux valait rester prudent.
   En chemin, Fane chuchota :
   - Joli discours. J’aurais fait le même…
   - Je sais.
   Les Avans les suivirent, plein de déférence.

   Sous couvert d’inspecter la civilisation Avan, la double déesse put enquêter sur les curieuses performances athlétiques de chacun. Au début, le clergé fit un peu la gueule en comprenant que le peuple ne se tournerait plus vers lui, mais directement vers les déesses quand il s’agirait de faire des offrandes et de prier. Mais la déesse devant « juger l’espèce », elle était fort occupée et le clergé retrouva bien vite son pouvoir.
   Après quelques siècles d’observation méticuleuse, il devint évident que chaque génération sautait un peu plus haut et un peu plus loin que la précédente. Et la capacité musculaire ne s’accroissait pas. Au contraire, elle avait même tendance à décroître. Il fallut un long moment aux deux femelles Ffs pour comprendre que ces prouesses n’étaient dues ni à une évolution de l’espèce, ni à une particularité des montagnes. Il n’y avait qu’une explication possible : le sol attirait de moins en moins. Si les choses continuaient ainsi, en moins d’un million d’années, le sol n’attirerait plus du tout.
   Quand Fane et Fani comprirent enfin ce que ça impliquait, elles levèrent toutes deux la tête. Le ciel orangé leur semblait fort peu invitant. Probablement pouvait-on tomber jusqu’à l’infini. Et vu que la chaleur semblait venir d’en haut, il était même possible d’y finir rôti. Cette idée sembla particulièrement désagréable à nos deux déesses, pour qui la perspective de rôtir éternellement était moyennement attirante.
   - Si on reste dans la grotte, ça devrait aller.
   - Tu te vois vivre le reste de l’éternité dans une grotte ?
   - Je m’y vois toujours mieux qu’en chute libre.
   - Les arbres sont robustes, ils devraient tenir, même à l’envers.
   - Et il suffira d’un seul faux pas pour lâcher la branche et tomber.
   - Alors nous trouverons quelque chose ! On est des déesses, oui ou non ?
   - Jusqu’à un certain point…

   Ces considérations finies, les Ffs décidèrent que rien n’était sûr. Peut-être que tout redeviendrait normal en quelques millénaires. Néanmoins, il convenait de retourner au plus vite vivre dans la grotte, au cas où.
   Mais ce faisant, les Avans étaient laissés seuls. Voilà pourquoi, avant de plier bagage, la double déesse s’adressa aux petites créatures en leur racontant qu’elles n’avaient pas été jugées assez parfaites, mais qu’elles étaient sur la bonne voie. Par conséquent, le test de perfection était repoussé à quelques millénaires plus tard et qu’en attendant, il fallait à tout prix rester au sol ! C’était la principale condition pour être parfait : rester au sol.
   - Alors éviter de trop sauter, et si un jour vous commencez à tomber, construisez des maisons plus solides. Au revoir !
   Et les deux femelles laissèrent leur peuple sur ce bon conseil.

   Forcément, quelques millénaires plus tard, le sol n’attirait plus du tout. La gravité disparut si lentement que même Fane et Fani ne se rendirent pas compte qu’il était anormal de se déplacer en flottant. Ce fut au moment de sortir de la grotte qu’elles se souvinrent du risque de tomber. La gravité avait complètement disparu. On avait l’impression de voler et la Chute ne semblait pas être un risque. Néanmoins, les deux Ffs se rappelèrent que si le sol attirait de moins en moins, il allait peut-être finir par repousser. Et là, ceux qui seraient en l’air ne regagneraient plus jamais la terre ferme.
   Elles décidèrent donc de sortir, mais en restant cramponnées au sol. Ce n’était pas bien difficile. Les montagnes regorgeaient de touffes d’herbe et de rocaille suffisamment ancrée dans le sol.
   A peine sorties, néanmoins, elles repérèrent plusieurs créatures qui volaient, ou plutôt qui flottaient. Elles étaient un peu loin, mais on aurait dit des Avans.
   - Qu’est-ce que ces abrutis foutent là-haut ?
   - Peut-être qu’ils ont lâché et qu’ils n’arrivent plus à redescendre. Cherchons un village pour nous renseigner.

   Pour le coup, le passage au village eut sur elles l’effet d’une douche froide. Les Avans décollaient et se laisser flotter comme si de rien n’était. De nouveau, l’arrivée de la double déesse attira du monde, mais la dévotion était nettement moins au rendez-vous. Un groupe de jeunes Avans parlèrent entre eux sans même avoir la déférence de s’adresser à leur déesse.
   - Tu vois ? Je te disais qu’elles existaient !
   - Mince, c’est ma mère qui ne va pas le croire.
   - La vache ! Elles passent une fois tous les trois ou quatre millénaires, et c’est pour notre pomme. Je vous dis pas la biture qu’on va se foutre ce soir !
   - La prêtresse va faire la gueule quand elle va savoir que la déesse se trimballe à poil.
   Agacée, Fane interrompit le dialogue :
   - Bon, ça suffit ! Qu’est-ce que vous faites là ? Pourquoi ne restez-vous pas au sol comme il vous l’a été demandé ?
   - Olah ! Pas sympa, la déesse ! Du calme, hein !
   Avant que les Ffs ne débutent un massacre, une jeune Avan en robe de cérémonie nouée aux chevilles pour l’empêcher de flotter arriva du plus vite qu’elle pouvait en s’agrippant au sol par les mains.
   - Ca suffit ! Respectez notre protectrice ! D’abord, vous n’avez rien à faire là ! Tirez-vous !
   Le groupe de jeunes s’éloigna en ricanant, mais Fane remarqua qu’ils restaient à porté de vue pour ne pas rater le spectacle.
   - Je suis vraiment confuse. J’ai tout fait pour arriver avant eux, mais c’est un peu compliqué en restant au sol.
Les deux Ffs détectèrent une nuance de reproche dans ces paroles. Néanmoins, elles ne relevèrent pas.
   - Vous êtes revenues pour nous juger ?
   - En fait, on est surtout revenu pour voir si vous restiez bien au sol comme on vous l’avait demandé. Qu’est-ce que ces petits cons foutaient en l’air ?
   - Hélas, j’ai bien peur que la religion ne soit plus ce qu’elle était. Mais allons plutôt au temple. Nous y serons plus à l’aise.
   Aucune des deux Ffs ne refusa. Il était vrai que tenir sans cesse le sol faisait un peu mal aux mains.

   Sur le chemin, la prêtresse expliqua plus en détail le problème :
   - Cela fait de nombreuses générations que certains ont cessé d’écouter la déesse. Rester au sol est très pénible et, bien que je ne critique pas la déesse, je dois dire que jour après jour, la tentation est lourde de lâcher prise pour découvrir ce que ça fait de flotter. Et tous ceux qui essayent un jour finissent par ne même plus essayer de rester au sol. On trouve en altitude beaucoup d’animaux qui n’arrivent pas à fuir, le déplacement ne dépend que du souffle et ne fatigue pas les muscles… Enfin, je dis ça, mais je n’ai pas essayé, hein !
   Fane et Fani se regardèrent. Les Avans avaient donc décidé de n’en faire qu’à leur tête.
   - Il reste beaucoup de monde qui nous obéit ?
   - Plus qu’on ne pourrait croire. Le clergé est très efficace dans sa façon de transmettre la parole de la déesse. Cependant, à peu près quatre cinquièmes de la population préfère damner le peuple plutôt que des respecter les règles.
   Le reste du trajet se fit dans le silence. Si un cinquième de la population faisait bien attention à rester au sol, alors le peuple Avan survivrait. Cependant, il ne fallait pas que ce cinquième change d’opinion avec le temps.
   Brusquement, Fane remarqua qu’un des jeunes du groupe de vauriens s’était laissé flotter en dessous et hélait ses amis :
   - Eh, les mecs ! Venez voir par en-dessous, ça vaut le détour !
   Serrant la mâchoire, elle se tourna vers Fani :
   - Je ne sais pas pour toi, mais moi, je ne serais pas contre une petite purification ethnique…

   Au village, la déesse se fit tutoyer sans complexe par la majorité des passants. Certains semblaient heureux de la voir, d’autres juste curieux. Ces derniers étaient quasiment tous des Avans flottants. La prêtresse expliqua que pour être plus attrayante, la religion avait un peu changé. La déesse était donc plutôt vue comme une amie protectrice que comme une véritable déesse. Les Ffs doutèrent qu’il serait plus facile de se faire obéir dans ces conditions.

   Après avoir fait le tour des villages et fait de longs laïus à des foules malpolies et souvent flottantes, la double déesse décida de se retirer à nouveau.
   - Tu les as sentis convaincus, toi ?
   - Bof. De toute façon, pour les crétins qui flottent, c’était râpé d’avance, mais pour les rares encore fidèles, je pense que ça devrait les remotiver un petit moment. On ne devrait pas trop attendre avant de revenir leur parler…
   - Oui, je pense aussi. Et à ce propos, je suis moyennement tentée à l’idée de retourner dans la grotte. Si le sol nous repousse, on risque de ne plus jamais pouvoir en sortir.
   - Tout à fait d’accord. Je suggère donc d’aller vivre en forêt. Comme ça, on pourra toujours se déplacer de branches en branches s’il faut bouger. Et comme je sais déjà que tu es d’accord, je ne te demanderai pas ton avis.

*****

   Bien sûr, quand les Ffs ressortirent de la forêt pour gravir, ou plutôt descendre, les pentes de la montagne, le ciel était en bas, le sol en haut et on ne voyait plus aucun Avan flotter. Durant le temps passé dans la jungle, les Ffs avaient remis au point le concept de l’accrocheur. Néanmoins, rares étaient les pentes de la montagne à être suffisamment terreuses pour pouvoir correctement s’y accrocher. Ca ne facilita pas l’ascension et la protectrice des Avans eut droit à quelques sueurs froides.
Finalement, les deux Ffs atteignirent un village. Les Avans avaient installé des passerelles entre les huttes et des routes d’échelons pour sortir du village en ayant quelque chose à quoi s’accrocher.
   La déesse fut accueillie en héros :
   - Déesse double ! Vous êtes revenue nous sauver !
   - Vous sauver ? De quoi ?
   - Vous nous avez toujours protégés. Vous nous avez demandés de rester au sol afin de nous sauver. Ceux qui ne vous ont pas écoutés ont été punis et transformés. Nous vous sommes restés fidèles, maintenant, sauvez-nous de la Chute !
Une fois de plus, Fane et Fani se regardèrent. Le monde était tombé à l’envers, elles n’y pouvaient rien. Fani décida de se lancer :
   - Ecoutez, le monde est comme ça et il le restera. Vous êtes la race parfaite, adaptable à toutes les situations. Vous apprendrez à vivre à l’envers. D’ailleurs, ça fait déjà plusieurs siècles, non ?
   - La dernière intervention divine remonte à environ vingt mille ans…
   - Tout ça ? Ah ouais, on n’a pas trop vu le temps passer…
   - Mais maintenant que vous êtes là, vous allez tout améliorer, pas vrai ?
   - Attendez, vous avez réussi à survivre tout ce temps sans nous. On ne va pas non plus tout changer alors que vous vous débrouillez très bien.
   Un lourd silence tomba sur la passerelle.
   - J’ai dit une connerie ?
   Un vieux Avan s’avança :
   - Ce village est le dernier village Avan de toutes les montagnes. Notre population diminue de génération en génération. Nos habitations résistent de moins en moins à l’attraction du ciel et de nombreux foyers ont Chuté. C’est ainsi que nous finirons tous si vous ne continuez pas votre œuvre…
   Regard entre Ffs.
   - Bon, bah… On les aide ?

   Plusieurs siècles passèrent. Fane et Fani apprirent aux Avans à fabriquer et à utiliser des accrocheurs. Il fut très difficiles aux faibles créatures de s’y habituer et nombres d’entre elles Chutèrent encore. On renforça les maisons du mieux qu’on pu en creusant des fondations plus profondes et en utilisant des matériaux à la fois légers et solides.
De nombreuses fois, Fane et Fani aperçurent de curieuses créatures volantes au loin. Elles n’aimèrent pas ça. On aurait dit des vautours attendant leur repas. Quand elles interrogèrent les Avans à ce sujet, ils se contentèrent à chaque fois de grommeler ou de parler d’autre chose. Il était évident qu’ils parlaient de ces créatures entre eux, mais ils ne voulaient pas en parler à la double déesse.
   Finalement, il sembla que l’espèce Avan commençait lentement à repartir d’un bon pied.

   Forcément, c’est à ce moment que l’un des plus grands séismes jamais vu dans ces montagnes se déclencha. Ce fut une hécatombe. Même les plus solides bâtiments se détachèrent. De nombreux Avans essayèrent de s’agripper à une moitié de la déesse double. De peur d’être submergées, Fane et Fani durent fuir le village. Leur maîtrise de l’accrocheur leur permit de s’éloigner sans difficulté des malheureux qui les appelaient à l’aide.
   Dans les tremblements, elles les virent Chuter jusqu’au dernier. Pour s’abriter, elles retrouvèrent la grotte qu’elles avaient si souvent habitée. Mais les heures passèrent et le séisme ne sembla pas vouloir s’arrêter. Finalement, le plafond de la grotte lâcha prise dans un bruit de tonnerre et plusieurs tonnes de roche tombèrent vers le ciel orangé.
   Les deux Ffs durent se tenir au sol rocailleux. Au bout d’un long et pénible moment, le séisme s’arrêta. Chacune des deux femelles tâcha de ramper à l’envers. Leurs accrocheurs étaient restés plantés à l’entrée de la grotte et Fane réussit à les atteindre. Fani n’eut pas cette chance.
   Alors qu’elle assurait sa prise et qu’elle tentait d’avancer, le gros caillou auquel elle se tenait se détacha. Elle n’eut pas le temps d’agripper autre chose et chuta sous les yeux horrifiés de sa compagne.

   Le début de la Chute fut très éprouvant. Fani eut le temps de beaucoup penser à ce que serait une Chute infinie ou une rôtisserie éternelle. Par chance, ces pensées furent interrompues quand l’une des fameuses créatures volantes plongea telle Superman cherchant à rattraper Loïs. La bestiole attrapa le poignet de la Ff dans ses serres. La femelle eut à peine le temps de comprendre ce qui lui arrivait que la créature la ramenait déjà vers le sol.
   Une fois Fani bien accrochée à une paroi rocheuse, elle eut tout le loisir de détailler son sauveur. Elle fut horrifiée en découvrant qu’il s’agissait d’un Avan. Ou plutôt, un Avan amélioré. Celui-ci avait des ailes membraneuses qui lui avaient poussé sur le dos. A différents endroits, on pouvait constater que la peau se couvrait de petites plumes qui ne tarderaient sûrement pas à grandir en quelques générations. Fani se souvint alors que les Avans descendaient des oiseaux. Celui-ci avait commencé à le redevenir, les bras en plus.
   - Alors, déesse ? Votre œuvre s’achève ? Vous êtes contente de vous ?
   - Mais… Comment ?
   - Ces abrutis qui vous ont écoutés n’ont jamais voulu lâcher le sol. Ils ont refusé d’évoluer à cause de vous, et maintenant, ils sont tous morts.
   Malgré la situation difficile, Fani sentit un espoir rejaillir en elle.
   - Alors… Des Avans ont survécu ? Notre peuple existe toujours ?
   - Pas votre peuple, non… Nous sommes une nouvelle espèce et plus jamais nous ne vous écouterons. Nous vous voyons maintenant telle que vous êtes réellement : une créature quelconque qui a voulu jouer à ce qu’elle n’était pas. En guidant les Avans, vous avez entamé le processus qui a donné naissance à mon espèce, aussi ais-je décidé de vous sauver. Maintenant, nous sommes quittes, nous ne vous devons plus rien. Partez et ne vous avisez plus de guider une espèce vers sa perte !
   La créature lâcha le rocher, déploya ses ailes et s’éloigna. Fani resta un long moment anéantie, accrochée à son rocher. Finalement, Fane arriva avec ses accrocheurs, folle de joie.

8) Le Nouvel Empire

   Les cycles qui passèrent se déroulèrent dans une humeur un peu sombre. Forcément, la disparition des Avans était un échec retentissant pour les deux femelles. Mais en plus, les paroles de la créature volante avaient particulièrement remué Fani. Elle se sentait honteuse d’avoir joué la déesse, ou plutôt, elle se sentait honteuse qu’on lui ait si durement rappelé qu’elle n’en était pas une. Depuis sa rencontre avec Fane, elle avait été si sûre d’être une entité supérieure. Apparemment, Fane le pensait toujours. Néanmoins, les Ffs avaient vu que les autres espèces étaient capables d’évoluer, ce qui n’était pas leur cas, vu leur incapacité à se reproduire.
   Un jour, Fani en avisa sa compagne :
   - Dis voir, ne t’es-tu jamais demandée pourquoi nous étions toutes deux femelles ?
   Interloquée par cette question soudaine, Fane prit son temps pour réfléchir à la question.
   - Disons que oui, un peu. Enfin, je constate que chez les autres espèces, il y a aussi des mâles, mais franchement, nous sommes si différentes des autres espèces. Nous ne sommes que deux, parfaitement identiques, physiquement très différentes des singes, des oiseaux et des limaces, sans oublier que nous sommes largement plus intelligentes.
   Justement, ce dernier point titillait l’immortelle.
   - Oui. Mais les autres espèces évoluent. Qui te dis qu’un jour, elles ne nous auront pas dépassé intellectuellement ?
   Fane réfléchit un instant à la question, puis répondit :
   - Si vraiment cela arrive un jour, il nous restera notre invincibilité. Nous sommes là pour traquer l’être en armure et quiconque nous a donné cette mission nous a attribué ce qu’il jugeait suffisant d’intelligence pour parvenir à cette fin. De toute façon, qui te dit que notre intelligence n’évolue pas ? La vie éternelle nous permet d’accumuler une infinité d’expériences, donc de savoir. Je pense que si des primates commencent un jour à nous rattraper, nous aurons toute la science nécessaire pour creuser l’écart.
   Fani ne répondit pas. Elle s’attendait d’autant plus à cette réponse que c’était ce qu’elle croyait intimement. Mais quand même, le manque de défis et de danger ne risquait-il pas de faire des deux Ffs des individus passifs ?
   Ne trouvant aucune réponse à ces questions, Fani laissa tomber et les millénaires s’égrainèrent à nouveau alors que les compagnes parcouraient ce monde inversé, usant de nombreux accrocheurs.

   Au cours de leurs voyages, Fane et Fani avaient plusieurs fois fait le test de marquer un lieu de façon indélébile, comme une profonde gravure dans de la roche, puis d’avancer dans une même direction sans jamais tourner. Ca n’avait pas souvent marché, mais plus d’une fois, elles s’étaient retrouvées à leur point de départ. De ce phénomène, elles avaient déduit que le monde se répétait. Le changement de gravité n’avait rien changé à l’affaire.
   Et pourtant, un beau jour, elles se crurent arrivées au bout du monde. Devant elles, il n’y avait plus rien. Le sol disparaissait en une gigantesque falaise inversée. Des nuages flottaient au milieu du vide. Le spectacle était d’autant plus impressionnant que depuis que le monde s’était retourné, on ne voyait plus aucun nuage dans le ciel orange.
   Histoire d’être sûre, les Ffs décidèrent de longer cette « fin du monde ». Elles furent fort déçues de se retrouver très vite à leur point de départ. Il ne s’agissait apparemment que d’un gigantesque trou. Les nuages empêchaient juste de voir l’autre coté. Mais le phénomène relevait quand même du jamais vu.
   - Alors ?
   - Bah, on monte voir bien sûr !
   L’utilisation des accrocheurs facilita grandement la montée dans le gouffre, mais les deux Ffs firent quand même très attention. C’était une chose de lâcher prise dans la jungle. Après deux ou trois rebonds, quelques côtes, un bras et les deux jambes cassées, on finissait toujours par s’accrocher à une branche, on attendait quelques secondes que les fractures guérissent et on remontait au sol en grimpant à l’arbre. Alors qu’en montant une paroi parfaitement verticale, à quelques variations près, on avait toutes les chances de Chuter définitivement si on lâchait prise. Quelques mottes de terre illustrèrent obligeamment ces propos, et c’est donc avec toute les précautions nécessaires, et même bien plus, que Fane et Fani atteignirent le point où le sol revenait à peu près à l’horizontal. Et une fois là, elles eurent une vue parfaitement dégagée sur ce qui occupait le fond du gouffre.

   Déjà un si gros trou dans le paysage n’était pas chose courante. Mais une aussi énorme ville, ça tenait généralement de l’hallucination pure et simple. Sauf qu’ici, ce n’était pas le cas. Une ville aux proportions dantesques avait été construite. Les habitations étaient de forme sphérique et étaient réparties dans l’espace. De grands piliers et de nombreuses tubulures aidaient à consolider l’ensemble. Un grand nombre de plantes avaient poussées et des rideaux de feuilles recouvraient les maisons, leur donnant l’apparence de gros fruits.
   La première réaction de Fane et Fani fut de se demander comment une telle masse pouvait tenir au fond de ce ravin sans tomber. Puis elles remarquèrent que les habitations étaient d’une étrange couleur grise réfléchissante. L’effet esthétique était très bien, mais aucune des deux Ffs n’avait le moindre souvenir d’un tel matériau.
   Et puis comment les habitants se déplaçaient-ils de bâtiments en bâtiments ? Il ne semblait pas y avoir de route ou de promenade reliant les coins à visiter. C’est alors qu’une étrange bestiole vint leur bourdonner autour. On n’aurait pas cru que la créature était vivante, pourtant, elle volait et se déplaçait sans faire le moindre mouvement. La chose tourna autour des femelles suspendues un petit moment. Du coup, elles purent voir que la chose était faite du même matériau que les habitations. De plus, elle était grande comme trois Ffs, ce qui lui aurait permis de les dévorer en deux bouchées si la chose avait eu une bouche. Par contre, elle faisait un bruit d’enfer et nos deux compagnes furent bien contentes quand l’engin repartit vers la ville, probablement pour avertir de l’intrusion.
   Fort peu à l’aise au dessus du vide, Fane et Fani décidèrent de discuter de tout ça plus tard, par exemple quand elles auraient du solide sous les pieds, et continuèrent leur progression vers la ville. Trois autres engins volants se manifestèrent, mais restèrent à l’écart, comme pour les surveiller du coin de l’œil. Finalement, arriva ce qui devait arriver, la terre meuble fut remplacée par du métal dans lequel il fut absolument impossible d’enfoncer un accrocheur. Les engins bourdonnants ne semblant guère pressés de les aider, les Ffs décidèrent de faire le tour dans l’espoir de trouver un chemin plus praticable. Finalement, elles trouvèrent ce qu’elles cherchaient. Une grande surface métallique plane débordait un peu du bord de la ville, ce qui permit à Fane et Fani de se positionner juste au dessus. Une courte chute et le temps pour les os de se ressouder plus tard, elles s’aperçurent qu’elles avaient atterri très précisément sur une piste d’atterrissage. De nombreux engins volants y étaient fixés et les trois appareils qui les suivaient s’empressaient déjà d’atterrir non loin.
   Plusieurs ouvriers en tenue de travail relevèrent la tête et considérèrent les deux étrangères d’un air stupéfait. Les appareils de surveillance qui venaient de se poser s’ouvrirent en deux et deux soldats sortirent de chacun. L’habit militaire était bleu, mais je suis sûr que vous vous en foutez. Vous voulez surtout savoir à quoi ressemblent ces créatures, non ?

   Ce fut Fane qui parla la première :
   - Des Avans volants !
   Fani la reprit :
   - Non, leurs descendants, une autre espèce.
   Effectivement, l’œil aguerri de nos deux exploratrices avait reconnu des descendants des Avans. Depuis la dernière fois, ils avaient encore évolué. Ils se tenaient plus droit et faisaient presque la taille des Ffs. Leur trompe osseuse reprenait peu à peu la forme d’un bec et surtout, leur corps était maintenant entièrement recouvert de plumes multicolores.
   Fane ne put s’empêcher d’éprouver un moment de fierté devant les splendides créatures qu’étaient devenus leurs enfants. Fani fut un peu moins positive. Quand les soldats sortirent des armes de technologie douloureusement supérieure et les interrogèrent dans une langue qui n’avait plus qu’un très lointain rapport avec les baragouinages des Avans, elle se tourna vers sa compagne et lui murmura :
   - Tu vois, quand je te parlais du jour où une espèce vivante parviendrait à nous dépasser ? Eh bien, je crois que ce jour est arrivé.

   Comme on ne savait pas quoi faire d’elles, on emporta les deux étrangères jusqu’à un bâtiment qui servait tout vraisemblablement de prison. Sur le chemin, elles purent observer la ville plus en détail à travers la verrière fumée de l’appareil volant. Tout autour, des créatures volaient de maisons en maisons, vaquaient à leurs occupations ou regardaient d’un air curieux le passage des engins militaires. Sans surprise, la prison ressemblait à tous les autres bâtiments, c'est-à-dire à une grosse sphère de métal recouverte de plantes. L’intérieur était plus grand qu’on ne l’aurait dit. Détail curieux : les portes allaient du sol jusqu’au plafond, comme si on avait construit le bâtiment pour pouvoir être utilisé même s’il se retournait.
   Les gardiens essayèrent d’abord de séparer les prisonnières, mais devant leurs vives protestations, ils se résolurent à les mettre dans la même cellule. Là, elles purent enfin discuter.
   - Bon, c’est toi qui disais que nous étions suffisamment intelligentes pour les dépasser à nouveau. On fait quoi maintenant ?
   - Cette question ! On attend. Ils ne vont pas nous laisser là-dedans ad vitam eternam.
   - Certes, mais je préférerais être sortie de là avant que la ville entière ne se détache et plonge vers le néant.
   - Au fait, tu as vu leurs trucs volants ?
   - J’aurais eu beaucoup de mal à ne pas les voir.
   - Tu as vu que la seul partie qui bougeait, c’était l’hélice en-dessous ?
   - Oui, et alors ?
   - Alors, cette capacité à voler doit venir de là, non ?
   - En effet, mais je pense que, comme moi, tu connais le principe de l’hélice. Placée en dessous et tournant dans ce sens, ces engins devraient accélérer vers le bas.
   - Oh, mais je pense que c’est ce qu’ils font.
   - Tu crois qu’ils luttent contre une autre force qui les attirerait vers le haut ?
   - C’est la solution la plus probable. Et ça expliquerait pourquoi cette ville, pourtant d’apparence sacrément lourde, tient au plafond.
   - Ils ont donc bien découvert quelque chose que nous ignorions. C’est bizarre, mais tout ça me rappelle quelque chose, même si je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
   - C’est pareil pour moi. Enfin, j’imagine qu’il va falloir qu’on apprenne leur langage. Une fois qu’ils auront vu qu’on est gentilles, ils nous laisseront partir. Avec un peu de chance, ils nous expliqueront même comment marche leur technologie.
   Fani soupira.
   - C’est fort probable, en effet.

   Après un huitième de cycle, les prisonnières reçurent leur première visite. La double porte au fond du couloir des cellules s’ouvrit enfin et les deux comprirent alors pourquoi les portes allaient du sol au plafond. L’individu qui entra marchait tranquillement au plafond, la tête vers le bas.
   Le visage de Fane et Fani se figea, passant très lentement de la stupeur à la haine. L’être de métal qui les détaillait n’était autre que l’Imperator. L’armure était reconnaissable entre mille. Deux hommes-oiseaux le suivaient au sol. Il s’entretint un instant avec eux, les interrogeant, puis leur donnant des directives. Les deux Ffs ne comprirent rien à l’échange, mais elles prirent sur elles pour ne pas se ruer contre les barreaux en hurlant. Ca n’aurait sûrement pas aidé leur situation.
   Elles patientèrent donc du mieux que possible. Finalement, l’armure s’en alla. Les Ffs n’eurent aucun besoin de se regarder pour savoir qu’elles n’avaient plus tellement envie de quitter la ville. Après tout, il s’y trouvait quelqu’un avec qui elles mouraient d’envie de s’expliquer en tête à tête.

   Les jours suivants, elles eurent plusieurs fois la visite d’un spécialiste qui s’appliqua pour leur faire apprendre la langue locale. A chaque fois qu’elles voulurent poser des questions, il répondit qu’il était juste là pour leur apprendre à s’exprimer, pas pour les interroger ou les renseigner.
   En fait, l'expression s’appuyait beaucoup sur le langage Avan pour toute la grammaire, aussi le spécialiste fut-il impressionné de voir les détenues apprendre aussi vite. Le jour où il les estima prêtes, elles reçurent la visite d’un officier plus pressé de leur poser des questions que de les informer. Celui-ci s’installa sur une chaise qu’il plaça devant la cellule.
   - Avant toute chose, j’ai besoin de savoir qui vous êtes et ce que vous êtes venues faire ici.
   Fane et Fani décidèrent de jouer la carte de la franchise :
   - Je suis Fani.
   - Moi, c’est Fane. Nous sommes des exploratrices. Nous voyageons de par le monde sans véritable but.
   Si cette réponse rassura l’officier, il ne le montra pas.
   - Mais qu’êtes-vous exactement ? Je n’ai jamais vu d’être tel que vous et c’est aussi le cas pour tous nos scientifiques.
   - Eh bien, il va nous être difficile de répondre, vu que nous n’en savons rien non plus. Pour ce que nous avons pu en voir jusqu’à présent, nous sommes les seuls représentants de notre espèce.
   - Ce que vous me racontez est parfaitement impossible. D’où venez-vous si vous n’avez jamais vu d'autres Ffs ?
   Fane se souvint que c’est ainsi qu’elle avait nommé sa propre espèce quand le linguiste le lui avait demandée. L’officier avait donc été briefé.
   - Nous ne savons pas d’où nous venons. D’aussi loin que remontent nos souvenirs, nous avons toujours erré dans la jungle. Nous nous sommes rencontrées un jour et depuis, nous voyageons ensemble. C’est tout.
   - Ridicule ! Vous voulez dire que vous ne vous souvenez pas de vos parents ?
   Les deux Ffs se regardèrent, puis répondirent :
   - Bah non…
   Fani ajouta :
   - Mais il faut dire que nous sommes particulièrement vieilles. Je ne sais pas combien de temps vous vivez, mais nous avons connu plus de tremblements de terre que nous ne pourrions compter.
   L’officier sembla perplexe.
   - Vous vivriez donc plus que huit de nos générations ?
   - C’est une certitude. A vrai dire, nous pensons même être immortelles.
   A ces mots, l’oiseau éclata de rire.
   - D’accord, je crois que je commence à comprendre à qui nous avons à faire… Et j’imagine que vous avez des super pouvoirs, non ?
   - Non, mais nous pouvons prouver que nous sommes immortelles. Vous auriez un couteau, quelque chose qui coupe ?
   - Pas pour les détenus, j’en ai peur…
   - Bah, on va faire différemment alors.
   Et Fani se mordit puissamment le bras, arrachant un bon lambeau de chair. L’officier bondit debout en voyant les flots de sang qui arrosaient les murs de la cellule. Pour être honnête, le spectacle était franchement dégueulasse. Fani commença à mâcher pendant que Fane ricanait.
   - Ne vous inquiétez pas. Regardez plutôt.
   Tâchant de vaincre sa répulsion, le soldat regarda la plaie, ce qui lui permit de la voir se refermer à vitesse record. Non seulement ça, mais le bras se remplit à nouveau de chair, et bientôt, il ne resta aucune trace de la moindre blessure, à part le sang qui avait repeint la moitié des murs.
   Fani prit le temps d’avaler avant de reprendre :
   - Vous voyez ? C’est plutôt efficace. On ne connaît pas exactement la limite de cette régénération, mais vous comprendrez qu’on n’ait pas vraiment envie de tester. Néanmoins, je me souviens d’un jour où ma copine s’était pris un rocher sur la tête. Vous auriez dû voir ça, c’était immonde. J’ai vraiment cru que la tête ne repousserait pas. Eh bien si.
   - Et en plus, je m’en souviens parfaitement !
   L’officier eut besoin d’un peu de temps pour digérer l’information et se rassoir.
   - D’accord. Mais vous ne pouvez pas voler…
   Les femelles grimacèrent. Si l’officier posait la question, c’était pour s’assurer qu’il pourrait se débarrasser d’elles en les jetant dans le vide si elles se montraient trop rétives.
   - Non, mais rien ne dit que la Chute nous tuera.
   - En effet…
   Il eut quand même l’air soulagé.
   - Et alors, que comptez-vous faire maintenant ? Si on vous relâche, je veux dire.
   Fane fit semblant de réfléchir et répondit :
   - Je pense qu’on pourrait rester ici. De toute façon, nous avons le temps.
   - Ici ? Pour quoi faire ?
   - Comment ça « pourquoi faire » ? Mais pour y vivre, profiter des bienfaits de la civilisation. Durant nos longs voyages, jamais nous n’avions vu un tel endroit avant. Ce serait dommage de repartir aussi vite. D’autant que nous pouvons vous être fort utiles. On a toujours besoin d’un ou deux immortels.
   Le soldat sembla réfléchir à la question.
   - Ecoutez, cette décision ne dépend en aucun cas de moi. Je dois demander à mon chef.
   Fane sauta sur l’occasion.
   - Votre chef, c’est le type bizarre qui marche au plafond ?
   L’oiseau se raidit aussitôt.
   - Allons ! Un peu de respect ! Vous parlez de l’Imperator ! Je vous fais remarquer au passage que tout cet échange est enregistré et qu’il saura tout ce qui s’y ait dit.
   - D’accord, pas de problème. Mais qui est-ce exactement ? Nous n’avons jamais entendu parler d’une telle créature. Comment fait-il pour tenir au plafond ?
   - L’Imperator est bien plus que mon chef. C’est le dieu ultime. Il est celui qui nous a tous créés. C’est grâce à lui que cette ville a pu être construite. S’il marche au plafond, c’est parce qu’il est fait de métal, comme les bâtiments de cette ville.
   - Le métal ? Qu’est-ce que c’est ?
   - C’est un matériau très solide que l’Imperator nous a appris à fabriquer. Il est constitué de plusieurs substances, mais la plus importante et celle qui lui donne ses propriétés magnétiques est le fer. C’est pour trouver ce fer que nous avons creusé si profond dans le sol. Nous continuons. Ainsi l’Empire de Métal devrait s’étendre.
   Ce fut comme un électrochoc pour les deux Ffs. L’Empire de Métal… Sans même savoir ce que c’était, ce nom leur rappela quelque chose qu’elles avaient combattue, une chose qui représentait tout ce qu’était l’Imperator.

   Elles durent patienter une journée de plus avant qu’on vienne enfin les chercher. L’officier de la veille vint ouvrir les portes de la cellule, accompagné de deux soldats.
   - Qu’est-ce qu’il se passe ?
   - Votre demande a été transmise à l’Imperator. Il veut vous parler. Mais avant ça, je vous demanderai de bien vouloir enfiler un pagne et un cache-seins. Nous sommes ici dans un endroit civilisé et un minimum de tenue est demandé devant l’Imperator.
   Les femelles ne protestèrent pas et s’habillèrent du mieux qu’elles purent avec les cuirs qu’on leur donna.
   - Ne vous en faites pas. Je suis sûr que si vous recevez l’autorisation de rester, on vous fournira de vrais vêtements.
   La nouvelle ne sembla pas charmer les détenues, mais elles terminèrent d’enfiler leurs vêtements de fortune. Le résultat était presque encore plus impudique qu’avant.
   Le long du trajet, les deux Ffs firent de leur mieux pour masquer leur impatience et suivirent docilement. L’appareil volant les conduisit à une structure posée à même le sol, en plein centre de la ville et en forme de demi-sphère. On leur dit qu’il s’agissait du palais de l’Imperator.
   L’intérieur était un labyrinthe de couloirs jaunes dans lequel vivaient de nombreux courtisans et les conseillers. Elles arrivèrent enfin à la salle d’audience.
   Autant le bâtiment manquait de prestance, autant la salle d’audience en imposait. La pièce était tout bonnement gigantesque, un espace presque inoccupé. Des tentures rouges et or recouvraient les murs du même jaune que le reste du palais. Un trône monumental, qui ne pouvait s’expliquer que par un complexe de taille carabiné chez l’Imperator, occupait une bonne partie du mur du fond. L’originalité, c’est que le trône en question était à l’envers. En se tenant dans cette pièce, on se demandait si on n’était pas en train de marcher au plafond, d’où un certain malaise. De chaque coté du tapis qui menait au dais se trouvaient les conseillers. Une douzaine apparemment, tous de la même espèce, d’âge et de sexe variés. Les soldats restèrent derrière les Ffs durant l’entretien.
   L’Imperator se leva de son trône et s’approcha, forçant Fane et Fani à lever la tête. La voix métallique qui sortit du casque était bien celle de l’antique ennemi :
   - On m’a rapporté que vous souhaitiez vivre en ville…
   Fane dut serrer les poings pour rester calme. Ce fut d’une voix un peu mal assurée qu’elle répondit :
   - En effet. L’endroit semble autrement plus agréable que la jungle et nous sommes sûres de pouvoir nous rendre utiles.
   Son malaise passa pour de la timidité face à tout le décorum.
   - J’en suis bien certain, mais j’aurai beaucoup de mal à vous laisser partir après que vous ayez appris tous nos secrets. De plus, vous n’êtes pas une de mes créations. J’ai appris que vous étiez également immortelles…
   L’Imperator ne semblait pas les connaître, ni l’une ni l’autre. Fani fit alors un pas en avant :
   - A ce sujet, nous aimerions nous entretenir avec vous seuls à seuls.
   Un murmure insatisfait se fit entendre du coté des conseillers et les soldats se tendirent. Malgré tout, l’Imperator resta imperturbable.
   - Je vous accorde déjà un honneur rarissime en vous recevant dans cette salle. Pour quelle raison vous accorderais-je un entretien privé ?
   Fani décida de jouer le tout pour le tout :
   - Nous pensons vous connaître. Peut-être nous sommes nous déjà rencontrés.
   Les conseillers restèrent interloqués, et apparemment, l’Imperator aussi, même s’il était difficile de s’en rendre compte à cause du masque. Finalement, il prit la parole.
   - Très bien. Allons dans une autre pièce. Cependant, mes conseillers m’accompagneront. Je leur dis tout et il n’est nul secret que j’ai besoin de garder.
   - Tous ?
   L’être de métal réfléchit un instant.
   - Si nous utilisons la salle 4, ce sera un peu petit. Disons que six d’entre eux seront avec nous.
   Fane et Fani se jetèrent un regard. Puis Fani reprit :
   - Très bien. Cela ne nous gène pas.

   Les conseillers escortèrent les Ffs vers un escalier en haut duquel se trouvait un porte que franchit l’Imperator. La nouvelle pièce se révéla effectivement beaucoup plus petite et quelques ordinateurs encombraient les coins. Néanmoins, la salle était très basse de plafond et le casque de l’Imperator était au niveau du visage de Fani.
   Alors que les six conseillers rentraient dans la salle, elle murmura rapidement à Fane :
   - Je prends les conseillers. A toi l’Imperator.
   Puis on referma la porte. L’armure prit la parole :
   - Vous dites me connaître. C’est très important. Que savez-vous de moi ?
   Il n’eut pas la réponse qu’il espérait. Fani se jeta sur les conseillers pendant que Fane se ruait vers lui. La Ff s’agrippa à lui en espérant l’amener au sol, mais la quantité de fer était telle que même avec ce surplus, ils restèrent au plafond. L’Imperator essaya de se débattre, mais il était très lourd et très lent. Néanmoins, l’armure le protégea très efficacement et la furie ne put que s’acharner sur le métal sans causer le moindre dégât.
   De son coté, Fani avait fort à faire. Quelques conseillers voulurent porter secours à leur dieu pendant que d’autres voulurent sortir chercher des renforts. Elle sauta de l’un à l’autre, essayant de les mettre hors de combat le plus vite possible. Fane et elle étaient immortelles, mais si des renforts arrivaient et parvenaient à les maîtriser, elles n’échapperaient pas à la Chute. La Ff se concentra donc sur la porte, empêchant quiconque de sortir. Un conseiller parvint jusqu’à Fane, mais celle-ci lui envoya un violent coup de pied en travers du visage, le mettant au sol une bonne fois pour toute.
   Devant la situation explosive, un conseiller sortit un couteau et voulut s’en servir contre la cinglée qui gardait la porte. Non seulement, ça ne servit pas à grand-chose, mais la cinglée en question y gagna une arme. Les conseillers encore debout reculèrent prudemment, ce qui laissa un peu de temps à Fani pour observer la situation. Finalement, elle lança le couteau sur Fane. L’arme se planta dans l’épaule de la cible qui se contenta d’arracher l’arme et de la glisser sous le casque de l’Imperator, vers la gorge de sa victime.
   Les conseillers pillèrent net. Fani en profita pour prendre la parole :
   - Si un seul d’entre vous fait le moindre geste, ma copine égorge votre dieu comme un goret.
   Le dieu en question avait cessé de se débattre et respirait bruyamment. Une conseillère dit alors :
   - Vous pouvez y aller. L’Imperator est un dieu, il est immortel !
   Fane se permit un sourire.
   - Ah oui ? Alors pourquoi ne bougez-vous plus si vous êtes si sûrs de vous ? Et lui ? Pourquoi ne bouge-t-il plus ?
   Un vieux conseiller qui avait fini par terre se releva difficilement et demanda :
   - S’il-vous-plaît, laissez-le, je vous en prie. Quel est le problème ? Sûrement pouvons-nous en discuter ?
   Appuyant un peu plus avec le couteau, Fane répondit :
   - Bien sûr qu’on peut en discuter. D’abord, on le tue, après on discute. Mais avant ça, je veux voir son visage. Je veux voir la tête de celui que j’ai chassé pendant tous ces milliards de cycles ! Et surtout, je veux savoir pourquoi.
   Les conseillers restèrent silencieux. La haine pure se lisait sur le visage des deux Ffs. Tous se demandaient ce que l’Imperator avait pu leur faire pour qu’elles en arrivent à cet état.
   Finalement, l’Imperator parla :
   - D’accord, je vais enlever mon casque. Mais promettez-moi de me laisser parler.
   - Je ne te promets rien, ordure ! Tu enlèves ce casque immédiatement ou je te l’arrache de force et la tête avec !
   Lentement, l’être de métal amena ses mains à son casque et déverrouilla les joints un à un. Fani déglutit. Elle crut revivre son cauchemar, quand elle avait rencontré Fane. Et si le visage qui apparaitrait était encore le sien ? Cette fois-ci, elle ne pourrait le supporter. Elle deviendrait définitivement folle, si ce n’était pas déjà le cas.

   Le casque finit par se détacher et l'Imperator le laissa retomber au plafond, dévoilant le visage d’un homme-oiseau tout à fait quelconque. Fane l’attrapa par le cou et tira vers le bas. Le reste suivi hors de l’armure et l’être dénudé tomba au sol.
   Pour le coup, il venait de perdre un gros paquet de charisme. Fane approcha son visage à deux centimètres du sien et lui hurla dessus :
   - C’est quoi cette embrouille ? C’est toi, l’Imperator ? T’es qu’un pauvre Avan amélioré ! Depuis quand tu es dans cette armure ?
   Essayant de se protéger comme il pouvait, le malheureux répondit en bégayant :
   - Je suis désolé si je ne suis pas celui que vous cherchiez, mais je vous ai demandé d’écouter mon explication.
   - On l’attend, ton explication !
   - Je ne sais pas qui vous cherchiez, mais il s’agissait probablement d’un de mes prédécesseurs. La personne dans l’armure n’a jamais été immortelle. Nous nous remplaçons tous les jours parmi les conseillers. Si l’Imperator est immortel, c’est à cause de ce roulement qui assure du sang neuf à ce poste.
   Fani ne savait plus que penser. Elle restait immobile, ne disant rien. Fallait-il se réjouir, se mettre en colère ? Si les conseillers avaient été plus malins, ils en auraient profité pour aller chercher du renfort, mais apparemment, ils se méfiaient trop des deux furies pour oser bouger.
   Fane était à peu près dans le même état. Elle tenait toujours le faux Imperator par le cou et affichait un air dégouté. Finalement, elle posa la question dont elle redoutait tant la réponse :
   - Alors si l’Imperator change tous les jours, qui occupait cette armure avant l’existence de votre espèce ? Nous vous avons vus naître. L’imperator est plus ancien !
   Les conseillers se regardèrent. Ils semblaient avoir du mal à le croire. Finalement, l’un des plus âgés prit la parole :
   - Cette armure-là, fit-il en montrant la carcasse qui se tenait toujours debout au plafond, a été forgée par notre peuple. Aucun être d’une autre espèce ne l’a jamais occupée.
   Folle de rage, Fane brisa à mains nues la nuque du malheureux qu’elle avait sorti de l’armure et balança le couteau qu'elle tenait toujours. Les conseillers eurent un geste de recul, mais Fani se rendit compte qu’elle s’en fichait. Elle avait l’impression d’un échec. Un nouvel échec faisant suite à de nombreux autres. Combien de fois avait-elle cru tenir son adversaire par le passé, seulement pour se rendre compte qu’elle avait encore échoué ? Elle n’aurait su le dire, mais elle était certaine que c’était arrivé bien des fois. Passer sa rage sur un conseiller lui ferait sûrement du bien à elle aussi.
   Avant que Fani ne put bouger, sa compagne prit la parole :
   - Si cette armure a été forgée par des oiseaux, de quoi vous êtes-vous inspirés ? Quel est le modèle d’origine et surtout, où est-il ?
   Le son de sa voix devenait inquiétant. Le vieux conseiller qui avait déjà répondu trouva le courage de s’avancer, malgré le funeste sort qu’avait connu son collègue :
   - Nous ne savons pas. Nous pensions que c’est nous qui l’avions inventé. Mais l’Empire de Métal est vieux. Peut-être trouverons-nous quelque chose dans les archives…
   - Je l’espère pour vous. Que l’un d’entre vous parte chercher ces archives. Les autres resteront ici. Et pas d’entourloupes ou sinon, je vais vous montrer que l’Imperator n’est pas si immortel que ça !
   Un jeune conseiller fut envoyé pour mettre au courant ceux qui étaient restés dehors. Une longue attente commença. Fane et Fani n’échangèrent aucun mot. Toutes deux craignaient que l’envoyé ne revienne les mains vides. Aucune ne savait ce qu’elle ferait alors, mais elles ne seraient sûrement pas contentes.

   Après deux huitièmes de journée, le jeune conseiller revint. Il avait mis le tiers du personnel du palais sur l’affaire et ils avaient fini par découvrir les origines de leur Empire dans des sections d’archives qui n’étaient plus consultées depuis des siècles.
   - Effectivement. Nous n’avons pas inventé l’Empire de Métal et l’Imperator. L’histoire remonte à presque un millénaire.
   - Une broutille. Enchaîne !
   - Certains de nos ancêtres auraient quitté les montagnes dont ils étaient originaires, mais ont eu du mal à s’acclimater à la jungle. Ils auraient alors trouvé une gorge rocheuse dans laquelle ils sont montés pour s’installer. C’est là qu’ils ont découvert les traces d’un ancien empire socialement et technologiquement beaucoup plus avancé. Ils ont trouvé des restes d’ordinateurs, et de nombreuses données absolument illisibles. En étudiant les ordinateurs, ils ont fini par les réparer.
   - Comme ça ?
   - Pardon ?
   - Comme ça ?
   - Euh… Non, ça leur a probablement pris un bon moment, peut-être même plus d’une génération. Toujours est-il qu’en les remettant en marche, ils ont pu accéder à toutes les données gravées sur disque. Nous les avons toujours. Elles parlent d’un Empire extraordinaire qui aurait autrefois recouvert le monde. Il n’y a aucune indication de ce qui a pu causer sa destruction, mais il n’en reste que quelques vagues traces profondément enfouies.
   Fane et Fani se jetèrent un coup d’œil. Aucun doute, cette histoire leur disait quelque chose. Le conseiller continua :
   - Nos ancêtres se sont inspirés de cet empire pour créer l’Empire de Métal actuel, comprenant les dessins de l’armure et même les noms propres. L’Imperator était le dieu à la tête de cet état, mais il n’y a nulle mention de ce qu’il était réellement, ni de ce qu’il est devenu. Il était probablement un groupe de personnes, tout comme nous.
   Cette explication ne parvint pas à satisfaire les deux Ffs. Le peu qu’elles se représentaient de l’Imperator était un être véritablement imposant, une armée à lui seul, un vrai dirigeant, et certainement pas une pitoyable supercherie telle que ces conseillers avaient montée. L’Imperator existait et il était évident qu’il était toujours en vie.
   Fani soupira avant de s’adresser à son amie :
   - Ces gars-là ne nous apprendront rien de plus. Il n’y a plus qu’à reprendre notre route. Avant ça, qu’est-ce qu’on fait d’eux ?
   Fane eut l’air surpris.
   - Comment ça ? Mais on les laisse se développer bien sûr. Si leur Empire de Métal devient suffisamment grand, le vrai Imperator finira par en entendre parler. Il viendra ici et nous pourrons le tuer. C’est le plus formidable piège que nous ayons jamais eu face à lui !
   Fani grimaça. Bien sûr, Fane avait raison, mais Fani ne voulait pas rester là. La dernière fois qu’elle s’était attachée à une civilisation, cela avait été catastrophique. Bien que remontant à de nombreux millions d’années plus tôt, les paroles de l'Avan volant étaient toujours vivaces en elle. « Nous vous voyons maintenant telle que vous êtes réellement : une créature quelconque qui a voulu jouer à ce qu’elle n’était pas. » Si les deux Ffs restaient ici, elles finiraient par jouer les déesses et Fani ne le voulait pas.
   Inspirant, elle prit la parole d’un air triste :
   - Ecoute, reste ici si tu veux, mais moi, je ne veux rien avoir à faire avec cet Empire de Métal.
   Fane en resta comme deux ronds de flan. S’avisant de la présence des conseillers, elle les congédia. Une fois le dernier sorti, elle retourna son attention sur sa copine.
   - Qu’est-ce qui t’arrive ? Je croyais que tu voulais trouver l’être en armure !
   - Et je le veux toujours ! Mais la dernière fois qu’on est restée avec une espèce, on l’a menée à son extinction. Je préfère continuer à arpenter le monde, si c’est ça.
   - Seule ?
   Cette perspective fit frissonner la pauvre Ff. Elle jeta un regard vers la porte où avaient disparu les conseillers.
   - Oui, même seule. Je suis vraiment désolée. Au moins, ici tu auras de la compagnie.
   Fane ne sut pas quoi répondre. Les deux Ffs avaient déjà eu des avis divergents sur des détails, preuve qu’elles avaient vécu des expériences différentes avant de se rencontrer. Mais jamais encore elles n’avaient été si radicales dans leur différence d’opinion.
   Fani se dirigea vers la porte. Avant de sortir, elle dit :
   - De toute façon, je passerai de temps à autre histoire de voir ce que tu deviens. Tâche de les empêcher de faire trop de bêtises.
   L’autre Ff parvint à forcer un sourire sur ses lèvres, mais elle n’arrivait pas à croire la situation. Une fois son amie partie, elle resta un instant seule au milieu de la pièce. Ca devait faire plusieurs millions d’années qu’elle ne s’était plus retrouvée seule.
   Finalement, son regard se posa sur l’armure restée vide au plafond. Qu’allait-elle faire de ce truc ?

   Dehors, les conseillers restèrent devant la porte, n’osant pas entrer. Ils se dispersèrent pour laisser passer Fani, mais l’autre Ff resta dans la pièce. L’attente se prolongea un long moment. Puis la porte se décida à s’ouvrir. Levant les yeux, les conseillers virent l’Imperator sortir en marchant au plafond. De sa voix électronique habituelle, il déclara :
   - Maintenant, votre Imperator est vraiment immortel.

9) Le cri du peuple

   En fait de régner, Fane se contenta de laisser ses conseillers faire ce que bon leur semblait. Elle était surtout là pour servir de symbole et, disons-le franchement, pour se la couler douce pendant que d’autres bossaient. Par contre, l’absence de Fani était très difficile à supporter. Nul doute que de son côté, la Ff chercherait à se trouver une nouvelle compagnie, quelle qu’elle soit.
   Aussi Fane tâcha de s’occuper. Premièrement, elle fit lester l’armure afin de pouvoir marcher au sol. Elle était toujours aussi impressionnante et elle n’avait plus le sang qui lui montait à la tête. Ensuite, elle fit faire quelques simulations de combat à son armée. C’était très intéressant de voir tout ce qu’on pouvait faire avec une armée de soldats volants.
   Et finalement, elle décida de créer ses propres compagnons. Les hommes-oiseau étaient bien gentils, mais il était difficile de se sentir aussi proche d’eux que de Fani. Aussi l’Imperator mit-il à profit les dernières découvertes en matière de biologie pour essayer de créer d’autres Ffs. On était très loin du clonage, alors inutile d’espérer recréer Fani, d’autant plus qu’elle n’apprécierait sûrement pas de se savoir ainsi remplacée le jour où elle viendrait dire bonjour.
   L’Imperator aimait bien ses sujets, mais ceux-ci ressemblaient fort peu aux Ffs. Pour l’expérience, elle préleva donc du sperme de singe sauvage. Ou plutôt, elle le fit prélever par des équipes de scientifiques qui risquèrent leur vie pour cette connerie. Il se révéla qu’en effet, l’ADN de singe sauvage était beaucoup plus proche de l’ADN de Ff que de l’ADN des oiseaux. De longues et méticuleuses manipulations d’ADN eurent lieu au cours des siècles pour essayer de rapprocher au plus possible le code génétique des singes de celui de l’Imperator.
   Des esprits chagrins me feront remarquer qu'une parthénogénèse(**) eût été plus simple. Néanmoins, on peut être très calé en ADN, mais quand même trop con pour savoir qu'un mâle n'est pas forcément requis pour toute reproduction. Il se trouve que c'était le cas des ingénieurs de l'Empire.

   Un jour enfin, les scientifiques mirent en contact un spermatozoïde tellement modifié qu’il ne ressemblait plus du tout à l’original - mais à condition de le regarder de très près – et un ovule de l’Imperator. Faute de mère porteuse adaptée, celui-ci dut se retirer de la scène publique pendant plus de quatre memps, découvrant les joies de la grossesse.
   A ce sujet, Fane était parfaitement habituée à voir s’écouler les millénaires sans trop s’en rendre compte, mais ces quatre memps sans pouvoir dormir sur le ventre, à dégueuler tous les matins et à courir aux toilettes toutes les cinq minutes lui semblèrent ne jamais finir.
   En fait de quoi, si, ils finirent dans une apothéose de douleur et dans une pose pas impériale du tout, quand quelques scientifiques triés sur le volet l’aidèrent à mettre au monde le premier des nouveaux Ffs.
   Le soulagement de Fane disparut au moment même où elle découvrit qu’elle venait de donner naissance à un mâle.

   De nombreux licenciements musclés et une grosse allocation au budget de la recherche pour l’accouchement sans douleur plus tard, l’Imperator redisparut de la scène publique pendant quatre femps et demi. Il obtint ainsi sa première mère porteuse officielle et la renaissance de l’espèce Ff put commencer à s’industrialiser.
   Bientôt, les Ffs devinrent aussi nombreux que les hommes-oiseaux dans le nouvel Empire de Métal.

*****

   La première déception qu’avait connue l’Imperator avec sa propre espèce était que les Ffs n’étaient pas immortels. Aucun scientifique ne put s’expliquer d’où provenait cette immortalité chez l’Imperator, mais elle ne venait assurément pas des gènes. Cette constatation effectuée, une autre suivit très vite, c’est que les Ffs n’étaient pas si divins que ça. A coté des oiseaux qui pouvaient voler, ils faisaient même un peu pitié.
   Du coup, Fane ravala son plan initial qui était de peupler tout son nouvel empire avec exclusivement des Ffs et décida de laisser les hommes-oiseaux continuer à vivre.

   Le temps et les générations passèrent. Un jour, la discussion ci-dessous eut lieu dans une usine de traitement du fer.
   Trois Ffs étaient de garde pendant les heures de repos. D’habitude, on mélangeait les deux espèces, mais une épidémie particulièrement vilaine frappait les hommes-oiseaux, laissant les Ffs au contrôle pour un temps.
   Les machineries tournaient bien, aussi les Ffs se permirent-ils une petite pause bien méritée (ou pas) et commencèrent à discuter.
   - Alors, fit le premier, ça fait bizarre de ne se retrouver qu’entre Ffs.
   - Ca tu peux le dire, répondit le deuxième qui avait d’ailleurs la particularité d’être une deuxième. Avec ces emplumés qui volent partout, on n’est jamais sûr d’être bien seul d’habitude.
   - Heureusement qu’ils tombent malades de temps en temps, sinon on pourrait se demander à quoi on sert.
   Un court silence s’installa.
   - Au fait, à quoi on sert exactement ?
   Le troisième fut agacé par cette question.
   - A travailler, enfin ! Comme tous les autres citoyens de l’Empire de Métal. Le fait qu’il y ait deux espèces permet justement d’être certain qu’une des deux pourra toujours continuer à travailler en cas de problème.
   - Ca, d’accord. Mais on raconte que l’Imperator nous a tous créés. Quel intérêt pour lui de créer une espèce qui ne vole pas ?
   - C’est ce qu’on appelle la diversité des espèces. Chacun ses forces et ses faiblesses.
   - Tu m’expliques quelles forces ont les Ffs que les autres n’ont pas ?
   Nouveau silence.
   - Bon, écoutez, les voies de l’Imperator sont impénétrables. S’il a créé les Ffs, c’était bien pour une raison !
   Et sur ces mots, le troisième Ff termina la conversation, laissant Ferj et Fias (c’était leur nom) à leurs réflexions.

   Pour autant, le sujet n’était pas clos. Plus tard, à coté de la machine à café, Fias aborda Ferj :
   - Tu sais, j’ai réfléchi à ta question de tout à l’heure.
   - Et ?
   - Je crois que j’ai compris pourquoi Fogji a pris la mouche. Il sait quelle est notre force. Et la réponse ne lui a pas plu.
   Le mâle roula les yeux au ciel.
   - Tu penses encore à ça ? J’ai juste demandé ça comme ça. Ce n’est pas la peine de se prendre la tête avec ces bêtises.
   - Moi, je crois que si. Je sais ce que les Ffs ont de différent. Et je comprends pourquoi Fogji en a eu peur.
   - Epate-moi. Qu’avons-nous de différent ?
   Fias réfléchit un moment au terme adéquat.
   - Je dirais que nous sommes plus… Indépendants !
   - C'est-à-dire ?
   - C’est-à-dire que nous nous posons des questions et avons ce genre de discussions. Tu as déjà entendu les autres parler comme ça ?
   - Certes non. Mais je ne vois pas en quoi la faculté de se prendre la tête est une force.
   - Moi, je la vois. Et Fogji la voit aussi. Je vais te poser une question qu’aucun emplumé ne se posera jamais : pourquoi devons-nous travailler pour l’Imperator ?
   Ferj manqua s’étouffer avec son café. Après une bonne toux pour se dégager l’œsophage, il répondit :
   - Non, mais ça ne va pas de te demander ça ? L’Imperator est un dieu. A sa moindre volonté, tu peux cesser d’exister.
   - Je demande à voir…
   - Bon d’accord, ce qu’on raconte sur ses pouvoirs est peut-être un peu exagéré, mais il est quand même celui qui nous a créés, et c’est grâce à lui que nous pouvons vivre ce mode de vie privilégié. Sans Empire, nous n’aurions plus qu’à vivre comme les sauvages.
   - Et ça te dérangerait ? Les sauvages n’ont pas à faire des rondes de nuit dans les usines. Et d’ailleurs, en quoi l’Imperator est-il si important à la bonne marche de l’Empire de Métal ?
   - Fias, l’Imperator est l’Empire de Métal.
   La voix de Fogji se fit alors entendre :
   - Faux. Nous sommes l’Empire de Métal. Ce sont les citoyens qui définissent un pays.
   Le Ff plus âgé apparut alors de derrière l’angle du couloir. Il se tourna vers la femelle.
   - Tu as tout compris, gamine. Les Ffs ont la révolte dans le sang. Ca peut être utile, mais ça peut aussi nous conduire à notre perte si nous n’y prenons pas garde. Cessez d’en parler et évitez d’y penser. Si le besoin s’en fait sentir, vous saurez le moment venu qu’il est temps d’agir.
   Un peu apeuré, Ferj demanda :
   - Quel moment venu ? Que veux-tu dire ?
   Fogji lui lança un regard pénétrant.
   - Vous n’êtes pas les seuls à vous poser des questions. D’autres se rassemblent. Le jour où ils frapperont, vous devrez choisir votre camp. Prenez le temps d’y réfléchir…
   Puis il s’éloigna en sirotant le café qui venait de sortir de la machine. Les deux Ffs restants se regardèrent. Fias lui demanda :
   - Tu as l’air songeur. Qu’est-ce que tu en penses ?
   Le mâle resta un moment sans rien dire, puis répondit :
   - J’en pense que c’est avec mon café qu’il vient de partir !

   Les cycles passèrent sans que les paroles de Fogji ne se justifient. Chaque jour, il prenait l’air de rien et faisait semblant de ne pas comprendre quand Fias l’interrogeait de nouveau à ce sujet. Elle finit par se voir attribuer Ferj comme compagnon et ils eurent deux enfants, mais pour tout vous dire, on s’en fout complètement.
   L’histoire redevient intéressante quand, plusieurs cycles après, la femelle tomba pas tout à fait par hasard sur une communication qu’elle n’aurait absolument pas dû capter. Fias avait en effet pris la mauvaise habitude quand elle rentrait chez elle, le soir après le boulot, d’écouter les communications des gardes du palais impérial grâce à un appareil parfaitement illégal, fruit du travail de plusieurs copains persuadés de travailler sur un prototype de grille-pain à ondes.
   L’habitude était passablement ennuyeuse. Ainsi, Fias connaissait par cœur les exploits sexuels et probablement fictifs du garde du rempart Nord-Ouest. Elle pouvait raconter la vie des gamins des sentinelles du premier quart Nord, suivait tel un feuilleton le divorce d’une garde du corridor central dont l’époux voulait se casser avec le vase de grand-maman et aurait pu réciter les résultats de chacun d’entre eux aux exercices d’urgence. C’était long, c’était chiant, et surtout, c’était parfaitement inutile.
   Enfin, jusqu’au jour où un garde oublia son communicateur allumé sur une table, ce qui permit de capter à peu près tout ce que les nobles racontèrent en passant devant la dite table. En particulier, l’infime fragment de conversation entre deux conseillers qui ressemblait à ceci :
   - … n’ont pas idée de vouloir faire un coup d’état en pleine nuit !
   - Exactement ! Ca va encore nous obliger à rester debout jusqu’…
   Les deux conseillers étant en déplacement, on n’entendit guère plus avant qu’ils ne s’éloignent. Certes, ce n’était pas beaucoup. De nombreux gardes avaient probablement reçu aussi ce fragment de discussion, et l’avaient complètement négligé, perdu au milieu des autres papotages inutiles retransmis ce jour-là.
   Mais Fias réagit au terme « coup d’état ». Depuis qu’elle l’attendait, elle n’allait pas le rater.

   Par contre, Ferj était nettement moins chaud. Alors que le couple se dirigeait vers le palais sur une passerelle suspendue, il eut un doute.
   - Attend, si j’ai bien tout compris, tu veux qu’on aille précisément là où il risque d’y avoir un coup d’état...
   - Voilà.
   - Mais tu n’as pas l’intention de participer ?
   - Pas plus que ça, non.
   - Alors c’est pour pouvoir dire aux gosses que tu y étais ?
   - Allons, réfléchis un peu, veux-tu ! Le vieux Fogji nous avait prévenu qu’il nous faudrait un jour choisir un camp. Si nous sommes sur place, nous verrons quel camp a l’avantage, et nous pourrons choisir plus vite.
   - Certes, mais nous pourrions aussi attendre demain matin d’apprendre dans les journaux qui a gagné et nous déclarer fervents supporters.
   Fias soupira.
   - Oui, mais ça, c’est ce que tout le monde va faire. Alors que si tu es sur place, tu pourras dire que tu y as participé, ce qui nous vaudra immanquablement une récompense, genre une place dans le nouveau gouvernement.
   - Ou une jolie cellule si le coup échoue.
   - Mais tu ne comprends vraiment rien ! Si ces conseillers en parlaient, c’’est probablement qu’ils s’y attendaient. A moins qu’ils fassent partie des rebelles, le soulèvement va tourner court. Alors on va au palais en disant qu’on a des informations, on se range dans la file d’attente où on va nous caser, on attend que le coup d’état se casse la figure, et quand c’est notre tour de parler, on dira qu’on était venu pour prévenir de l’attaque et que si l’administration avait été plus rapide, ça aurait évité bien des morts.
   Le mâle réfléchit un instant à ces propos, puis parla à nouveau :
   - Je vois deux possibilités pour que ça se passe mal. La première, c’est que la file d’attente n’est pas éternelle. Si on arrive devant le bureau d’accueil et que l’attaque n’est pas encore lancée, on risque de passer pour des noix, surtout si l’attaque ne vient jamais.
   - C’est bien mal connaître l’administration du palais. C’est le pire bâtiment administratif de tous et, soit par snobisme soit par ignorance, la moitié de la ville s’y rend pour ses problèmes, ce qui gonfle encore la queue. Je te le dis, demain matin, on sera toujours en train d’attendre.
   - Bon d’accord. Deuxième possibilité : et si le coup d’éclat réussit ?
   - Pas si improbable que ça. Mais comme nous serons sur place, nous pourrons dire que nous participions. Bien entendu, après coup, quand on sera sûr qu’on ne pourra plus se faire accuser de trahison.
   Le couple continua sa marche en silence un moment. Puis Ferj reprit :
   - Tu sais que tu m’avais inquiété. Un moment, je pensais vraiment que tu voulais te soulever contre l’Imperator.
   - Bah ! Lui ou un autre bouffon, c’est pas ça qui changera la vie des citoyens.
   - Bien vu.

   L’attente fut stressante, mais pas si longue que ça. Même en pleine nuit, la file d’attente dépassait allègrement dans la cour et on avait l’impression de reculer, plutôt que d’avancer. Quand l’attaque survint, tout le monde se mit à fuir de tous cotés, ce qui diminua considérablement le temps d’attente.
   Sans crier gare, une horde de Ffs armés de marteaux, de pieux et autres réjouissances artisanales arrivèrent par les grandes portes, cognant violemment les quelques gardes qui n’avaient pas eu la présence d’esprit de quitter leur poste. La cour prit l’apparence d’un poulailler. Ca courrait dans tous les sens, ceux qui le pouvaient s’envolaient, les autres se tapaient dessus ou essayaient de se cacher.
   Comme Fias et Ferg étaient Ffs et ne portaient nullement la tenue des gardes ou des employés, les rebelles les laissèrent tranquilles. Et comme ils ne portaient pas un quelconque gourdin pour taper sur tout le monde, les gardes aussi les laissèrent tranquilles, leur permettant d’arriver plus vite au guichet, où le fonctionnaire gisait sur son bureau dans une mare de sang.
   Ferj intervint alors. Il dut crier pour se faire entendre par-dessus le tapage général :
   - En fait, je distingue un troisième point négatif. Même si la rébellion se fait écraser, je doute sincèrement qu’on nous croie si on raconte après coup qu’on était venu balancer.
   - Oui, je suis en train de me faire la même réflexion. Attends. Viens dans un coin, on gène le passage.
   Le couple alla se placer près d’un mur pour laisser passer une foule de Ffs en colère. Si l’Imperator était au courant de l’attaque, ça ne se voyait pas. Les gardes se faisaient déplumer pour certains, tabasser pour d’autres, enfin bref, se prenaient une branlée en général. Fias commençait à se demander si elle n’allait pas ramasser une arme pour se mêler aux rebelles.
   L’un d’eux les aperçut et se dirigea vers eux.
   - Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?
   Avec un aplomb que Ferj ne lui connaissait pas, son épouse répondit :
   - Nous sommes des amis. Mort à l’Imperator !
   - Dépêchez-vous. Nous allons prendre la salle du trône.
   Et il repartit.
   - Dis donc, ils ne sont pas très curieux, je trouve…
   Fias ajouta :
   - C’est notre chance. Ramassons une arme quelconque et suivons-les. La salle du trône, c’est le meilleur endroit où se trouver. Evitons juste de nous tenir trop au centre, et sois prêt à jeter discrètement ton arme au cas où.

   La fameuse salle du trône était presque remplie. Jusqu’ici, Fias et Ferj ne s’étaient pas rendus compte de l’ampleur de la révolte. La pièce pouvait accueillir facilement deux mille personnes. C’était assez impressionnant. En plus des rebelles et du couple profiteur, il n’y avait qu’un seul individu présent. L’Imperator en personne se tenait assis sur son trône et toisait la foule. Autrefois, le trône se trouvait au plafond. Le jour où l’Imperator avait décidé de lester son armure, il avait fallu tout réarranger. Mais cela remontait à bien avant la renaissance du peuple Ff, alors personne ne s’en souvenait.
   Les premiers Ffs s’étaient arrêtés, attendant un mouvement de la part de l’Imperator. Aucun garde, ni conseiller n’était présent. Peut-être le dieu vivant tremblait-il de peur sous son masque, mais si c’était le cas, il le cachait diablement bien. Finalement, il se leva et parla :
   - Tout le monde est là ? Qu’on puisse mettre fin à ce cirque…
   Des grondements se firent entendre dans l’assistance. Les rebelles n’appréciaient pas qu’on traite de cirque leur mutinerie si soigneusement organisée. L’un d’eux se détacha du lot et s’approcha sans peur de l’Imperator.
   - Oui, nous sommes tous là. Et c’est ta mort qui mettra un terme à ce cirque, comme tu dis.
   - Ma mort… Ca pourrait presque me donner envie de rire si je n’étais pas autant en colère. Vous avez des doléances à exprimer, que je me distraie un peu ?
   Un vague doute parcouru l’assemblé. L’Imperator était censé se faire dessus, pas jouer le mec blasé.
   - Si nous avons des doléances ? Tu te fiches de nous ? Tu nous forces à travailler, à appartenir à un système dont nous n’avons que faire ! Tu nous imposes notre travail, nos époux et épouses, notre lieu de vie ! Et tu voudrais qu’on t’obéisse, toi qui reste à te prélasser dans ton palais toute la journée ? Tu n’es qu’un arriviste.
   - Est-ce vraiment ainsi qu’on s’adresse à son créateur ?
   - Encore cette histoire de dieu ? Tu n’es qu’un mortel, tout comme nous et nous allons nous charger de te le rappeler.
   Ces paroles n’eurent pas l’air d’ébranler l’être de métal.
   - Fort bien, mais avant que vous ne tentiez de me rappeler quoi que ce soit, je vais répondre à vos attaques. Oui, je vous impose tout, de votre naissance à votre mort. Et croyez bien que je continuerai à le faire. J’ai besoin de ce simulacre d’empire pour attirer un vieil ennemi et vous en êtes le leurre. Parce que oui, même si vous ne semblez pas vouloir me croire, je suis celui qui vous a créés. Je vous ai même créés à mon image, m’attendant à trouver des semblables avec qui m’allier. Au lieu de ça, je tombe sur votre pitoyable espèce, à la durée de vie si limitée, même pas foutue de se régénérer. Vous n’êtes bons qu’à vous plaindre de la situation. Au moins, les emplumés savent voler ! Alors je vais me faire une joie de vous exterminer ici jusqu’au dernier. Je viens de vous trouver une utilité : vous servirez d’exemples à tous les autres Ffs. S’il faut que je vous prouve que je suis votre dieu, ainsi soit-il !
   Et l’Imperator chargea la foule. Celle-ci était bien remontée après ce petit discours, aussi n’hésita-t-elle pas à charger aussi. Le choc fit mal, surtout pour les Ffs. Fias et Ferj restèrent soigneusement à l’écart, regardant les rebelles voler dans tous les sens. De nombreux hurlements venaient du centre de la salle. Chose intéressante, la place se libérait très vite à l’avant, permettant à ceux qui étaient restés en arrière d’arriver jusqu’à leur ennemi.
   Malgré le grand nombre de rebelles, la salle commença à se vider très vite. Un gros monticule de cadavres se dressait maintenant. Les assaillants devaient escalader les corps de leurs amis pour arriver à l’Imperator qui ne semblait pas avoir souffert le moindre dégât. Rapidement, les survivants comprirent qu’il y avait un problème et tentèrent de déguerpir. Quelle ne fut pas leur déception quand ils découvrirent que les grandes portes avaient été discrètement et soigneusement refermées derrière eux quand ils étaient entrés dans la salle du trône.
   Voulant faire durer la fête, l’Imperator descendit de son monticule et vint à leur rencontre, prolongeant les festivités, mais abrégeant de nombreuses vies.
   Finalement, il ne resta qu’une vingtaine de personnes en vie et peu disposées à vouloir continuer de se battre. Des conseillers rentrèrent alors par des petites portes de chaque coté du trône. L’Imperator pointa l’un des rebelles terrés contre la grande porte obstinément fermée.
   - Toi. Qu’est-ce que tu faisais ici ?
   - Je… Je…
   Un conseiller muni d’un petit ordinateur portable intervint :
   - Fagarda. Ouvrier dans l’usine de textile X22. Fait partie des rebelles.
   Aussitôt, un tir laser jailli du bras de l’Imperator et transperça le Ff. La monstrueuse créature tendit le bras vers un deuxième Ff :
   - Toi ! Pourquoi es-tu là ?
   Celui-ci hésita un peu moins :
   - J’étais là pour renouveler ma carte de travailleur. Je ne savais pas qu’il y aurait une attaque. J’ai été pris dans la foule et…
   Impassible, le conseiller avec son ordinateur l’interrompit :
   - Filmon. Agriculteur dans le secteur extérieur Nord. Fait partie des rebelles.
   Nouveau tir de laser. Nouvelle victime.
   Le jeu continua ainsi jusqu’à ce que dix-huit cadavres de plus décorent la pièce. L’Imperator se tourna alors vers les deux Ffs restants, Fias et Ferj, qui espéraient qu’on les oublierait, planqués dans leur coin depuis le début du carnage.
   - Vous. Qui êtes et que faites-vous là ?
   - Euh… Ca va manquer d’originalité, mais si on vous dit qu’on a été pris dans l’attaque…
   Une fois de plus, le conseiller plongé sur son écran lut les données concernant les suspects :
   - Fias et Ferj. Travailleurs à l’usine de traitement du fer A13. Mariés. C’est curieux, mais ils ne figurent pas dans la liste des rebelles.
   L’Imperator poussa un soupir électronique et baissa le bras.
   - Je peux savoir ce que vous foutiez là ?
   Fias tenta le tout pour le tout.
   - Ben, en fait, on avait des informations et on pensait prévenir les autorités, mais…
   - Vous attendiez la fin des combats pour décider à qui irait votre fidélité. Comportement lâche reposant sur une logique foireuse. Tout à fait caractéristique de Ffs… Vous comprendrez qu’après ce que vous avez entendu ici, je ne peux pas vous permettre de quitter le palais en vie.
   Les entrailles des deux Ffs se nouèrent violemment. L’Imperator s’éloigna et quitta la pièce par l’une des portes du fond. Le conseiller avec son ordinateur s’approcha d’eux :
   - Je sais que ça manque un peu de formalité, mais vous êtes dorénavant nobles. On va vous assigner des quartiers permanents au palais et vous y trouver un nouveau travail. Vos enfants seront amenés ici par des soldats dès demain matin. Ils seront anoblis vite fait et vous rejoindront dans vos quartiers. Si vous avez des questions, voyez avec l’agent d’entretien qui vous remettra vos clés. Le règlement intérieur vous sera également fourni. Lisez-le bien et bon séjour au palais.

   Le couple passa le reste de sa vie au palais, avec leurs enfants, dans des quartiers absolument luxueux et dans des conditions de vie outrancières. Fias ne manqua jamais de rappeler à son époux que malgré une logique jugée foireuse par l’Imperator, son idée avait quand même porté ses fruits. Bien plus que tout ce qu’elle s’était imaginé.

10) Renaissance

   Au dixième chapitre, vous devez commencer à vous douter que de nombreux cycles, voire milliers de cycles, venaient encore de s’écouler. Et comme depuis le début de cet épisode il s’est passé plein d’histoires très intéressantes, mais qui ne font nullement avancer notre affaire, il serait temps qu’il se passe quelque chose d’un peu concret. Ou au moins, une petite révélation, histoire de tenir le lecteur en haleine jusqu’au prochain épisode.
   Sachez que je vais faire de mon mieux, mais que je ne garantis rien.

   Un long moment s’était donc écoulé avant que le représentant d’une autre grande puissance vienne se présenter. La nouvelle déplut à l’Imperator. Ca voulait dire que son Empire de Métal avait un concurrent. Et au passage, ça lui rappela que l’Imperator original n’était toujours pas venu se jeter dans la gueule du loup. C’était quand même la raison d’être de l’Empire. Autre sujet de mécontentement, l’émissaire étranger avait réussi à monter jusqu’à la ville. Donc soit il volait, soit il connaissait le fer.
   Il se révéla que non seulement il connaissait le fer, mais qu’il en était même principalement constitué. Histoire d’en apprendre le maximum sur ce curieux ambassadeur, l’Imperator le fit amener avec tout le respect possible jusqu’à la salle du trône. En effet, l’ambassadeur était bien constitué de métal.
   Marchant au plafond, il avait deux bras, deux jambes et une tête, ce qui l’approchait d’avantages des Ffs que des oiseaux. Cependant, il semblait très limité dans ses mouvements. Le visage ne montrait aucune expressivité, à tel point que le sujet ne pouvait même pas bouger les lèvres. Fane fut heureuse de porter un masque pour cacher sa surprise. Fallait-il qu’elle soit restée longtemps à moisir dans cet Empire bidon pour qu’une espèce de métal ait vu le jour ailleurs.
   Après les formules d’accueil appropriées, elle ne put refreiner sa curiosité et demanda :
   - Excusez-moi, mais je n’ai jamais vu de créature telle que vous. D’où venez-vous et comment vous qualifiez-vous ?
   D’une voix synthétique assez proche de celle de l’Imperator, l’être répondit :
   - Je suis ce qu’on appelle un robot. Contrairement à ce que vous pourriez penser, je ne suis pas vivant. Je ne suis qu’une machine extrêmement sophistiquée fabriquée pour effectuer les mêmes actions qu’un être vivant.
   Les conseillers ne purent masquer leur étonnement. Ce n’était pas bon. L’Empire devait leur sembler parfait. Si une autre civilisation arrivait à accomplir plus, Fane devrait envisager d’abandonner son propre empire. L’Imperator original ne se déplacerait pas pour une civilisation de seconde zone.
   De plus, la mention du terme « robot » lui rappelait quelque chose, sans qu’elle n’arrive à mettre précisément le doigt dessus. Mais ce n’était assurément pas un bon souvenir.
   - Et de quelle civilisation venez-vous ?
   - En fait, nous ne nous donnons pas de nom. Nous autres robots nous contentons de servir le Maître.
   - Le Maître ?
   - Je n’ai pas l’autorisation de parler de lui. Mais il est l’unique être vivant là d’où je viens.
   Il devenait essentiel d’en savoir plus sur ce Maître, mais à l’évidence, ce robot ne lâcherait plus rien.
   - Et pour quelle raison nous contactez-vous ? Cherchez-vous une alliance ?
   - En fait, je suis un éclaireur. On m’a envoyé chercher une personne. Elle était censée être facile à trouver, mais j’ai été peiné de découvrir que plus d’un quart de votre population correspondait à cette description. Aussi me trouvais-je dans l’obligation de venir vous demander si vous pourriez m’aider.
   L’Imperator constata que ses conseillers étaient beaucoup trop impressionnés à son goût. Ce robot osait faire des demandes à leur dieu ! Mais pour être tout à fait franc, l’Imperator était curieux de ce que pouvait bien vouloir le Maître. Il se pencha en avant pour mieux écouter.
   - La personne que je cherche devrait être connue sous le nom de Fane.
   Gros silence gêné dans la salle. Tout le monde s’interrogea du regard pour vérifier s’il était bien le seul à ne pas connaître cette Fane. L’Imperator lui-même dut prendre un moment pour se rappeler que c’était ainsi qu’il se nommait avant d’enfiler l’armure.
   Il se permit un sourire sous son casque. Il ne voyait qu’une personne qui puisse encore le connaître sous ce nom. Néanmoins, il fallait se montrer prudent.
   - Robot, je connais cette Fane et voilà ce que je te propose. Va dire à ton Maître que s’il souhaite se revoir, il est le bienvenu.
   Le serviteur métallique dansa d’un pied sur l’autre :
   - C’est que mes directives sont très claires. Je ne dois revenir qu’après avoir rencontré cette Fane.
   - Si tu lui répètes mot pour mot ce que je viens de te dire, il comprendra qu’il peut venir sans risque. A moins qu’il ne soit pas celui auquel je pense…
   Le robot sembla se satisfaire de cette réponse et repartit sans ajouter mot, ce qui aurait été considéré comme très grossier s’il s’était agi d’une personne vivante. L’Imperator constata que ses conseillers le regardaient d’un air interrogatif. Bien sûr, ils voulaient savoir qui était cette Fane. Mais il n’avait pas besoin de tout leur dire. Il se leva et partit dans ses quartiers en attendant l’arrivée du Maître.

*****

   Il fallut trois femps au fameux Maître pour se décider. Enfin, il se présenta accompagné d’une dizaine de robots. On envoya des soldats les escorter au palais. La sécurité avait été renforcée, au cas où. L’Imperator sentait l’ambiance un peu crispée. Il espéra que Fani ne serait pas indignée par ce déploiement de gardes.
   Quand on ouvrit les grandes portes de la salle du trône, le dieu de métal fut surpris de devoir lever les yeux pour voir le Maître. Entre deux colonnes de cinq robots avançant au pas, se tenait une créature très impressionnante. De par les plaques de métal qui la recouvraient, elle faisait penser à l’un de ses robots, sauf qu’on voyait immédiatement que les gestes étaient plus fluides. L’individu devait porter une tenue moulante noire sous ses plaques d’armures car on ne distinguait rien entre les joints. Le résultat donnait une image toute aussi impressionnante que celle de l’Imperator, mais complètement opposée. Là où le chef de l’Empire de Métal était d’un noir profond et exprimait la puissance à l’état brut, le Maître était argenté et donnait plus une impression d’agilité. On aurait dit un tueur, tout simplement. Il portait aussi un casque, légèrement allongé vers l’arrière, qui rappelait une tête de mante religieuse. Il ne lui manquait que les antennes.
   D’une voix synthétique, mais beaucoup moins grave que celle de l’Imperator, l’individu prit la parole :
   - Je viens en personne car vous m’avez promis que je pourrais me « revoir ». J’attends que vous honoriez cette promesse.
   Cette entrée en la matière assez brutale provoqua un murmure de réprobation chez les conseillers. L’Imperator les fit taire d’un geste brusque.
   - Je vous demanderai de bien vouloir m’accompagner dans mes quartiers. Seul…
   Le Maître n’eut pas besoin de très longtemps pour se décider.
   - Fort bien, mais je dois vous avertir qu’en cas de tromperie de votre part, mes robots sont bien assez nombreux pour raser ce palais et quelques bâtiments alentours.
   Se levant, le dieu de métal se contenta de répondre :
   - Je n’en doute pas. Mais il est inutile de s’attendre à la moindre fourberie venant de moi.
   Les deux créatures de métal s’éloignèrent. Le Maître déploya des griffes hors de ses paumes et entreprit d’escalader le mur la tête en bas pour atteindre la porte. De nombreux conseillers grimacèrent devant l’état du mur après cet exercice.

   Quand ils entrèrent dans la salle qui faisait office de quartiers à l’Imperator, le Maître fut pris de méfiance devant la machinerie et surtout devant le fait que Fane ne semblait pas se trouver là.
   - Est-ce une blague de mauvais goût ? Où est la personne que je désirais rencontrer ?
   Fane rigola devant la méfiance de son amie. A travers le filtre synthétique du casque, le rire sonna un peu comme un sinistre ricanement.
   - Avant de te la montrer, je dois m’assurer que tu es bien la personne à laquelle je pense. Quelle va être ta réaction quand j’enlèverai ce casque ?
Le Maître se détendit visiblement. Fane le soupçonna de sourire sous son casque quand il répondit :
   - Je suppose que je deviendrais folle ?
   - Bonne réponse.
   Et Fane activa la séquence de déshabillage. A la fin, elle se retrouva en pagne devant le Maître. Celui-ci appuya alors sur un bouton derrière son cou. Un sifflement se fit entendre, le casque partit vers l’avant, laissant cascader une longue chevelure noire. Fani sortit les bras de la combinaison, s’agrippa au col et, après un joli retournement, tomba sur ses pieds devant son amie, en combinaison effectivement noire et moulante.
   Les deux amies se jetèrent dessus et s’étreignirent joyeusement.
   - Oh, dis donc, ça faisait un sacré bail ! Tu as pris ton temps avant de revenir me voir.
   - Un peu, mais j’imagine que, comme moi, tu n’as pas vu le temps passer ?
   Fane sourit :
   - Effectivement. Au fait, impressionnants tes robots. D’où viennent-ils ?
   Fani s’autorisa un petit sourire fier.
   - Eh bien, crois moi si tu veux, mais c’est moi qui les ai fabriqués.
   - Tous ?
   - Non, bien sûr. Maintenant, ils se fabriquent à la chaîne. Mais c’est moi qui ai fait les plans et construit les premiers. Une fois que les prototypes sont devenus assez sophistiqués, je n’ai plus eu qu’à me focaliser sur les plans et la programmation. Ils se construisent tout seuls. Mais au fait, j’ai vu plein de créatures comme nous dans ta ville ! Des Ffs ! Où les as-tu trouvés ?
   Ce fut au tour de Fane d’afficher un petit sourire fier.
   - Je leur ai donné naissance ! Ou plus précisément, j’ai donné naissance aux premiers et ils se sont démerdés pour se reproduire par la suite.
   - C’est incroyable !
   - Pas plus que de créer des êtres d’acier.
   - Mais tu avais un mâle ?
   - Non. J’ai fait des recherches sur les méthodes de reproduction des autres espèces, et en tripotant à des trucs tellement petits qu’on ne les voit même pas, j’ai réussi à créer complètement l’embryon et à le placer dans mon ventre.
   - Et ils sont vraiment comme nous ?
   Le chef de l’Empire de Métal fit la grimace.
   - En fait, pas vraiment. Ils ne vivent pas plus longtemps que les singes et ne se régénèrent pas plus vite. J’ai découvert que notre immortalité n’était pas due à nous-même, mais à un corps étranger que nous avions dans le sang. J’ai essayé de le passer à d’autres Ffs, mais sans succès. J’ai abandonné pour l’instant.
   - Mais alors, tu as des mâles disponibles…
   Fane éclata de rire en comprenant où voulait en venir son amie.
   - Oui, ne t’en fais pas. Si tu restes un peu, je te trouverai ça facilement. Mais je te préviens, on a vite fait le tour.
   Un petit silence passa alors dans la conversation, et Fane repéra alors une lueur de doute chez son amie.
   - Qu’y a-t-il ? Tu n’as pas l’air si heureuse…
   - En fait… Je pensais que tu allais juste surveiller l’Empire de Métal. Je n'aurais pas cru que tu chercherais à le diriger.
   - Oh, si c’est ça qui t’inquiète ! Je ne dirige rien du tout, je laisse les conseillers se dépatouiller. Et de là où je suis, je ne peux pas mieux surveiller. Pourquoi ?
   - Il m’a semblé que tu te faisais passer pour un dieu…
   - Oh, c’est encore l’histoire des petites bestioles… C’était quoi leur nom déjà ?
   - Les Avans.
   - Oui. C’est encore l’histoire des Avans qui te préoccupe ? Depuis le temps… Et puis, il y a une différence entre se faire adorer comme un dieu et vraiment faire le dieu. De toute façon, avec tes robots, là, c’est un peu pareil. C’est un peuple que tu as créé et que tu manipules.
   - Ils ne sont pas vivants.
   Et soudain, ce fut le flash. Pourquoi maintenant ? Fane n’aurait pu le dire. Mais à cet instant soudain, s’imaginant Fani au milieu de tous ses robots dévoués, cette « armée » de robots, elle eut une révélation. Des souvenirs restés enfouis depuis des centaines de millions d’années resurgirent brutalement.
   Un Empire gigantesque recouvrant le monde. Une guerre sans fin. Un front où s’affrontaient véhicules et machines. Et loin au Nord…
   - C’est toi… C’est toi, n’est-ce pas ?
   Au visage glacial de Fani, elle devait aussi se douter de quelque chose.
   - C’est moi quoi ?
   - L’être dans l’armure. L’Imperator original. L’Ennemi…
   Le visage du Maître aurait pu être taillé dans la glace. Sa voix aurait donné froid au plus endurci.
   - C’est bien ce que je pensais. Tu es l’Imposteur !
   Les deux Ffs se regardèrent un très long moment. La colère se disputait à la stupeur. Toutes ces années… Cette éternité… Un long paragraphe ne suffirait pas à décrire tout ce qui leur passa par le crane, alors j’abrégerai.
   Finalement, Fane poussa un long soupir, puis prit la parole :
   - A ce moment précis, et bien que j’en meure d’envie, je sais que je suis incapable de te faire le moindre mal. Alors au nom des millénaires passés en ta compagnie, je vais te laisser partir. Mais sache que je ne te ferai plus jamais de cadeau. Il y aura une prochaine fois. Et à ce moment, je te tuerai.
   Fani aurait pu ajouter qu’elle pensait exactement la même chose, mais l’Imposteur le savait déjà. Aussi se contenta-t-elle de se hisser dans sa propre armure et de partir après un dernier regard où se mêlaient haine et tristesse.

   L’Imperator resta longtemps sur place à penser à ce qu’elle venait de découvrir. Son amie – sa seule amie - venait de se révéler être l’Imperator original, l’être qui avait créé deux empires pour son seul amusement et les avait fait combattre l’un contre l’autre. Qu’est-ce qui avait bien pu la pousser à faire ça ? Fane savait qu’elles possédaient les mêmes gênes, la même façon de réfléchir, pourtant, elle ne se voyait pas transformer le monde en un gigantesque champ de bataille pour son plaisir personnel.
   Ou plutôt, si. Quelques cycles plus tôt, il lui aurait suffi qu’on lui suggère cette idée pour qu’elle se soit lancée dedans, rien que pour se distraire. Elle considérait alors les autres créatures comme des êtres inférieurs, des jouets. Aujourd’hui, cependant, elle venait de se rappeler d’où lui venait sa haine contre l’Imperator : il avait détruit son village, puis tué Fant, le mâle qu’elle aimait alors.
   Oui, Fani était comme elle. C’était une immortelle qui, pour passer le temps, avait joué avec les civilisations existantes. Et elle en avait voulu à celle qui avait pris sa place à la tête de l’un de ses deux empires. Et dire qu’elle lui avait donné des leçons comme quoi il ne fallait pas jouer à dieu ! Il fallait que ça cesse. Fane tuerait son double et se tuerait après. Voilà le but qu’elle se souvenait maintenant avoir poursuivi presque toute sa vie.
   Et soudain, elle se rappela qu’elle venait de laisser partir l’Ennemi. Si jamais Fani avait le temps de créer une armée et de s’organiser, le monde était reparti pour une guerre éternelle. Sans hésiter davantage, l’Imperator sauta dans son armure et couru avertir ses conseillers du danger.
   Cinq metal-fly furent envoyés aux trousses du Maître, pendant que l’Empire de Métal commençait à se préparer pour la guerre qui ne manquerait d’éclater si les éclaireurs ne parvenaient pas à tuer Fani.

   Sans surprise, dix robots vinrent attaquer le palais peu de temps après. Bien qu’ils furent tous détruits, on constata que Fani n’avait pas menti sur leurs capacités. Même sans armes, ils étaient si résistants et si puissants qu’ils causèrent des dégâts catastrophiques.
   On ne revit jamais l’équipe envoyée pour tuer l’Ennemi. L’Imperator donna alors ses directives à ses conseillers :
   - Je sais que d’habitude, je vous laisse faire, mais nous avons ici un problème bien plus grave que tout ce que l’Empire a jamais affronté. Alors je prends les commandes.
   Personne ne songea à exprimer la moindre objection.
   - Avec l’infanterie et les metal-fly seuls, nous n’avons aucune chance. Je sais par expérience que nous aurons besoin de véhicules. Le pistolaser développé pour mon armure doit être fabriqué à la chaine. Tous les soldats doivent savoir les utiliser. Faites fabriquer des usines, recrutez des chercheurs pour améliorer sans cesse nos armements. Nous aurons aussi besoin de davantage de main d’œuvre. Il existe de nombreux villages sauvages dans les montagnes et dans la jungle. Embrigadez-les !
   Plusieurs conseillers pâlirent devant l’ampleur de la tache à accomplir. L’un d’eux demanda :
   - Si vous voulez plus de véhicules, il nous faudra énormément de fer. Nous sommes situés sur une veine, mais si nous devons nous étendre, nous allons très vite en manquer.
   - Autrefois, j’ai possédé un empire semblable entièrement constitué de métal. Vos ancêtres ont trouvé des vestiges et ont décidé de créer leur propre empire. Il est temps que celui-ci arrive enfin à la hauteur de son modèle. Ce monde renferme toujours les restes de mon ancien empire. Tous ces restes sont en métal. Faites des fouilles et vous trouverez ce dont vous avez besoin pour continuer les travaux. Plus vite nous nous agrandirons et plus il sera facile de s’agrandir d’avantage.
   Devant un tel savoir, les ingénieurs s’inclinèrent et partirent aussitôt préparer la résurrection de l’Empire Métallique. Cinq jours plus tard, les premiers robots commençaient leur attaque.

   Après deux cycles d’escarmouches ici et là, un vrai front commença à prendre forme sous les yeux horrifiés de l’Imperator. Les quelques flottements du début étaient passés. Le front inaltérable était de retour et il durerait probablement au moins aussi longtemps que le précédent. Il ne faudrait que quelques millénaires avant qu’il ne fasse le tour du monde.
   Repensant aux tous premiers jours de son règne en temps qu’Imperator, Fane se rendit compte avec horreur que la situation était absolument la même plusieurs milliards d’années après. Il s’était écoulé une éternité entre deux, et malgré tout ce qui s’était passé, la situation n’avait pas changé d’un pouce. L’Ennemi recommençait à tenter de détruire l’Empire et l’Imperator allait devoir continuer de conquérir village après village, utilisant leurs populations à ses propres fins.
   C’était insupportable. Probablement deviendrait-elle folle, mais même si elle devait vivre encore dix fois ce qu’elle avait déjà vécu, elle détruirait son double.

   Elle se détruirait.


Et la prochaine fois, vous aurez droit au dernier épisode
de l’Histoire de l’Empire Métallique :
La Chute de l’Imperator
(mais lequel ?)










*greygoo :
Ce mot n'a aucune valeur scientifique alors évitez de le recaser dans vos conversations en voulant faire bien. Il est tiré d'une œuvre de science-fiction que j'apprécie tout particulièrement. Inutile d'aller chercher plus loin.

**parthéno-truc : Google is your friend.